On nous demande d’où (et de qui…) vient l’expression Maurras est un « continent »….
Il s’agit d’une expression -fort heureuse au demeurant- employée par Stéphane Giocanti, auteur du volumineux Maurras : le chaos et l’ordre (Flammarion, 575 pages, 26 euros).
1) Résumé de l’éditeur :
En 1932, Jean Paulhan écrit qu’un jeune homme désireux de s’engager politiquement n’a de véritable choix qu’entre Karl Marx et Charles Maurras : alternative inconcevable aujourd’hui, tant Maurras incarne à nos yeux une France du passé, haineuse et coupable. Comment, pourtant, occulter la vie et l’oeuvre de cet homme, sans lesquelles le XXe siècle demeure largement incompréhensible ? Il y a le Provençal monté tout jeune à Paris, dont les idées fédéralistes sont saluées à gauche comme à droite; il y a le héraut du royalisme, fondateur de l’Action française au tournant du siècle, défenseur du catholicisme, mais agnostique lui-même; il y a le journaliste polémiste antisémite et antidreyfusard, hostile au nazisme dès 1923; il y a le critique littéraire, qui salua en Proust, auteur inconnu des « Plaisirs et des Jours », un écrivain exceptionnel; il y a le poète et prosateur, que Gide, Colette, Valéry et tant d’autres mettaient au pinacle de la littérature française... Il y a aussi, bien moins connu, un Maurras bon vivant, épris des femmes et nourri de culture antique.
2) Stéphane Giocanti sur France Inter (27 minutes):
http://www.dailymotion.com/video/xpeyh_charles-maurras_news
3) La note de lecture d’Olivier Tort :
L’importance de Maurras dans la vie politique et intellectuelle du XXe siècle français n’est plus à démontrer, et l’abondante production qui continue à lui être consacrée un demi-siècle après sa mort en témoigne. À la suite de Pierre Boutang, Yves Chiron, Jean Madiran ou encore Bruno Goyet, Stéphane Giocanti livre à son tour sa vision de l’homme Maurras.
L’auteur, de formation et de culture littéraire, avait déjà fait connaître au public en 1995 sa thèse sur l’implication de Charles Maurras dans le mouvement félibrige. Après une étude consacrée à l’écrivain T.S. Eliot, il revient ici à son premier objet et tente cette fois de livrer un portrait total du « Maître » provençal dans une biographie construite en sept parties, selon un plan chronologique qui retrace toutes les étapes de la vie maurrassienne.
L’approche littéraire confère à cette biographie des qualités propres : l’analyse de la production en prose et en vers de Maurras est finement exposée, de même que les relations tissées au fil des ans par le chef de l’Action française dans le monde des lettres et de la culture. L’ouvrage constitue de ce point de vue un hommage réussi à l’écrivain et au critique reconnu que fut Maurras, héraut de la culture provençale – participant aux célèbres félibrées de Sceaux -, puis défenseur d’un néo-classicisme éclairé et original, ayant exercé une influence décisive sur des personnalités aussi différentes que Philippe Ariès, Georges Dumézil ou Maurice Blanchot.
S’agissant des idées de Maurras, l’influence primordiale du courant positiviste de Comte, Taine et Renan est évoquée en détail. En revanche, il apparaît au fil des pages que la filiation traditionaliste et contre-révolutionnaire héritée d’un Maistre et d’un Bonald n’est que seconde chez Maurras, tant chronologiquement que philosophiquement, étant en outre fortement infléchie par la médiation préalable de Le Play ; une telle interprétation, qui accentue la modernité du royalisme maurrassien, apparaît convaincante, même s’il aurait été bon de rappeler l’existence d’un débat historiographique toujours vivant sur cette question. Stéphane Giocanti note également au passage la grande méfiance qu’inspire Chateaubriand à Maurras, exprimée avec éclat dans son essai Trois idées politiques (1898).
À l’inverse, on peut relever tout au long de l’existence maurrassienne la fréquentation de personnalités issues de vieilles familles s’étant jadis illustrées au service de la Restauration, depuis l’écrivain provençal Joseph d’Arbaud jusqu’au maréchal de France Louis Franchet d’Esperey ; cette imprégnation légitimiste n’altère pas au demeurant la loyauté de Maurras à l’égard des prétendants orléanistes successifs, en dépit des tensions récurrentes, puis de la rupture du comte de Paris avec l’Action française, définitive à compter de 1937. La brouille antérieure entre le duc d’Orléans et Maurras en 1910-1911 apparaît quant à elle minimisée et interprétée de manière un peu étroite par l’auteur.
