Oraison funèbre pour Louis XVI,
Prononcée le 21 janvier 2008 en la basilique du Sacré Cœur de Marseille par le père Xavier Manzano.
Chers frères et soeurs,
21 janvier 1793. Froid matin d’hiver. Un homme monte sur l’estrade que couronne l’étrange machine à tuer qu’on appelle « guillotine ». Il est calme mais on veut lui lier les mains avant de le basculer sur la planche. Il se récrie : « Me lier ? Je n’y consentirai jamais ! ». Le prêtre qui l’accompagne l’apaise : « Sire, je vois dans ce nouvel outrage un dernier trait de ressemblance entre Votre Majesté et le Dieu qui va être sa récompense ! ». L’homme se laisse alors faire car il aime son Dieu. Il veut s’adresser à la foule assemblée mais les tambours lui couvrent la voix. On le bascule sur la planche, le couperet tombe. Le Roi est mort !
Le Roi est mort ! La suite du cri traditionnel, « Vive le Roi ! », personne ne le prononce et pour cause, le meurtre que l’on vient de commettre a précisément ce but : « Nous ne voulons pas condamner le Roi, nous voulons le tuer ! », s’écriait Danton au procès de Louis XVI. Le tuer, c’est-à-dire l’anéantir, l’annihiler, le faire disparaître à jamais. Lorsque le couperet tombe, ce 21 janvier 1793, ce n’est pas un homme qui aurait commis quelque erreur que l’on veut châtier, c’est un pur symbole que l’on veut abattre et liquider à jamais. On a voulu anéantir un principe au nom d’un autre principe. Pourtant, vous connaissez mieux que moi, chers amis, les détails des derniers instants du Roi, son souci de sa famille, sa préoccupation pour son peuple, son désir de pardonner, bref, tout ce qui fait la grandeur d’une personne humaine concrète à laquelle on veut arracher la vie.
Vous avez peut-être pu aussi considérer une fois dans votre vie un couperet de guillotine : expérience qui fait froid dans le dos. Oui, frères et sœurs, au-delà de toutes les célébrations et relectures historiques, il nous faut d’abord nous confronter à la froide matérialité du meurtre d’un être humain, à la lame d’acier qui tranche un cou et nous demander si un quelconque principe pourra jamais le justifier. De notre réponse, dépend, je le crois, notre avenir personnel et celui de la société que nous voulons bâtir. C’est sans doute en ce sens que notre célébration, outre qu’elle nous permet de prier pour un frère aîné dans la foi, nous pose une interrogation étonnamment urgente.
Alexandre Vialatte, avec sa verve et son ironie coutumières, écrivait : « Je ne voudrais dégoûter personne du crime joyeux et légitime. Il faut seulement savoir d’avance, et l’accepter, que tous les cadavres sont les mêmes. Utiles ou non, innocents ou coupables. Telle est, du moins, l’opinion de la mouche bleue. » Car le Roi Louis XVI, au cours de son procès, est opposé non pas à un tribunal qui aurait à juger de ses erreurs, mais à l’Assemblée Nationale, incarnation d’une volonté générale, qu’un Louis de Saint-Just s’évertuera à présenter comme une instance suprême et infaillible que l’existence même du Roi vient contester et détruire.
C’est donc un principe que Saint-Just brandit devant Louis XVI : la volonté générale comprise comme l’expression infaillible de la raison et de la morale, dernier avatar d’un Dieu relégué dans le ciel froid des abstractions. Saint-Just attend tout de ce principe, il en est le dogmaticien et le célébrant, la volonté générale librement exercée doit conduire l’humanité à la vertu, à l’équilibre et au bonheur définitif. Voilà pourquoi, selon lui, « les principes doivent être modérés, mais les lois implacables, les peines sans retour ». L’existence même de Louis XVI est donc pour lui un « crime », puisque la monarchie est « le crime ». Pour un Saint-Just, Louis XVI n’est pas une personne. C’est un principe, que l’on doit supprimer au nom d’un autre principe, l’humanité et son bonheur.
Commentant ces propos, Albert Camus y voit une sorte d’intempérance d’idéalisme : « Les principes », écrit-il, « sont seuls, muets et froids », précisément quand ils sont détachés de l’être humain concret, de ce que la pensée chrétienne appelle la personne. Et c’est peut-être, frères et sœurs, en ce sens que la mort du Roi Louis XVI est effectivement symbolique mais pas au sens où Saint-Just l’entendait.
En effet, trop de gens sont morts au nom de l’humanité et de l’idée que certains s’en faisaient. Trop de personnes ont été sacrifiées pour des « lendemains qui chantent » mais qui n’existent que dans l’imagination de ceux qui s’en servent. Trop d’êtres humains ont été supprimés pour que d’autres puissent adorer tranquillement les idoles de leur conscience. Oui, un principe mis au-dessus de l’être humain concret de chair et de sang devient une idole et, selon le mot du Psalmiste, « il a une bouche et ne parle pas, des yeux et ne voit pas, des oreilles et n’entend pas, pas un son ne sort de son gosier ».
Voilà pourquoi l’être humain envisagé personnellement, ainsi que nous l’enseigne l’Eglise, doit devenir la norme et la mesure indépassable de toute action personnelle ou politique. L’Evangile, frères et sœurs, nous invitent à ce réalisme à la fois humain et spirituel : nous croyons en un Dieu qui a pris concrètement notre chair et notre sang pour sauver chaque être humain de chair et de sang. Le principe est une expression de la rationalité humaine, la personne est une créature de Dieu.
Louis XVI a cru jusqu’au bout en ce Dieu qui l’a créé. Et c’est peut-être pour cela qu’il aime son épouse de tout son cœur de mari, ses enfants de tout son cœur de père. C’est peut-être pour cela qu’il offre son pardon à ses bourreaux qu’il considère avant tout comme des personnes, dignes d’amour et capables de repentir. Sa mort offerte, oui, peut alors nous apparaître comme une puissante leçon. Son espérance en Dieu et dans les hommes, jusque dans les affres de la mort, peut raisonner, à la lueur obscure de l’histoire, comme un « Plus jamais ça ! ».
Le Roi est mort ! Mais, plus encore, un homme est mort. Mais il a voulu mourir en aimant, comme le Seigneur en qui il avait mis sa confiance. Et c’est peut-être en cela qu’il n’a jamais été autant Roi, pas au sens où les hommes l’entendent mais au sens où le Christ le dit. En mourrant, il pardonne et c’est ce cri qui rachète le sang versé, ce cri qui constitue le ferment de toute unité humaine parce qu’il rejoint le cri, divin celui-là, poussé par un autre condamné au moment suprême : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! » C’est pour cet homme, cet homme et ses bourreaux, tous êtres humains créés par Dieu, que nous prions.
Amen.
Bon article