Publié le 25.11.2019 – Repris le 30.01.2020
A force d’être citée, commentée, objet de critique mal- ou bienveillante, en France ou à l’étranger, l’oeuvre de Maurras ne cesse pas d’être performative, car le monde politique lui-même malgré qu’il en ait a intégré lui aussi bon nombre des concepts mis en lumière jadis par Maurras et toujours prégnants.
Le dernier exemple de cette influence intacte nous vient – en anglais – du Canada sous la forme d’un long article publié sur le site First Things qui se présente comme le journal américain le plus influent en matière religieuse et politique sur les faits importants du moment. Il s’agit en l’occurrence d’une recension développée et plutôt enthousiaste de l’anthologie maurrassienne publiée en 2018 dans la collection Bouquins sous la direction de Martin Motte, universitaire dont la superbe réussite éditoriale est saluée, avec – est-il précisé – une préface détaillée de Jean-Christophe Buisson, écrivain et directeur de la rédaction du Figaro magazine. L’auteur de l’article-fleuve de First Things se nomme Nathan Pinkoski.
Nous ne nous en tirerons pas par un commentaire indigent se contentant de reprendre la conclusion de notre auteur : il faut lire Maurras. Certes …
Mais nous ne pouvons pas non plus reprendre cet article point par point car il s’agit d’un tour d’horizon foisonnant et riche quoique inégal des différents domaines de la pensée maurrassienne et des grandes étapes de l’action de Maurras à travers l’histoire du XXe siècle. C’est parfois exactement et subtilement vu, parfois simplement repris de la doxa sans examen ni esprit critique. Par exemple, sur la conception organique des sociétés, de Maurras, Nathan Pinkoski, singulièrement perspicace, est, selon nous, plus maurrassien que Zemmour incorrigiblement jacobin. Sur les points d’Histoire, Nathan Pinkoski aligné sur la doxa est faible quand Zemmour a tout compris de Maurras et le défend avec un courage qui force l’admiration.
Bref, pour évoquer Maurras on aurait pu craindre d’un article reçu d’outre-atlantique qu’il verse dans les simplismes, malveillants ceux-là, de l’ouvrage de l’Américain (E.U) Eugen Weber (L’Action française, paru dans les années 60 autour du centenaire de Maurras) dont Boutang disait qu’il avait été le plus stupide des commentateurs de Maurras.
Avec Nathan Pinkoski, nous en sommes loin, ses analyses, même lorsqu’elles sont par trop simplifiées, sont toujours intéressantes.
Dans ses ultimes paragraphes, l’article batifole un peu ; l’auteur y répand quelques propos qui semblent assez hors-sujet et pourraient tenir de certaines des préoccupations présentes du monde anglo-saxon nord-américain.
Mais peu importe. L’article à tous les sens du terme est sympathique. Les vieux maurrassiens commenteront. Les jeunes y trouveront un aliment de qualité. Et comme toujours après avoir lu le commentaire mieux vaut encore et toujours retourner au texte. JSF
L’avenir de l’intelligence et autres textes
de Charles Maurras
édité par Martin Motte
Bouquins, 1,280 pages, €32,00
TEXTE ANGLAIS DE L’ARTICLE
« La revanche de Maurras »
Par Nathan Pinkoski
Traduit de l’anglais par Marc Vergier
Chaque année, le Ministère français de la Culture publie un livret officiel recensant les anniversaires importants ainsi que les événements et les biographies associés.
Dressée par un collège d’historiens, approuvée par le Ministère, cette liste mêle victoires et échecs, gloires et célébrités, sur le seul critère de leur importance historique.
Pour 2018, le 150ème anniversaire de sa naissance justifiait la mention de Charles Maurras. Des protestations s’ensuivirent. Les historiens firent vainement valoir que la commémoration ne valait pas célébration. Le Ministère, cédant aux pressions, rappela le livret et le fit réimprimer, le nom de Maurras effacé de l’histoire officielle.
Cette même année parut une nouvelle anthologie des œuvres de Maurras, la première depuis 2002. Celle-ci fit aussi scandale, les critiques dénonçant « le retour d’une icône fasciste ».
