Voici l’éditorial de Politique Magazine (numéro 30, mai 2005, http://politiquemagazine.fr), écrit par Hilaire de Crémiers juste après l’élection de Josef Ratzinger.
Rome vient de donner une leçon au monde comme seule elle est capable d’en donner.
Dans les grands textes ecclésiastiques, les décrétales et les encycliques, singulièrement dans le droit canon qui fixe les règles de l’Eglise, dans le nouveau code comme dans l’ancien, et particulièrement dans les canons relatifs aux pouvoirs du Siège romain, Rome est appelée tout simplement la Ville, Urbs avec une majuscule. Cette vieille appellation d’usage courant remonte à l’antiquité latine. L’Urbs, la Ville par excellence, la Ville éternelle, pour tout Romain, c’était Rome. « Tu imperio regere populos, Romane, memento… », chantait le poète de la latinité immortelle qui prédisait à la Ville un destin dont la réalisation historique l’amènerait, par le triomphe des arts pacifiques, à régner à travers tous les temps et sur tous les peuples.
Rome, c’est la ville.
Cette Rome païenne, certes, les premiers chrétiens la désignèrent sous le nom de Babylone pour en signifier la corruption et l’iniquité dans sa méconnaissance de la vérité divine. Mais, baptisée dans le sang des martyrs et devenue le Siège de Pierre et de ses successeurs, ayant connu de surcroît toutes sortes de bouleversements, Rome, au milieu même de ses déchéances, a repris peu à peu et sous une autre forme, spirituelle d’abord, humaine ensuite, son rang primatial universel : elle est apparue plus que jamais, en dépit de tous les évènements contraires et jusque dans les périodes les plus sombres, comme la Ville chef, celle à qui revient naturellement et surnaturellement la primauté, symbole de la Cité par excellence, capable, après toutes les décadences, de toutes les renaissances – et Dieu sait s’il y en eut –, lieu sacré où, selon la parole prophétique, se lie et se délie toute chose.
L’Eglise qui y résidait et qui avait eu le privilège unique d’être fécondée par le sang des apôtres Pierre et Paul, était par constitution originelle la Mère et la Maîtresse de toutes les églises répandues dans le monde, Mater et Magistra. Déjà l’apôtre Paul s’adressait à l’Eglise de Rome avec une révérence particulière et lui confiait, à elle plus qu’à tout autre, dans une épître singulière, le trésor de la doctrine du salut, l’exposé théologique à la fois le plus ample et le plus direct des vérités de la foi.
Ainsi Rome s’est-elle toujours sue et a-t-elle toujours été connue comme une ville à part : elle était et demeurait la Ville, l’Urbs.
Elle triomphe de tous les pouvoirs.
Cela ne l’empêchait pas de subir mille assauts, de voir fomenter en son sein toutes sortes de rivalités, de tumultes, de révolutions ! Pour qui jette un coup d’œil sur son histoire, il y aurait de quoi s’effrayer. Car il apparaît, pour dire les choses au fond, que tous les pouvoirs de toutes natures ont tenté de s’emparer de son unique pouvoir qui transcende tous les autres, ont cherché à se l’approprier, tout un chacun voulant un pape à sa dévotion, s’essayant à s’insinuer en son trône ou plus directement se faisant pape à la place du pape, solution qui paraissait régler le problème radicalement. Eh bien, non ! En dépit de tout, Rome était toujours Rome et la papauté finalement tenait bon. De tant de tribulations mondaines, de tant d’épreuves spirituelles, vécues toujours comme autant de purgations et de purifications, Rome émerge, à chaque fois, plus resplendissante que jamais de toutes ses gloires divines et humaines. Rien n’y fait. Il n’est pas jusqu’aux dernières idéologies du pouvoir qui n’aient tenté les mêmes coups dans le siècle qui vient de passer. Ces idéologies étaient toutes marquées d’un démocratisme totalitaire, fort bien décrit par le pape Jean-Paul II ; au nom d’une démocratie d’idée et non de simple et paisible réalité, elles prenaient prétexte d’un peuple conceptualisé dont elles exprimaient la volonté, d’unanimité ou de majorité de toutes sortes, populaire ou parlementaire, pour bafouer les notions mêmes de bien et le mal, de vrai et de faux et pour imposer leurs tyrannies, toutes sanguinaires, en invoquant de plus la modernité : le bolchévisme, le nazisme pour désigner les plus évidentes de ces tyrannies, mais, tout aussi bien, le libéralo-consumérisme dénoncé pareillement par le Pape Jean-Paul II comme une des formes les plus sournoises de cette même idéologie mortifère qui aboutit au même mépris de la dignité de la personne humaine, des véritables cultures nationales et des principes fondamentaux de la civilisation.
