En ce mois qui marque la fin de la Première Guerre Mondiale avec ses commémorations du « 11 Novembre », la chaîne publique a proposé, en quatre épisodes, une adaptation du roman de Tolstoï, assez réussie et assez fidèle (autant que cela est possible, vu l’épaisseur du livre, à tous les sens du terme….): on est passé ainsi, pour ainsi dire, d’une « guerre civile européenne » à l’autre; et d’une certaine façon on n’a pas trop changé de sujet..
Nous ne traiterons ici ni de l’oeuvre littéraire en elle-même ni des qualités ou défauts du film proposé: les critiques s’en sont déjà chargé (pour le roman), ou s’en chargeront (pour le film). Nous émettrons juste quelques réflexions plus politiques sur ce qui constitue le fond et la trame de l’oeuvre; et nous reviendrons juste, en prenant du recul, sur la tournure tout à fait extra-ordinaire qu’ont pris les évènements à cette époque, et dont le livre de Tolstoï est finalement l’un des nombreux reflets.
Qu’est-ce donc qui a pu pousser le maître d’une Nation (la France) à entreprendre une telle action (l’invasion de la Russie), vouée à l’échec par son ampleur même et sa démesure ? Chateaubriand, fin connaisseur de l’âme humaine, nous livre sinon « la » clé du moins, à coup sûr, l’une des cles de ce conflit apocalyptique, au vrai sens du terme. C’est le lâche assassinat du duc d’Enghien (1): « …Mais une inimitié secrète, qui remontait à l’époque de la mort du duc d’Enghien, était restée au fond du coeur de Napoléon contre Alexandre. Une rivalité de puissance l’animait; il savait ce que la Russie pouvait faire et à quel prix il avait acheté les victoires de Friedland et d’Eylau. Les entrevues de Tilsit et d’Erfurt, des suspensions d’armes forcées, une paix que le caractère de Bonaparte ne pouvait supporter, des déclarations d’amitié, des serrements de main, des embrassades, des projets fantastiques de conquêtes communes, tout cela n’était que des ajournements de haine. Il restait sur le continent un pays et des capitales où Napoléon n’était point entré, un empire debout en face de l’empire français: les deux colosses se devaient mesurer. A force d’étendre la France, Bonaparte avait rencontré les Russes, comme Trajan, en passant le Danube, avait rencontré les Goths….. »(2)
Russes ou français, les soldats qui mouraient par milliers dans cette guerre -comme on le voit dans l’oeuvre de Tolstoï- savaient-ils, comprenaient-ils pour quels obscurs et lointains enjeux, à la suite de quel savants ou odieux calculs politiques leur sort était devenu, en quelque sorte, scellé ? Qu’ils mouraient dans la fleur de l’âge, à vingt ou vingt cinq ans parce-que, en 1804, Napoléon avait cru ou feint de croire que le dernier descendant des Condé complotait contre lui (ce qui était notoirement faux) et voulait en réalité envoyer un message d’intimidation à ses adversaires royalistes ?… (à suivre…..)
(1): on sait que, sitôt informé de cet assassinat, Talleyrand s’était exclamé (mêlant le cynisme à la pertinence de l’analyse): « C’est pire qu’un crime, c’est une faute ! ». Cet épisode est en effet à l’origine des accords entre les différentes monarchies d’Europe, effrayées, révoltées et finalement comme « cimentées » contre « l’Usurpateur » par la révulsion que causa ce crime. Des accords qui conduiront finalement à sa chute, même si celle-ci ne devait survenir que onze ans plus tard….
(2): « Mémoires d’Outre-Tombe » La Pléiade, Tome 1, pages 776/777.
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