Une telle publication enfreint le consensus post-1945 et l’histoire officielle du 20ème siècle. Il semble pourtant que l’étude de Maurras soit justifiée. Son importance historique est indéniable. Journaliste politique, essayiste et poète actif pendant plus de soixante ans, il fut largement lu et exerça une énorme influence.
Charles Péguy, Marcel Proust, André Malraux vantèrent son talent. Leur dette intellectuelle envers Maurras fut reconnue, entre autres, par les philosophes Louis Althusser, Pierre Boutang, Jacques Lacan, Jacques Maritain et Gustave Thibon, les romanciers Georges Bernanos, Michel Déon, Jacques Laurent et Roger Nimier. Le président Georges Pompidou, conservateur pragmatique des années 1970, voyait en Maurras un prophète du monde moderne. T. S. Eliot, lecteur de Maurras des années durant, déclara que Maurras l’avait ramené au christianisme. Il le qualifia « une sorte de Virgile qui nous conduisit aux portes du temple ».
L’histoire « officielle » du 20ème siècle choisit bizarrement les penseurs scandaleux. Sans réserve, elle reconnaît le génie de Marx et vante les mérites des mouvements marxistes , passant sous silence leurs côtés moins reluisants. Notre compréhension du 20ème siècle en est sérieusement faussée, comme pour empêcher les lecteurs d’aujourd’hui, selon la préface de cette nouvelle anthologie, de ressentir une « familiarité troublante » avec la situation analysée par Maurras.
Le maître d’œuvre de cette anthologie, Martin Motte, un spécialiste d’histoire militaire, démontre que Maurras n’était pas un fasciste. Avec beaucoup d’intellectuels de l’entre-deux guerres, il apprécia Mussolini tout en réprouvant sa théorie fasciste d’un état dominateur de toute la vie civique et sociale. Dans les années trente, Maurras dénonça chez Hitler « sa philosophie abracadabrante de la Race et du Sang ». S’opposant au Nazisme, il enseigna que le conflit des races n’était «ni le nerf ni la clef de l’Histoire». Il multiplia les appels au réarmement de la France face à la menace allemande. les Fascistes le combattirent, brocardant l’Action française, mouvement que Maurras dirigeait, en « Inaction Française » en raison de son refus de la violence révolutionnaire. Maurras fut un maître pour de nombreux mouvements politiques. Le fascisme n’en faisait pas partie.
Sourd très jeune, limité dans ses contacts, Maurras se consacra à la lecture et l’écriture. Il atteignit l’âge adulte au moment où la France semblait « à la fin de l’histoire ». Le républicanisme avait vaincu tous ses adversaires. La Troisième République, née après l’invasion prussienne de 1870 et l’effondrement du Second Empire, prétendait mettre fin aux batailles idéologiques du passé et rassembler les Français sur un projet commun. Elle dominait la politique, le droit et la culture. Maurras voua sa vie à démontrer la fausseté de cette prétention républicaine à la « fin de l’histoire ». La large victoire de la République faisait d’elle le « pays légal » mais pas le « pays réel ». Au nom de la « vraie France », Maurras défendit l’idée que le régime républicain et son idéologie affaiblissaient la nation en dressant les Français les uns contre les autres. La République, de plus, soumettait la France aux puissances étrangères. Maurras lui opposa le projet d’un nationalisme intégral qui garantirait son indépendance. L’Action Française se consacrera au développement de cette idée.
Ni les textes réunis dans cette anthologie, ni la préface très détaillée de Jean-Christophe Buisson, ni les superbes présentations de Martin Motte ne visent à idéaliser la pensée politique de Maurras. Ses erreurs les plus notables sont franchement exposées. L’antisémitisme avait, au dix-neuvième siècle, acquis une force politique considérable, visible dans les écrits de nombreux penseurs importants. « Nous percevons dans le judaïsme… un élément anti-social universel… Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son dieu profane ? L’argent. Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même ». [1] Ces propos sont de Marx, pas de Maurras, mais Maurras s’exprima dans une veine similaire. Comme le nationalisme, l’antisémitisme politique naquit à gauche avant d’être partagé à droite. L’antisémitisme de gauche voyait le Juif comme l’authentique capitaliste ; la droite l’imaginait plutôt antipatriote, agent d’influence politique au service de puissances étrangères.