Et qu’est-ce alors, quand cette idéologie démocratique à l’extrême audace de se couvrir du nom du Christ et, avec cette arrogance doucereuse qui la caractérise en pareil cas, tente d’usurper le pouvoir des Clefs remis à Pierre, en substituant, par média interposés, son magistère au sien, alors qu’elle en est précisément la négation ? A lire, à entendre les faux prophètes de cette idéologie – et ils remplissent presque tous les médias –, ils savent ce que Pierre doit faire, ils exercent sur lui leur chantage permanent, ils définissent son programme et ses priorités, ils donnent des orientations qui visent au relâchement de toute discipline intellectuelle et morale et qui vont évidemment au rebours de toute la romanité.
Elle seule est universelle.
De leur cathèdre de papiers et de mots, ils s’imaginent dominer la Chaire de Pierre. Voilà cinquante ans et plus qu’ils jouent ce mauvais rôle. Eh bien, même si la barque est secouée – et Dieu sait, là encore, si elle a été secouée –, le dernier mot revient toujours à Rome, à la Rome éternelle dont le Pontife est le garant.
Les événements qui ont été vécus depuis cette Pâque de 2005, ont illustré à merveille et de manière quasi miraculeuse ces fortes notions qui donnent leur signification profonde à une histoire qui serait sans cela incompréhensible.
Voici un Pontife qui a couru la terre, la mer et les cieux. Venant après une période d’hésitation et de tremblement, il lui parut urgent de montrer de manière directe et évidente la vitalité éternelle du Christ, de son Evangile, de son Eglise. Issu de cette Pologne qui ne doit sa vie qu’à sa foi catholique, Jean-Paul II a voulu proclamer le mystère de la vie – et de la vie en vérité – à tous les horizons de la planète-terre afin que nul ne puisse se targuer d’en ignorer. Il est allé jusqu’à poser des gestes inouïs pour qu’aucune prévention, de quelque ordre qu’elle soit, ne puisse tenir devant l’éclat d’une telle volonté. Les foules sont venues, les peuples l’ont acclamé, les jeunes sont accourus. Le Pontife romain exerçait devant tous « ce pouvoir ordinaire, suprême, plénier, immédiat et universel qu’il peut toujours exercer librement », comme il est dit dans les saints canons, non seulement sur l’Eglise universelle, mais aussi « sur toutes les églises ordinaires pour affermir et garantir le pouvoir propre des Evêques ». Ainsi remplissait-il, de manière inattendue, les devoirs de sa charge. A Rome, hors de Rome, jamais Pape n’avait été – et sans couronne ni tiare – plus pontife universel.
A ses funérailles, juste retour des choses, la foi catholique est apparue comme la grande et douce maîtresse de l’univers. Tous étaient là autour du cercueil, les foules, les peuples, les rois, les puissants et les grands, les évêques et les prêtres, les représentants de toutes les confessions chrétiennes et de toutes les religions du monde, pour rendre hommage au Pontife disparu, au pied de la basilique saint-pierre, symbole parfait de la majesté et de la puissance tutélaire du Sacerdoce romain, autour des Cardinaux représentant l’Eglise romaine, dans cet ordre sacré et profane que seule Rome sait imaginer et faire accepter. Rome était allée à eux ; ils venaient à leur tour à Rome. Ibant ad Urbem.
La succession pouvait paraître difficile. Elle s’accomplit dans une même lumière de grâce. L’Eglise est de constitution monarchique et hiérarchique et très heureusement de droit divin. Cela ne supprime pas les cabales, cela les ramène à leur réalité de cabales.
Son règne est un règne de paix.
Le pape n’est pas un élu de l’Eglise universelle ; il n’est pas non plus choisi, comme un député parmi d’autres, par le Collège des Evêques. Toutes ces conceptions que des esprits prétentieux et ignorants veulent, de moment en moment, imposer à l’Eglise, sont historiquement et canoniquement erronées. C’est l’Eglise romaine, Mère et Maîtresse, qui choisit son Evêque, successeur de Pierre en sa Chaire romaine, et c’est à ce titre d’Evêque de l’Eglise de Rome que le Saint-Père, ainsi désigné, se trouve investi de la charge de Pontife universel, de Chef du Collège des Evêques, de Vicaire du Christ et de Pasteur de l’Eglise tout entière sur cette terre.
