Après les considérations plus générales des premiers paragraphes, la fulgurance visionnaire dont Chateaubriand fait preuve dans les trois derniers – avec sa question Quelle sera la société nouvelle ? – n’est-elle pas, à proprement parler, fascinante ? Et ces lignes ont été écrite vers 1834 !
Voici un extrait de l’Avenir du Monde, annexé en Variantes et Additions aux Mémoires d’Outre-Tombe (La Pleiade, tome II, pages 1051/1052). A rapprocher, de toute évidence, de la pensée de Soljénitsyne dans son Discours d’Harvard (Grands Textes n° VIII).
Il est d’ailleurs à noter – preuve supplémentaire de l’intérêt exercé par les Mémoires en particulier, et Chateaubriand en général… – que ce texte a été lu en direct par Jacques Julliard sur LCI, lors d’un de ses débats hebdomadaires avec Luc Ferry…
« … La découverte de l’imprimerie a changé les conditions sociales : la presse, machine qu’on ne peut plus briser, continuera à détruire l’ancien monde, jusqu’à ce qu’elle en ait formé un nouveau: c’est une voix calculée pour le forum général des peuples. L’imprimerie n’est que la Parole écrite, première de toutes les puissances: la Parole a crée l’univers; malheureusement le Verbe dans l’homme participe de l’infirmité humaine; il mêlera le mal au bien, tant que notre nature déchue n’aura pas recouvré sa pureté originelle.
Ainsi la transformation, amenée par l’âge du monde, aura lieu. Tout est calculé dans ce dessein; rien n’est possible maintenant hors la mort naturelle de la société, d’où sortira la renaissance. C’est impiété de lutter contre l’ange de Dieu, de croire que nous arrêterons la Providence. Aperçue de cette hauteur, la Révolution française n’est plus qu’un point de la révolution générale; toutes les impatiences cessent, tous les axiomes de l’ancienne politique deviennent inapplicables…
Depuis quarante ans, tous les gouvernements n’ont péri en France que par leur faute: Louis XVI a pu vingt fois sauver sa couronne et sa vie; la République n’a succombé qu’à l’excès de ses crimes; Bonaparte pouvait établir sa dynastie, et il s’est jeté en bas du haut de sa gloire; sans les ordonnances de Juillet, le trône légitime serait encore debout…. Mais après tout il faudra s’en aller : qu’est-ce que trois, quatre, six, dix, vingt années dans la vie d’un peuple ? L’ancienne société périt avec la politique chrétienne, dont elle est sortie : à Rome, le règne de l’homme fut substitué à celui de la loi par César; on passa de la république à l’empire. La révolution se résume aujourd’hui en sens contraire; la loi détrône l’homme; on passe de la royauté à la république. L’ère des peuples est revenue : reste à savoir comment elle sera remplie.
Il faudra d’abord que l’Europe se nivelle dans un même système; on ne peut supposer un gouvernement représentatif en France et des monarchies absolues autour de ce gouvernement. Pour arriver là, il est probable qu’on subira des guerres étrangères, et qu’on traversera à l’intérieur une double anarchie morale et physique.
Quand il ne s’agirait que de la seule propriété, n’y touchera-t-on point ? Restera-t-elle distribuée comme elle l’est ? Une société où des individus ont deux millions de revenu, tandis que d’autres sont réduits à remplir leurs bouges de monceaux de pourriture pour y ramasser des vers (vers qui, vendus aux pêcheurs, sont le seul moyen d’existence de ces familles elles-mêmes autochtones du fumier), une telle société peut-elle demeurer stationnaire sur de tels fondements au milieu du progrès des idées ?
Mais si l’on touche à la propriété, il en résultera des bouleversements immenses qui ne s’accompliront pas sans effusion de sang; la loi du sang et du sacrifice est partout : Dieu a livré son Fils aux clous de la croix, pour renouveler l’ordre de l’univers. Avant qu’un nouveau droit soit sorti de ce chaos, les astres se seront souvent levés et couchés. Dix-huit cents ans depuis l’ère chrétienne n’ont pas suffi à l’abolition de l’esclavage; il n’y a encore qu’une très petite partie accomplie de la mission évangélique.
Ces calculs ne vont point à l’impatience des français: jamais, dans les révolutions qu’ils ont faites, ils n’ont admis l’élément du temps, c’est pourquoi ils sont toujours ébahis des résultats contraires à leurs espérances. Tandis qu’ils bouleversent, le temps arrange, il met de l’ordre dans le désordre, rejette le fruit vert, détache le fruit mûr, sasse et crible les hommes, les moeurs et les idées.
Quelle sera la société nouvelle ? Je l’ignore. Ses lois me sont inconnues; je ne la comprends pas plus que les anciens ne comprenaient la société sans esclaves produite par le christianisme. Comment les fortunes se nivelleront-elles, comment le salaire se balancera-t-il avec le travail, comment la femme parviendra-t-elle à l’émancipation légale ? Je n’en sais rien. Jusqu’à présent la société a procédé par agrégation et par famille; quel aspect offrira-telle lorsqu’elle ne sera plus qu’individuelle, ainsi qu’elle tend à le devenir, ainsi qu’on la voit déjà se former aux Etats-Unis ? Vraisemblablement l’espèce humaine s’agrandira, mais il est à craindre que l’homme ne diminue, que quelques facultés éminentes du génie ne se perdent, que l’imagination, la poésie, les arts ne meurent dans les trous d’une société-ruche où chaque individu ne sera plus qu’une abeille, une roue dans une machine, un atome dans la matière organisée. Si la religion chrétienne s’éteignait, on arriverait par la liberté à la pétrification sociale où la Chine est arrivée par l’esclavage.
La société moderne a mis dix siècles à se composer; maintenant elle se décompose. Les générations du moyen âge étaient vigoureuses parce qu’elles étaient dans la progression ascendante; nous, nous sommes débiles parce que nous sommes dans la progression descendante. Ce monde décroissant ne reprendra de force que quand il aura atteint le dernier degré; alors il commencera à remonter vers une nouvelle vie. Je vois bien une population qui s’agite, qui proclame sa puissance, qui s’écrie : « Je veux ! je serai ! à moi l’avenir ! je découvre l’univers ! On n’avait rien vu avant moi; le monde m’attendait; je suis incomparable. Mes pères étaient des enfants et des idiots. »
Les faits ont-ils répondu à ces magnifiques paroles ? Que d’espérances n’ont point été déçues en talents et en caractères ? Si vous en exceptez une trentaine d’hommes d’un mérite réel, quel troupeau de générations libertines, avortées, sans convictions, sans foi politique et religieuse, se précipitant sur l’argent et les places comme des pauvres sur une distribution gratuite : troupeau qui ne reconnaît point de berger, qui court de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l’expérience des vieux pâtres durcis au vent et au soleil ! Nous ne sommes que des générations de passage, intermédiaires, obscures, vouées à l’oubli, formant la chaîne pour atteindre les mains qui cueilleront l’avenir ».
Henri sur Journal de l’année 14 de Jacques…
“D’abord nous remercions chaleureusement le Prince Jean de ses vœux pour notre pays et de répondre…”