La droite vit dans l’affaire Dreyfus la réalisation de ses pires craintes : un officier juif de l’Armée Française convaincu d’espionnage au profit des Allemands. La gauche exploita cette affaire, non pour défendre Dreyfus, mais pour humilier l’armée. C’est dans ce contexte que Maurras écrivit : « Si Dreyfus est innocent, qu’on le nomme Maréchal de France et qu’on fusille ses dix partisans les plus acharnés ». Dreyfus, naturellement, finit par être innocenté. Au lieu de se limiter à la seule question importante, coupable ou innocent, Maurras se servit du cas Dreyfus pour attaquer la République et ses partisans Juifs. Son antisémitisme visait à réduire l’influence politique juive. Tel était, typiquement, l’antisémitisme français du dix-neuvième siècle, très éloigné de la guerre raciale et de la purification incarnées par Hitler. Aujourd’hui, pourtant, après la Shoah, ces distinctions pèsent peu. Maurras est inexcusable.
Le soutien de Maurras à Vichy ne peut, non plus, être excusé. Il a constamment argué que la Troisième République était un régime vicié, condamné à disparaître devant la menace allemande. Sa prophétie se réalisa en 1940, alors qu’il était âgé. Après la défaite, il accorda, comme la plupart des Français et de la classe politique, de droite et de gauche, sa confiance au héros de Verdun, le Maréchal Pétain, pour diriger un nouveau régime. Comme beaucoup il imaginait Pétain reconstruisant la France et vengeant la défaite de 1940 ; mais, plus sourd que jamais, son imagination l’égara. En défendant Vichy il se condamnait selon ses propres lois, approuvant un régime qui aliénait son indépendance à une puissance étrangère. De Gaulle, refusant Vichy, fut plus maurrassien que Maurras.
Maurras fut agnostique presque toute sa vie. Cela eut des conséquences. Il était fasciné par le projet positiviste d’Auguste Comte qui donnait un rôle central au culte, celui d’une nouvelle religion de l’humanité. Maurras ne voyait pas l’intérêt d’un nouveau culte; l’ancien, proprement éclairé, convenait. Il n’embrassa pas les préjugés anti-chrétiens fréquents dans les mouvements sécularistes. Il n’était pas anticlérical ou anti-religieux à la manière de la gauche. Il manquait, cependant, à l’Action Française, selon les mots de Bernanos, une « vie intérieure ». Au pire, Maurras, de façon plus insidieuse, instrumentalisa le catholicisme à des fins politiques. Cette évolution de sa pensée ajoutée à l’influence qu’il exerçait sur la jeunesse française, convainquit le Pape Pie XI de le condamner, ainsi que l’Action Française, en 1926. Faisant un usage extraordinaire et contesté de son pouvoir disciplinaire, il interdit aux Catholiques, sous peine d’excommunication, la lecture de Maurras et du journal l’Action Française. Maurras l’agnostique n’en fut point troublé ; les catholiques parmi ses partisans, si ; plusieurs, parmi les plus éminents s’éloignèrent, Bernanos et Maritain notamment. Quand, en 1939, l’interdiction fut levée les Catholiques avaient évolué.
La pensée de Maurras reposait sur une série d’oppositions. D’abord, pour la contre-révolution et contre la révolution. Assez favorable à la tradition orléaniste, il appréciait l’égalité civique et la fin des privilèges aristocratiques. Mais la Révolution Française, essentiellement inspirée par l’idéal individualiste, sacralisait tout changement politique et social. Cet individualisme était au fondement des grandes idéologies nées de la Révolution : le socialisme et le libéralisme. Leur individualisme s’opposait à la conception organique de la société prônée par la droite au dix-neuvième siècle. Selon Maurras, l’individualisme de la gauche attaquait toutes les hiérarchies sociales; celui des libéraux justifiait les élites ignorantes de leurs obligations sociales envers le peuple. La liberté était le but des transformations sociales et institutionnelles prônées par ces deux idéologies ; mais l’individualisme, cherchant à libérer les individus de leurs rôles sociaux, amputait leur liberté.
