Jean-François Mattéi et Chantal Delsol organisent un colloque à la Sorbonne. Il aura pour thème L’identité européenne, et se tiendra le 15 mai. On aura ci dessous toutes les informations nécessaires concernant ce rendez-vous, qui promet d’être à la hauteur et de ne pas décevoir…
Jean-Auguste Ingres, Oedipe et le sphinx.
L’IDENTITE EUROPEENNE
Colloque organisé par Jean-François Mattéi et Chantal Delsol
Le vendredi 15 Mai 2009 à la Sorbonne
Salle Louis Liard, 47 rue des Écoles
Si l’Europe rencontre aujourd’hui des difficultés à se construire, les raisons n’en sont ni techniques ni simplement politiques. Le problème fondamental de l’Europe tient en ceci : elle ne sait pas ce qu’elle est, elle ne veut pas le savoir, et plus encore, souvent elle voudrait n’être rien. D’où le flou, entretenu en permanence, sur les questions des frontières, sur les racines philosophiques du continent, et sur le projet de vie commune des Européens.
La nécessité la plus impérieuse tient donc dans la tentative de description d’une identité que nous serions prêts à assumer. C’est dans cet esprit que se tient le colloque de la Sorbonne du 15 mai, ou interviendront exclusivement des écrivains qui, dans leurs ouvrages, ont déjà travaillé cette question.
Avec le soutien
Du vice-Rectorat de la Sorbonne
De l’Institut Hannah Arendt (Université Paris-Est)
De l’Institut Universitaire de France
9 heures : Introduction
Jean-François Mattéi
9 heures 30 : L’identité géographique de l’Europe
Gérard-François Dumont, professeur à la Sorbonne
10 heures : Les frontières de l’Europe
Alain Besançon, membre de l’Institut
10 heures 30 – Pause café
11 heures : L’Europe et ses voisins
André Reszler, professeur honoraire à l’Université de Genève
11 heures 30 : La dénégation des racines chrétiennes de l’Europe
Philippe Nemo, Professeur à l’ESCP-EAP
14 heures 30 – Président de séance : Chantal Delsol
14 heures 30 : L’Europe et ses nations
Pierre Manent, directeur d’études à l’EHESS
15 heures : L’identité de l’« Europe cadette »
Joanna Nowicki,professeur à l’Université de Cergy-Pontoise
15 heures 30 – Pause café
16 heures : L’Islam est-il au cœur de la crise identitaire européenne ?
Mezri Haddad, philosophe et théologien
16 heures 30 : L’Europe et la crise des contours de toute chose
Jacques Dewitte, philosophe et écrivain
Conclusion : Chantal Delsol
« L’Europe philosophiquement », est texte remarquable de Robert de Herte, paru dans la revue « Eléments » en 2007.
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France », disait de Gaulle au début de ses Mémoires de guerre. Peut-on aujourd’hui s’entendre sur une certaine idée de l’Europe ? Peut-on donner à ce terme, issu de la mythologie grecque, et dont l’usage ne s’est guère répandu avant la Renaissance, un contenu qui suffise à montrer aux Européens ce qui leur est commun et leur permette d’ébaucher les grandes lignes de leur destin ? Au-delà de la prodigieuse diversité des hommes, des cultures, des événements, des périodes historiques, des
rapports sociaux, peut-on fonder sur quelque chose un sentiment européen ? Il y a en fait bien des façons de parler de l’Europe, selon l’idée qu’on s’en fait précisément, mais on peut au moins chercher un fil conducteur. L’Europe n’a pas inventé la pensée ni la réflexion, mais elle a inventé la philosophie. Pourquoi ne pas en parler philosophiquement ?
Le 7 mai 1935, Edmund Husserl prononçait à Vienne sa célèbre conférence sur La crise de l’humanité européenne et la philosophie, dans laquelle il cherchait à comprendre et à représenter de façon concrète le « monde de la vie » (Lebenswelt) comme « sol d’évidence originaire » excédant l’opposition classique entre sciences de la nature et sciences de l’esprit.
Il y exposait que l’Europe a d’abord un sens spirituel (geistig), dont il faisait une idée régulatrice à portée universelle. L’identité de l’Europe, selon lui, est moins un fait qu’une valeur spécifique, moins une donnée géographique qu’un telos, un horizon de sens lié à son
émergence et à sa construction.
Cherchant à cerner l’essence (eidos) de l’Europe, Husserl la pense phénoménologiquement, réfléchit sur son historicité et en découvre le sens. L’Europe lui
apparaît comme dépositaire d’un sens historique qu’elle doit accomplir pour répondre à son propre telos. L’Europe n’est pas une simple addition d’hommes juxtaposés, liés par l’intérêt économique, ni une idée a priori du « genre humain », mais une entité générative et communautaire mue par la recherche de sens. Ce sens est à saisir, non comme déploiement d’une logique déterminée a priori, comme dans l’historicisme de l’idéologie du progrès, ni
comme métaphore organiciste (« il n’y a pas de zoologie des peuples »), mais comme filiation de sens (Rückbesinnung) et retour réflexif sur soi (Selbstbesinnung), c’est-à-dire comme héritage d’une tradition toujours à reprendre et à transformer. L’histoire est transmission d’un héritage en mouvement, dont la réactivation lui permet de rester ouverte et vivante.
