Cette question, vaguement iconoclaste, nous ne devons pas l’éluder. Elle mérite d’être entendue, et de recevoir justement une réponse. Maurras se l’était posée, d’autres se la posent et nous la posent aujourd’hui. Comme tout argument, toute objection ou, plus simplement, toute question, elle mérite d’être écoutée et que l’on y réponde.
Elle correspond en effet à une interrogation somme toute légitime de certains de nos concitoyens, qui ont parfaitement le droit de savoir, deux siècles après la coupure révolutionnaire de 1789, mille ans après le début de l’aventure initiée par Clovis lors de son baptême à Reims, pourquoi nous persistons à nous réunir autour d’elle, à croire en elle, à la considérer comme « le » recours, et à en attendre la dynamique de salut qui pourrait sauver la France…..
Pour répondre à cette question, il nous faut – comme d’habitude, comme toujours …- remonter longtemps en arrière, aux origines de notre Histoire. Et plus précisément, remonter jusqu’à…. l’Empire romain ! Ce qui nous permettra de parler de service rendu, et donc de légitimité…..
A cette époque-là, la Gaule jouissait comme toutes les autres parties du grand Empire de cette extraordinaire Pax Romana, si durable, si heureuse et si féconde qu’on l’a tant regrettée et que, malgré la face obscure de cet Empire que l’on ne doit pas cacher (le revers de la médaille si l’on peut dire…) ses bienfaits le font encore considérer, deux mille ans après, comme un Âge d’or.
« Plage brillante, entre les ténèbres de la préhistoire italienne et celles, presque aussi épaisses, où la décomposition de l’Empire plongea le monde occidental, Rome éclaire d’une vive lumière quelques douze siècles d’histoire humaine. Douze siècles où ne manquent pas, sans doute, guerres et crimes, mais dont la meilleure part connut la paix durable et sûre, la paix romaine, imposée et acceptée depuis les bords de la Clyde jusqu’aux montagnes d’Arménie, depuis le Maroc jusqu’aux rives du Rhin, parfois même à celles de l’Elbe et ne finissant qu’aux confins du désert, sur les bords de l’Euphrate. Encore faut-il ajouter à cet immense empire toute une frange d’Etats soumis à son influence spirituelle ou attirée par son prestige. Comment s’étonner que ces douze siècles d’histoire comptent parmi les plus importants qui aient jamais été pour la race humaine et que l’action de Rome, en dépit de toutes les révolutions, de tous les élargissements et les changements de perspective survenus depuis un an et demi, se fasse encore sentir, vigoureuse et durable ?… »
C’est par ces lignes, brillantes elles-mêmes dans un ouvrage qui ne l’est pas moins, que Pierre Grimal commence son merveilleux livre La Civilisation Romaine , remarquable en tous points (1).
L’idée de l’auteur est claire : « …Avec ses lumières et ses ombres, ses vertus et ses vices (qu’une tradition méchante se plaît à peindre sous les plus noires couleurs), Rome n’en reste pas moins l’un des grands moments de l’Humanité, l’un des plus inspirants et que nous ne saurions oublier sans mutiler le plus profond de notre être… ».
Jacques Bainville est parfaitement d’accord avec Pierre Grimal sur cette influence majeure et incontournable (comme on dit aujourd’hui !…) des Romains chez nous :
« À qui devons-nous notre civilisation? À quoi devons-nous d’être ce que nous sommes? À la conquête des Romains….À cette conquête, nous devons presque tout. Elle fut rude : César avait été cruel, impitoyable. La civilisation a été imposée à nos ancêtres par le fer et par le feu et elle a été payée par beaucoup de sang….Les Gaulois ne devaient pas tarder à reconnaître que cette force avait été bienfaisante. Ils avaient le don de l’assimilation, une aptitude naturelle à recevoir la civilisation gréco-latine qui, par Marseille et le Narbonnais, avait commencé à les pénétrer. Jamais colonisation n’a été plus heureuse, n’a porté plus de beaux fruits, que celle des Romains en Gaule. D’autres colonisateurs ont détruit les peuples conquis. Ou bien les vaincus, repliés sur eux-mêmes, ont vécu à l’écart des vainqueurs. Cent ans après César, la fusion était presque accomplie et des Gaulois entraient au Sénat romain.Jusqu’en 472, jusqu’à la chute de l’Empire d’Occident, la vie de la Gaule s’est confondue avec celle de Rome. Nous ne sommes pas assez habitués à penser que le quart de notre histoire, depuis le commencement de l’ère chrétienne, s’est écoulé dans cette communauté : quatre à cinq siècles, une période de temps à peu près aussi longue que de Louis XII à nos jours et chargée d’autant d’événements et de révolutions….. » (Histoire de France, chapitre I : Pendant cinq cents ans, la Gaule partage la vie de Rome.).
Seulement, voilà. A un moment, la grande catastrophe se produisit : l’Empire se décomposa, pour reprendre le mot de Grimal, plongeant « nos ancêtres les gaulois » dans les ténèbres épaisses qu’il évoque si bien.
Des gaulois qui, au passage, étaient devenus gallo-romains, et même gréco-romains, mais aussi chrétiens. Athènes, Rome et Jérusalem avaient planté leurs pénates au bord de la Seine !
Nous sommes loin de la Famille de France ? C’est vrai ! Pourtant, c’est à ce moment-là que tout va commencer car un problème nouveau va se poser; et de la résolution de ce problème va découler la légitimité de ceux qui sauront y répondre. Mais il y faudra du temps….. (à suivre, vendredi 6…)
(1) : La Civilisation romaine, Pierre Grimal. Flammarion, Collection Champs.
L’opinion de Jacques Bainville sur les gaulois « barbares » est aujourd’hui complètement dépassée par les études celtiques et l’archéologie des 50 dernières années. Bien au contraire, les gaulois étaient un peuple industrieux et spirituel, habiles à la métallurgie et à l’élevage, excellents maçons et charpentiers, guerriers cultivant l’héroïsme, dotés d’une littérature et d’une religion complexes. Ils connaissaient parfaitement l’écriture, écrivant en caractères grecs, étrusques ou latins, mais réservaient l’écrit aux choses prosaïques, ce qui explique que la littérature s’en est perdue. Donc, votre question: « À qui devons-nous notre civilisation? À quoi devons-nous d’être ce que nous sommes? » et sa réponse « À la conquête des Romains….À cette conquête, nous devons presque tout. » ne me paraissent pas pertinentes.
C’est peu de dire que la conquête fut « rude »: un tiers de la population fut réduite en esclavage- trente ans après la conquête,- les bordels de Suburrhe étaient encore pleins de filles razziées par les légionnaires. Un autre tiers fut exterminé, un tiers subsista. Signalons également que les gaulois furent systématiquement déracinés de leur religion et de leur culture, seul exemple d’intolérance religieuse des romains d’après Dumézil, puisque les druides étaient suppliciés dès leur capture. Enfin, toute l’histoire des hauts et bas empires est pleine de révoltes des gaulois, les bagaudes et autres empereurs gaulois cherchant une indépendance libérée du fisc romain.
Bref, on comprend tout de même qu’à l’égard de ce souvenir, la conscience française se rebiffe quelque peu, sans pour autant être prisonnière d’une d’une tradition méchante. La mémoire de la conquête ne sera jamais indolore.