Pour Maurras une authentique contre-révolution ne nécessitait aucun changement violent, social ou politique. Elle demandait une façon de penser susceptible de dissiper les passions révolutionnaires. Ainsi, il en arrivait à une seconde opposition : pour le classicisme, contre le romantisme. A son époque, la droite admirait les romantiques du dix-neuvième siècle, souvent des conservateurs nostalgiques de l’unité de l’ancien régime. Maurras pensait que la droite s’était trompée de champions. Le romantisme, prisonnier de l’individualisme et du passé ne concevait la France post révolutionnaire de son époque que vouée à la médiocrité. Seules quelque âmes d’élite pouvaient voir au-delà de la catastrophe. La nostalgie interdisait aux romantiques de distinguer ce qui, du passé, était transmissible, fécond et éternel ; ils se complaisaient dans la désespérance. Pour y échapper, Maurras proposait de redécouvrir le classicisme. Celui-ci ambitionnait de découvrir l’ordre rationnel existant dans la nature et le réel, y compris en politique. Le classicisme imposait une discipline intellectuelle ; pour l’homme d’État, il signifiait la recherche de l’ordre juste et la renonciation à l’hubris, aux rêves irréalisables. Comme son nom le suggère, le classicisme cherchait chez les Grecs et les Romains leurs meilleurs modèles applicables. Son triomphe avait été le Grand siècle, synthétisant le meilleur du monde antique et de la France moderne. On pouvait encore y réussir au vingtième siècle. Maurras concluait: «en politique, le désespoir est une sottise absolue».
L’ordre dont avait besoin la France résulterait, selon Maurras d’un système de pensée contraire aux idées de l’ » anarchie cosmopolite ». L’idée socialiste de lutte des classes perpétuelle montait les classes les unes contre les autres. L’idée républicaine du parlementarisme opposait les partis politiques. L’idée libérale mettait les intérêts bourgeois au-dessus de tous les autres, causant « plus de mal que les bombes des anarchistes » [2]. Ces idées livraient à d’autres le gouvernement de la France, la privant de son indépendance. Contre l’anarchie cosmopolite, Maurras proposa son contraire : le nationalisme intégral.
Pour Maurras, l’opposition nationalisme-cosmopolitisme et le choix du nationalisme ont une évidence quasi mathématique. L’individualisme est erroné ; l’homme n’a pas de besoin plus grand que de vivre en société ; parmi les multiples formes de société, la nation est la plus complète, la plus stable et la plus riche. Sans nations « nous devons craindre le recul de la civilisation ». Le nationalisme est donc une nécessité rationnelle. Maurras concevait le nationalisme comme appliquant au présent le meilleur du passé d’une nation, de façon à en assurer la survie. Il soutenait que l’Eglise défend les nations et promeut leur bienveillance réciproque à l’opposé du socialisme qui entend les détruire. Plaisantant il disait que l’Eglise était « la seule Internationale qui tienne ».
La nation française, selon Maurras, était le produit de son histoire. « Dix siècles de collaboration graduelle » avaient rapproché les Français, créant entre eux un lien amical. Cette amitié, en retour, avait formé un héritage transmis de génération en génération. Insistant sur l’idée que cet héritage commun devait guider la nation en s’inspirant des réussites du passé, il niait que la nation soit « un phénomène de race ». La nation française, selon lui, était une fédération de nombreuses races et nombreux peuples, chacun avec son héritage culturel et linguistique respectable et digne d’être préservé (le jeune Maurras écrivait en provençal). Dans un certain sens, il tenait que la diversité de la France faisait sa force.
Pour bâtir la grande nation rêvée par les Jacobins pendant la Révolution, la Troisième République s’employait à détruire la diversité de la France. les Républicains voyaient les provinces comme foyers de conservatisme politique et cherchaient à les fondre dans une conformité idéologique. Par l’instruction publique, ils combattaient les traditions locales et les écoles religieuses. Par la mise au pas bureaucratique, ils éliminaient des administrations locales leurs figures dissidentes. Par la centralisation, ils réduisaient la capacité des provinces à se gouverner.
En dépit de ces tactiques autoritaires, l’état républicain était faible. Le jeu parlementaire donnait naissance à des coalitions éphémères et à la valse des ministres, rendant impossible la poursuite de grands desseins stratégiques. Dans ces conditions, la diversité de la France devenait source de division, accroissait les tendances centrifuges et le risque de guerre civile.