L’Eglise romaine à travers les siècles n’a cessé d’aménager le mode de désignation de son Evêque. Elle a confié finalement ce pouvoir à ses Cardinaux dont le nom même évoque quelques-uns des offices principaux exercés jadis dans la Rome impériale. Le titre de Cardinal est spécifiquement romain. Il s’attache, à des églises urbaines ou suburbicaires de caractère épiscopal ou presbytéral et à des diaconies relevant du diocèse de Rome, ce qui explique les trois ordres de Cardinaux, évêques, prêtres et diacres, et ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, qu’à l’heure actuelle tous aient l’ordination épiscopale.
Rome, par une politique sage, a fait entrer dans le Collège cardinalice des représentants de toute la chrétienté, mais, en tant que Cardinaux, ils deviennent membres de l’Eglise romaine. Leur pourpre n’est pas seulement signe de pouvoir ; elle est la couleur du sang qui doit être versé pour attester de la foi de l’Eglise romaine. Tels sont les Vénérables Pères qui élisent le successeur de Pierre et qui sont chargés ensuite de l’aider dans son ministère romain et universel. Les dispositions prises de siècle en siècle et jusqu’à récemment n’ont cessé de rendre de plus en plus libre, de plus en plus serein le choix fait par les Cardinaux. Et c’est ce choix romain que Dieu confirme en donnant toutes les grâces propres de son Saint-Esprit à l’élu ainsi désigné pour enseigner, gouverner et paître le troupeau, jusqu’à cette grâce spéciale de l’indéfectibilité dans le magistère ordinaire et de l’infaillibilité dans les définitions solennelles de la règle de foi et de la règle morale.
Les Cardinaux en l’occurrence n’ont pas tardé à faire leur choix. Il paraissait évident et comme préétabli par le prédécesseur pour assurer une continuité et une sorte de complémentarité dans l’action entreprise. Personne ne s’y est trompé et encore moins les mauvais esprits. Rome ne pouvait pas choisir plus romain comme Souverain Pontife. Il était déjà précisément le gardien vigilant à Rome de la foi de l’Eglise au service de laquelle il mettait son intelligence lumineuse, amène et aussi conciliante que ferme. Que de livres, que d’entretiens, que de paroles profondes, sages, sagaces ! Ce catholique de Bavière est plus romain que tous les Romains. Il s’est déjà pour ainsi dire identifié à l’Eglise de Rome. De plus, il a tout vu, tout connu et, pour ainsi dire, tout vécu depuis le Concile Vatican II où il était expert. Et rien n’a échappé à son regard, du bien comme du mal, du vrai comme du faux qui ont jailli de tant de réformes qui ont suivi le Concile.
Ce qui compte avant tout pour lui, sa règle de pensée et de vie, c’est la Révélation, le donné révélé objectif ou, mieux encore, Dieu révélé en la Personne de son Fils Jésus-Christ. Il est théologien et il sait que les dogmes de l’Eglise ne sont que la formulation, sans cesse approfondie, de cette Révélation qui nourrit par la foi et par les sacrements la vie de l’âme. Qu’y a-t-il de plus significatif, de plus beau, de plus enthousiasmant, que cette formulation – tant dans le dogme que dans la liturgie – de la foi indéfectible de l’Eglise, surtout en cette langue latine, admirable de force et de précision, qu’il prononce comme soutenu par l’enchantement d’une musique intérieure et sacrée.
Disciple de saint Augustin et de saint Bonaventure, il est en perpétuelle admiration devant l’œuvre de Dieu. Il balaye le mal. Il s’émerveille de la création et de la rédemption. Son regard, son attitude même expriment la douceur et la pureté des origines que l’Evangile a réinsufflées dans l’univers.
« Ce qui m’étonne le plus, dit-il, c’est la foi, pas l’incrédulité. Celui qui me surprend, ce n’est pas l’athée, c’est le chrétien. » Qu’y a-t-il de plus étonnant, en effet, que la foi et que la grâce ? L’ordre de Dieu est toujours surprenant, tant le désordre paraît aller de soi. Le nom choisi de Benoît dit suffisamment son état d’esprit. Gageons que Benoît XVI n’a pas fini de nous surprendre.
Henri sur Journal de l’année 14 de Jacques…
“D’abord nous remercions chaleureusement le Prince Jean de ses vœux pour notre pays et de répondre…”