Comme bien d’autres avant lui, Husserl situe le « lieu de naissance spirituel » de l’Europe dans la Grèce antique. A partir de l’étonnement (thamazein), du regard étonné porté sur le monde à partir de la liberté prenant conscience d’elle-même, les Grecs vont développer une
attitude philosophique, c’est-à-dire une attitude questionnante où la réponse n’est pas donnée par avance par la religion, les moeurs ou la tradition. Le résultat de cette démarche va être une donation de sens constitutive d’un monde, donation qui possède aussi une dimension
politique. Husserl appelait l’Europe à « renaître de l’esprit de la philosophie par un héroïsme de la raison ».
Mais Husserl prenait également soin de distinguer la raison grecque de l’exigence galiléenne de rationalité, qui consiste essentiellement en une mathématisation de la physique, laquelle devient avec Descartes, Galilée et Newton une simple physique des quantités mesurables, le cosmos cessant du même coup de constituer pour l’homme un telos exemplaire, tandis que la nature, désormais pur matériau, res extensa, se transforme en un
objet exploitable à merci par son « maître et possesseur » humain, un maître seulement soucieux « d’étendre sa domination à la totalité de l’étant » (Heidegger) – en attendant que les faits sociaux soient eux-mêmes transformés en choses (la « physique sociale » d’Auguste Comte).
C’est dans le sillage ouvert par Husserl, mais aussi par Heidegger, que le philosophe tchèque Jan Patocka s’est à son tour penché sur l’« héritage européen », notamment dans son séminaire de l’été 1973 sur « Platon et l’Europe ». La naissance de l’Europe trouve selon lui
son origine dans une conception de la vie comme « vie pour la liberté », et non comme vie bornée par l’horizon du bien-être et l’empire de la quotidienneté. Lui aussi affirme que c’est en Grèce qu’il faut rechercher la source aurorale de l’« humanité européenne », car la
conception de la vie comme « vie pour la liberté » est liée tout à la fois à la philosophie, à la conscience historique et à l’émergence de la politique au sein de la cité, toutes trois se donnant à saisir d’emblée comme autant de remises en question. La philosophie se distingue à
la fois de la religion, dépositaire de réponses toutes faites aux questions ultimes, et de la simple accumulation des savoirs. Elle implique la prise de distance à l’égard de l’immédiateté quotidienne comme de la pure subjectivité, à l’égard de l’opinion reçue (doxa) comme de toute forme de sens donné par avance dans nos relations avec les choses et les êtres. Patocka affirme, lui aussi, que l’Europe est née d’un penser questionnant, seule forme authentique de la vie réfléchie, et non d’une pensée technicienne. Il conclut que l’humanité authentique ne
s’institue que par une lutte (polemos) de chacun contre soi-même, un débat pour se déprendre de la seule sphère des intérêts, de la production, de l’utilité et des exigences vitales (la simple « vie » par opposition à la « vie bonne »), car cette déprise est la condition nécessaire du vivre-ensemble dans un espace public et un monde commun.
Il y aurait là une grande leçon à saisir, mais les Européens sont-ils encore capables de l’entendre ? Dans un monde qui change comme rarement il a changé, dans une époque où se met en place un nouvel ordre de la Terre, l’Europe ne sait visiblement plus ce qu’elle est, ni
surtout ce qu’elle pourrait être. Le vide symbolique des motifs figurant sur les billets libellés en euros est révélateur de cette Europe sans identité : on n’y voit ni visages identifiables, ni paysages singuliers, ni lieux de mémoire ni personnalités. Seulement des ponts et des
constructions, surgis de n’importe où et qui ne mènent nulle part.
« Le plus grand péril qui menace l’Europe, disait encore Husserl, c’est la lassitude ». La perte d’énergie, la fatigue d’être soi. Le désir d’oubli de soi, non pour retrouver une innocence perdue, qui pourrait être la condition d’un nouveau départ, mais pour s’endormir plus aisément dans le nihilisme bruyant, le repli sur la sphère privée et le confort narcissique de la consommation. Pour Carl Schmitt, la figure de Hamlet représentait l’extrême difficulté qu’il y a à trancher, alors même que des questions existentielles sont en jeu. L’indécision résulte
d’une inadéquation de la volonté à la réalité : lorsque la volonté est indécise, il n’y a plus avec le réel que la possibilité d’une rencontre. L’histoire, elle, continue à se déployer à l’échelle planétaire, de par son propre jeu ou sous l’effet de la volonté des autres. La politique, c’est
l’histoire en action. Mais où est le grand dessein politique, qui pourrait réunir et donner des raisons d’espérer ? Etre ou ne pas être ? L’Europe, aujourd’hui, c’est Hamlet.
Robert de Herte