Maurras lança un défi fondamental à la conception républicaine de l’Etat et de sa vocation : les institutions républicaines ont échoué parce que la République est le régime qui divise le plus et qui organise l’exploitation du pays ainsi divisé. « L’action Française appelle tous les bons citoyens à lutter contre la République ».
Maurras opposa à la République un idéal différent et audacieux : la Monarchie. « Sans roi, il n’y a ni puissance nationale ni garantie pour l’indépendance nationale ». Il ne s’agissait pas d’une monarchie absolue. Celle-ci était, dans une large mesure, une invention républicaine ; les derniers rois Bourbon durent lutter contre les parlements locaux. L’Etat idéal de Maurras était fédéraliste. Le gouvernement national serait assuré par une puissante monarchie héréditaire. Ses pouvoirs, cependant, seraient limités par les droits et libertés régionaux. Contrairement au régime républicain, les villes, les provinces et les corps constitués seraient « complètement libres ». Un tel régime respecterait la diversité française tout en maîtrisant ses forces centrifuges.
Face à l’opposition république-monarchie, l’argument de Maurras le plus important était l’idée que la monarchie règlerait le problème géopolitique de la France. Il discernait dans l’histoire politique française un lien étroit entre politique extérieure et stabilité intérieure. La politique étrangère était le terrain où la France pouvait s’illustrer ou se défaire. Une politique étrangère forte réunissait le peuple et élevait son estime de soi. Une politique étrangère hésitante fracturait la nation, menaçait son existence et précipitait la guerre civile. A ce sujet, une autre opposition maurrassienne entrait en jeu : le particularisme nationaliste opposé à l’universalisme impérialiste. Maurras considérait la géopolitique moderne intrinsèquement instable, balançant entre l’impérialisme des super-puissances et les tentations nationalistes croissantes des plus petits peuples. La France était exposée au risque d’une domination extérieure soit par invasion, soit par intervention dans le jeu des factions au gouvernement. C’était une erreur de penser que la France pouvait être à la tête d’un empire ; elle devait se regarder comme une nation.
Dans Kiel et Tanger, texte que Pompidou louait comme prophétique, Maurras détaillait les échecs extérieurs de la Troisième République. Elle avait choisi le mauvais parti, l’impérialisme plutôt que le nationalisme. Grisée par ses conquêtes coloniales en Afrique et en Extrême-Orient, elle avait laissé la maîtrise de sa politique extérieure à d’autres puissances, avec pour résultat son échec à unir la nation face à la menace allemande. La Troisième République avait survécu dans la première guerre mondiale en renonçant pratiquement au républicanisme au profit d’un Etat d’urgence. C’est en 1940 qu’elle succomba.
Maurras montrait l’opposition entre l’histoire chaotique de la France moderne et sa longue stabilité sous la monarchie : envahie en 1792, 1793, 1814, 1815, 1870, 1914, 1940, chaque fois sous un régime non monarchique. L’indépendance de la France, sa protection contre la domination étrangère et l’invasion justifiaient, pour Maurras, de recouvrer l’éternel sens de l’Etat des Rois de France.
Incorporant l’esprit classique dans le gouvernement, la monarchie reconnaissait les nations comme composants permanents de l’ordre naturel du monde. Son titre de « Roi de France » limitait le monarque à un territoire particulier et lui confiait le soin exclusif de la nation occupant ce territoire. Les autres nations étaient l’affaire d’autres souverains. La Monarchie, selon Maurras, favorisait la retenue et le respect des nations, chez soi et à l’étranger. Prenant la tête d’alliances de petites nations, les rois de France avaient empêché la formation de super-puissances universalistes. La Monarchie cherchait, par l’équilibre des forces entre les nations, à préserver leur liberté et non à les conquérir ou éliminer.
Sous la Monarchie française, la politique extérieure était la tâche principale de l’Etat. Celle-ci devait bénéficier au peuple français. Elle n’utilisait pas l’armée française comme ce « soldat de l’idéal » que les républicains en avaient fait. Elle favorisait l’estime de soi et l’unité des Français. Pour Maurras, le Royalisme satisfaisait à tous les postulats du nationalisme. La Monarchie représentait la meilleure façon de bâtir un pouvoir capable de protéger la France contre ses ennemis, résister aux super-puissances et unir la nation. Elle l’avait fait pendant des siècles, elle pouvait encore le faire. En un mot, le nationalisme signifiait royalisme.
