Excellent article de Nathalie Heinich, sociologue au CNRS, dans Le Monde du 14 Août (1). Sous le titre La burqa, les sophistes et la loi, elle donne une belle leçon de bon sens et démonte calmement mais habilement, avec une force tranquille, les sophismes et les « étranges arguments » de certains.
Elle se référe au Bien commun -expression que Boutang préférait à celle d’Intérêt général– et on repense, à la lecture de son texte, à cette idée d’un minimum de lois, pour un maximum de moeurs, qui caractérisait, selon Thibon, une société bien portante.
Son texte est à lire, le voici.
La burqa, les sophistes et la loi.
Les lois existent déjà, appliquons-les !
D’étranges arguments sont apparus ces derniers temps à propos du débat sur le port de la burqa. Le 1er août, dans Le Monde, un enseignant à l’EHESS, Farhad Khosrokhavar, critique son éventuelle interdiction au nom de l’idée qu’elle risquerait de radicaliser le fondamentalisme islamique, alors que la France devrait » favoriser un islam modéré « .
Le 28 juillet, un anthropologue américain spécialiste de l’islam, John Bowen, s’inquiète, sur le site Nonfiction.fr, de ce qu’une telle interdiction, relevant d’un » ordre moral « , pourrait constituer » une atteinte à la vie privée des gens, à la liberté dans la sphère privée « . Et, la même semaine, l’annonce selon laquelle cette pratique ne concernerait que » 367 femmes « , selon une enquête de la police, amène certains à estimer que, pour si peu, une loi serait inutile, voire nuisible.
Etranges arguments ! Devrait-on renoncer à légiférer contre le crime parce que celui-ci ne serait le fait que de quelques individus ? La loi n’est pas affaire de nombre, mais de principe. Le problème posé par la burqa relève-t-il de la vie privée ? Evidemment non, puisque ce qui est en question est précisément son port dans l’espace public : personne, que je sache, n’a jamais songé à l’interdire dans les domiciles !
Le raisonnement de M. Bowen s’appuie sur une conception unilatéralement libérale de la citoyenneté, qui ne voit d’autre valeur à défendre que celle de la liberté individuelle, en vertu de laquelle tout un chacun devrait pouvoir faire tout ce qu’il veut, où il veut, comme il veut, à la seule condition qu’il soit bien mû par sa propre liberté, sans contrainte aucune. Ce faisant, il ignore qu’une autre réalité existe : celle qu’il nomme » ordre moral « , mais que d’autres ne craignent pas de nommer » intérêt général » ou » bien commun » – une valeur tout aussi fondamentale à leurs yeux que celle de la liberté des personnes.
Quant à l’idée de M. Khosrokhavar selon laquelle il faudrait s’abstenir d’interdire la burqa en France, en s’appuyant sur le précédent du foulard, qui aurait » apporté de l’eau au moulin des groupes fondamentalistes ou sectaires « , elle propose rien de moins que de déléguer aux institutions de la République le soin de faire le ménage au sein de l’islam, entre modérés et intégristes. Mais est-ce bien le rôle de nos institutions que d’intervenir dans une affaire interne à une religion ?
Fantômes sordides
Et si les musulmans modérés estiment que le fondamentalisme prend trop de place, pourquoi n’appellent-ils pas leurs coreligionnaires au respect des institutions du pays où ils vivent, plutôt que de demander à ces institutions de se renier elles-mêmes ? Que ne font-ils pas entendre clairement leurs voix ? Que ne se dotent-ils pas de porte-parole courageux qui condamneraient avec fermeté les excès commis au nom de l’islam, en France ou ailleurs ? Que n’appellent-ils pas à manifester contre les crimes islamistes, lorsqu’ils ont lieu ?
Au lieu de cela, ils recommandent aux institutions républicaines de faire comme eux : surtout, pas de vagues ! Circulez, il n’y a rien à voir ! Des cercueils ambulants, des insultes vivantes à l’humanité circulant dans les rues comme si de rien n’était – chut ! Ne dites rien, il y en a que ça pourrait énerver !
Le seul point sur lequel on peut donner raison à ceux qui ne veulent pas d’une loi contre le port de la burqa, c’est qu’elle n’est pas juridiquement nécessaire : il suffirait de faire appliquer celles qui existent déjà. Car il y a des lois pour défendre la sécurité, exigeant que tout un chacun puisse être identifié : personne ne doit pouvoir se soustraire à un contrôle d’identité. Et il y a des lois pour défendre la dignité humaine (oui, cette notion qui concerne le bien commun, au risque parfois d’entraver la liberté individuelle) : une dignité que la burqa ôte aux femmes qui la portent, en les privant de cela même qui fait l’humanité de l’être humain – son visage.
Nul besoin d’avoir lu Levinas pour le comprendre : il suffit d’avoir un jour croisé dans la rue ces fantômes sordides pour comprendre que ce qui leur est ainsi dénié – par d’autres ou par elles-mêmes, peu importe – c’est l’appartenance à l’humanité, qui permet à tout un chacun de rencontrer et de reconnaître son prochain ; et pour se sentir soi-même atteint, dans sa propre humanité, par ce spectacle dégradant.
Et ne nous y trompons pas : contrairement à l’affaire du foulard, qui appelait à juste titre l’application de la loi sur la laïcité, il ne s’agit plus d’un problème religieux, comme on voudrait nous le faire croire : les musulmans sont les premiers à rappeler que la burqa ne relève en rien d’une injonction islamique. Il s’agit, plus fondamentalement, d’un problème de rapport à la loi : un problème de mise à l’épreuve de l’autorité, de jeu infantile avec les limites de la permissivité, de déni de l’existence de principes moraux supérieurs aux caprices de la volonté individuelle. Ce pourquoi ceux qui ont autorité en la matière doivent y réagir, en faisant simplement ce pour quoi ils ont été élus ou nommés : étendre le champ d’application de ces lois au port de la burqa – et les faire appliquer.
Nathalie Heinich
Sociologue au CNRS
(1) : Nathalie Heinich est sociologue, directeur de recherche au CNRS.
Outre de nombreux articles dans des revues scientifiques ou culturelles, elle a publié des ouvrages portant sur le statut d’artiste et la notion d’auteur (entre autres La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Minuit, 1991 ; Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Minuit, 1993 ; Être écrivain. Création et identité, La Découverte, 2000 ; L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 2005) ; l’art contemporain (entre autres Le Triple jeu de l’art contemporain, Minuit, 1998) ; la question de l’identité (entre autres États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, Gallimard, 1996 ; L’Épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, La Découverte, 1999) ; l’histoire de la sociologie (entre autres La Sociologie de Norbert Elias, La Découverte, coll. Repères, Ce que l’art fait à la sociologie, Minuit, 1998 ; La Sociologie de l’art, La Découverte, coll. Repères, 2001 ; La Sociologie à l’épreuve de l’art. Entretiens avec Julien Ténédos, Aux lieux d’être, 2006 [vol. 1], 2007 [vol. 2] ; Pourquoi Bourdieu, Paris, Gallimard, 2007).
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