Les positions diplomatiques de Maurras sont longuement évoquées. L’ouvrage rend notamment compte de la germanophobie compulsive de Maurras (héritée semble-t-il d’un traumatisme remontant à la petite enfance), de l’espoir longtemps entretenu de brouiller Hitler et Mussolini, ou encore de la fascination pleine d’illusions à l’égard de Franco. Le biographe rappelle également l’abandon du bellicisme va-t-en guerre à l’égard de l’Allemagne dans la seconde moitié des années 1930, motivé par le retard pris par la France dans son réarmement ; la réaction de Maurras aux accords de Munich n’est toutefois pas explicitement mentionnée.
En ce qui concerne l’analyse de Maurras comme acteur de la vie politique intérieure, l’ouvrage s’avère plus décevant, se situant nettement en retrait par rapport aux études sur l’Action française d’Eugen Weber et de Victor Nguyen, ou à la biographie d’Yves Chiron, dont l’érudition factuelle n’est ici pas égalée. Les polémiques de Maurras vis-à-vis des protestants, des francs-maçons et des étrangers auraient pu faire l’objet de développements plus substantiels. Surtout, les polémiques maurrassiennes à l’encontre des partis et mouvements politiques républica
ins donnent lieu à des évocations qui apparaissent relativement floues, sommaires ou schématiques, le biographe se contentant ici de narrer les épisodes les plus fameux ; le tournant important de 1919, qui voit l’Action française se jeter dans la lutte électorale, est néanmoins correctement rappelé et interprété.
Le point de vue adopté par Stéphane Giocanti à l’égard de son personnage constitue un autre élément pouvant être sujet à discussion. On doit reconnaître à l’auteur le mérite de présenter un portrait apparemment pondéré et équilibré de Maurras, ce qui est à coup sûr délicat, s’agissant d’une personnalité aussi polémique. De manière plus nette que les précédents biographes (parfois disciples directs du « Maître » comme Boutang ou Madiran), Stéphane Giocanti prend très ostensiblement ses distances avec les aspects les plus sulfureux de Maurras, déplorant à maintes reprises son antisémitisme virulent, puis aussi l’attitude anti-résistante adoptée pendant l’Occupation, qui voisine avec une hostilité tout aussi vive à l’égard des collaborationnistes de Paris.
Mais aux yeux de l’auteur, ces dérives ne constituent qu’une facette sombre, en partie aggravée par la sénescence, venant en contrepoint d’une existence et d’une œuvre créatrice admirables l’une et l’autre; l’ouvrage prend du coup fréquemment la forme d’un plaidoyer, potentiellement agaçant pour qui ne partage pas l’admiration du biographe. À l’en croire, les maurrassiens engagés dans la Résistance, assez nombreux, incarneraient par leur choix une fidélité à l’idéal légué, dont s’éloignerait le Maître déclinant; interprétation possible et séduisante, mais que pourront contester aussi bien les « purs » maurrassiens que les divers adversaires du maurrassisme.
Si la fidélité à l’héritage maurrassien apparaît de ce fait complexe et problématique, l’ouvrage donne aussi à réfléchir inversement sur l’image noire de Maurras, en suggérant de manière incidente des liens troubles entre le discours républicain de dénonciation et les règlements de compte internes à l’extrême droite. Ainsi est-il rappelé que le poème provençal composé par Maurras le 6 février 1934, périodiquement mentionné par l’historiographie républicaine comme le symbole d’un ridicule manque de sens politique de l’intéressé, est une anecdote montée en épingle au départ par Rebatet, déçu par la passivité du Maître. Plus encore, la mise en exergue récurrente de la fameuse « divine surprise » exprimée par Maurras dans un article de 1941, apparaît tributaire de l’interprétation préalable et biaisée de Marcel Déat, désireux de discréditer en pleine Occupation un rival politique abhorré.
En suggérant ainsi la complexité et les zones d’ombre de chaque camp, maurrassien et anti-maurrassien, cette biographie amène opportunément à dépasser les commodités des clivages manichéens, et à approfondir son jugement, favorable ou hostile, à l’égard de cette figure intellectuelle marquante. En dépit de ses limites précédemment évoquées, l’ouvrage pourra donc être lu avec profit par l’historien du politique.
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