Les idées de Maurras peuvent paraître fantasques à qui est formé dans l’histoire officielle du 20ème siècle. Il convient donc de les mettre en regard de trois conceptions politiques plus familières : gauche, libérale et conservatrice. Comme la gauche, Maurras alimentait les critiques antibourgeoises de la République et de la société française, centrées sur l’économie politique. Mais il contestait son analyse de la réalité du pouvoir économique. La gauche décrivait une lutte entre les détenteurs du capital et les travailleurs. Maurras arguait que la gauche s’appuyait sur son propre capital révolutionnaire et y trouvaient le courage de poursuivre ses fins. La lutte des classes était une appellation trompeuse. La lutte réelle se produisait entre deux sortes de capital : le capital conservateur et celui que nous appellerions « woke » [3] , c’est-à-dire agile et opportuniste. Plutôt que l’abolition du capital, Maurras proposait d’encourager, y compris par la représentation politique, les mouvements de capital vers les activités et objectifs traditionnels. En renforçant, par exemple, les pouvoirs des provinces et de leurs corps intermédiaires propres ; en contenant, aussi le pouvoir des firmes trans-nationales, qu’elles soient indifférentes à la Nation française ou susceptibles de modifier leurs allégeances.
Le nationalisme intégral et le libéralisme mettent, tous deux, la théorie des relations internationales au centre de leurs apologies (remarquons la facilité avec laquelle les plaidoyers en faveur du libéralisme se transforment en plaidoyers pour « l’ordre mondial libéral »). Mais les questions qui les occupent sont différentes. La théorie libérale des relations internationales postule la séparation rigoureuse entre la politique extérieure et les affaires intérieures. Le néo-réalisme, lui-même, qui partage certaines des vues de Maurras sur l’instabilité des relations internationales, se refuse à abandonner ce postulat. Ainsi, les élites US, formées selon cette théorie, ont l’habitude d’ignorer des questions telles : quelles conséquences a eu la politique extérieure des deux récentes décennies sur les institutions des USA et sur l’estime d’eux-mêmes des citoyens US ? Le nationalisme intégral, au contraire, considère cette question primordiale.
Les conservateurs, de plus en plus nombreux, critiquent l’impérialisme et favorisent le nationalisme mais cette opposition recèle des obscurités. Le nationalisme lui-même peut évoluer en impérialisme. Maurras éclaire l’opposition en associant le nationalisme et la nature du régime concerné. Pour lui, la monarchie liait par principe le nationalisme et la souveraineté de la France, se gardant par-là de la tentation impérialiste. D’autres régimes n’y échappèrent pas. La démocratie, par exemple est une idéologie universaliste ; elle doit se répandre. C’est ainsi que les régimes bâtis sous Napoléon Ier et Napoléon III, s’inspirant de cette idéologie, furent expansionnistes. Cette idéologie se retourna contre la France. Les deux Napoléon favorisèrent la création de régimes qui envahirent la France en 1814 et 1870. Pour éviter de tels désastres, le nationalisme ne suffit pas. Les Nations doivent découvrir dans leurs histoires les régimes qui encouragent le particularisme plutôt que l’universalisme, empêchant ainsi l’impérialisme suicidaire.
Le Maurrassisme était une doctrine pour intellectuels. Il exigeait la connaissance de vastes pans de l’histoire de la France, de sa politique et sa philosophie. Son succès fut le changement du regard des Français sur ces questions. Il contesta l’histoire triomphaliste de la Troisième République et exposa ses défauts les plus sérieux. Mieux, il proposa une défense de l’ancien régime, très moderne et bien fondée sociologiquement. Sous sa plume, ces idées et institutions apparemment désuètes prirent une actualité, une urgence même. Pourtant, peut-être en raison de sa hauteur de vue, sa doctrine politique échoua à inspirer un mouvement unifié. Dans les années 1930, alors que son fondateur vieillissait, le maurrassisme donna naissance à quatre mouvements politiques séparés.
Le premier, associé au régime de Vichy, fêta la fin de la Troisième République. En dépit de l’opposition de Maurras aux passions révolutionnaires, il approuva le slogan de Révolution Nationale adopté par le gouvernement de Vichy. En 1940, celui-ci appliqua l’ » antisémitisme d’état » prôné par Maurras, privant les Juifs d’accès aux fonctions gouvernementales et restreignant leurs activités publiques. La politique de collaboration adoptée par le gouvernement de Vichy se traduisit par une participation plus active aux projets génocidaires des Nazis, le frappant d’infamie pour la postérité. Après la guerre, ces maurrassiens clamèrent que la collaboration avait épargné à la France de sort de la Pologne. Peu nombreux, mais très influents après la guerre, ils soutinrent de Gaulle dans les années 1950 avant de le honnir pour avoir mis fin à l’empire colonial français et abandonné l’Algérie Française. Raymond Aron fit alors remarquer à quel point ces pro-impérialistes pro-Vichy s’éloignaient du maurrassisme : « Les Rois de France n’auraient jamais eu l’idée de faire de musulmans les sujets de sa Majesté très Chrétienne ! ».
Le second mouvement, dont Jacques Maritain pourrait être le représentant, s’intitula Démocratie Chrétienne. Maritain avait approuvé la condamnation de l’Action française par le Vatican. Avec Maurras, les démocrates-chrétiens pensaient que les problèmes politiques de la France pouvaient être résolus en s’inspirant du meilleur d’avant 1789. Avec Maurras, ils tenaient que l’idéologie individualiste amputait la liberté individuelle. Mais, à rebours de Maurras, ils cherchaient à établir la primauté du spirituel sur le politique. La primauté spirituelle ne signifiait pas la monarchie mais la modération politique représentée par la démocratie libérale. Le meilleur d’avant 1789 n’était pas la monarchie mais les écrits du Docteur Angélique de Paris qui (réinterprétés) défendaient la politique démocratique. Rejetant l’interprétation purement historique de Maurras et ses conclusions politiques, la Démocratie Chrétienne est un pur exemple de la révolte contre le père. Pourtant son destin ressemble à celui de l’Action Française. C’était un mouvement intellectuel plus que politique.
Le troisième mouvement fut étonnamment fidèle à Maurras. Dans Catholicisme et Démocratie, Émile Perreau-Saussine observa que le Marxisme Chrétien était «sinon le fils spirituel de Maurras, du moins son fils prodigue». Les prêtres-ouvriers des années 1940 et 1950 avaient, dans leur jeunesse, retenu de l’Action Française la critique du libéralisme, de la bourgeoisie et de la démocratie. L’opposition pays légal-pays réel de Maurras renaquit en démocratie formelle (considérée fausse) contre démocratie réelle. La première, celle de la majorité silencieuse, la seconde, celle, authentiquement participative, des mouvements radicaux. Les journaux maurrassiens, tel Jeunesse de l’Église, en vinrent, en moins de 10 ans, à déclarer le « marxisme comme la philosophie immanente du travailleur ». Là encore, le Marxisme Chrétien s’éloigna de Maurras quant à son projet pour l’avenir : il s’abandonna à la passion révolutionnaire que Maurras refusait.
Le quatrième mouvement fut encore plus original. A l’opposé de Maurras, le Général de Gaulle se satisfit du républicanisme et de la démocratie. En fondant la Cinquième République, il imprima sur l’état la marque du maurrassisme. Sa constitution renforçait le pouvoir exécutif au point d’en faire une royauté sans le nom, diminuant ainsi le poids de la politique parlementaire. Sa façon de gouverner était d’inspiration classique (il vantait explicitement le classicisme de Maurras). Il accorda la priorité à la politique – particulièrement la politique étrangère – et exalta l’indépendance nationale dans un monde où , selon lui, les idéologies étaient moins importantes que la concurrence économique. Gouvernant, au nom de la France réelle, avec une hauteur quasi-monarchique, il exhorta les Français à dépasser leurs divisions, au nom de l’unité nationale. Si sa réforme constitutionnelle de 1969 n’avait pas échoué, il aurait laissé la France plus décentralisée, comme la voulait Maurras. C’est ainsi que de Gaulle, retiré de la politique, déclara que son plus grand regret était de n’avoir pu restaurer la monarchie. Dans un article du milieu des années 1960 qui fit beaucoup de bruit, Raymond Aron observa que le Gaullisme était la revanche du maurrassisme.
Tous ces mouvements, les apologistes de Vichy, les Chrétiens-Démocrates, les Chrétiens-Marxistes, les gaullistes, avaient leurs insuffisances. L’apologie de Vichy reposait sur des contrefaçons suspectes. La Démocratie Chrétienne finit par abandonner la primauté du spirituel et changea sa modération politique en « fanatisme du centre ». Le Marxisme Chrétien engloutit son christianisme. le Gaullisme fut détourné après la disparition de son fondateur. Pour comprendre la complexité, les forces et les faiblesses de tous ces mouvements politiques, sans parler de la « troublante familiarité » de leurs préoccupations, il faut comprendre leurs origines. Il faut lire Maurras. ■
Notes du traducteur
1. Traduction prise de l’article « Sur la question juive » du Wikipédia français. L’article en anglais éclaire cette émancipation, citant le propos de Marx selon lequel l’esprit pratique des Juifs est devenu l’esprit pratique des Chrétiens ; d’où la phrase finale de Zur Judenfrage « Die gesellschaftliche Emanzipation des Juden ist die Emanzipation der Gesellschaft vom Judentum ».
2. L’auteur utilise le terme anglais «libertins» signifiant, comme en français, libre penseur ou débauché, en aucun cas poseur de bombe, d’où la traduction « anarchistes ».
[3] Terme en vogue signifiant, plus ou moins, agile, opportuniste, mais surtout, sensible à l’injustice sociale.
Nathan Pinkoski est assistant de recherche « post-doc » au St. Michael’s College de l’Université de Toronto.
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
Une hauteur de vue qui pourrait bien nous servir d’exemple en .. France.
Nul n’est prophète dans son pays, l’article de Nathan PINKOWSKI le prouve encore, comme les écrits du Pr Américain MILLER l’an dernier.
La plupart des hommes politiques a lu MAURRAS et feint de l’ignorer. Très peu ont lu MARX mais affirment le connaît(e
On ne réécrit pas l’histoire, mais pourquoi MAURRAS n’a t-il pas rejoint Alger en Novembre 1942, suite à l’ invasion de la zone libre, après le débarquement américain au MAROC????????????????????
Né après la seconde guerre mondiale, baby boomer tourné vers un avenir, croyais-je, de progrès, de confort et d’expansion économique, je suis guère familier de Charles Maurras, dont mon éducation scolaire républicaine, m’a dispensé ou privé de faire l’étude, en me donnant la vague impression que Maurras appartenait au monde d’hier, un univers disparu dans les destructions gigantesques occasionnée par le nazisme d’un côté et le communisme de l’autre.
Pour l’ignorant que je suis, l’article de Nathan Pinkoski m’aide à comprendre la pensée politique de Charles Maurras en condensé, dans ses forces et sa faiblesse jamais pardonnée, cet antisémitisme d’état qui, constamment mis en avant par ses adversaires suffit toujours à le condamner dans le débat public.
Pourtant, il y a certainement beaucoup de choses intéressantes à découvrir et étudier dans l’œuvre de Maurras pour envisager l’avenir.
L’observation que les hommes politiques ont pu lire Charles Maurras mais feindre de ne pas le connaitre parait bien avisée : après tout , ce sont , pour la plupart , des anciens de Sciences – Politiques , de l’ ENA , des diplômés de l’ enseignement supérieur ( avant l’abaissement de niveau dont on peut observer les ravages dans l’ équipe de » bras cassés » Macrons mais aussi parmi la fausse opposition LR ) gens vraisemblablement plus cultivés qu’ils ne veulent le montrer ( Melanchon est un bel exemple ) mais , c’est à ne pas dire pour éviter procès en sorcellerie ; autre avantage , faire passer une image partielle et partiale – au moins » décontextualisée » – de cet écrivain .
» Donnez – moi une phrase de n’ importe – qui et je me charge de le faire pendre » Fouquier -Tinville.
Le texte que nous attendions depuis longtemps mais écrit par un des nôtres. Dommage que cet exercice (remarquable) de synthèse vienne d’ailleurs.