Sur les pas de Chateaubriand, de Denis Tillinac. Presses de la Renaissance, 96 pages, 24 euros.
« C’est l’histoire véridique d’un homme assez fou d’orgueil pour avoir défié Napoléon Ier avec une plume en guise de sabre. Sans Chateaubriand, la mélancolie n’aurait pas ces parfums d’automne qui insinuent dans la tristesse des effluves de félicité. Sans lui, je n’aurais pas été le même. C’est dans les miroirs de sa thaumaturgie que j’ai connu après tant d’autres ma vocation d’écrivain. Comme lui je suis l’héritier navré d’un monde en perdition, gardien à mon coeur défendant de ruines ennoblies par son art ; comme lui j’ai vu émerger un autre monde qui n’a rien pour me plaire. Comme lui je traîne par le fait une cohorte de regrets dont ma plume fait son miel et son fiel.
« Chateaubriand, c’est l’histoire fabuleuse d’une incursion à l’aveugle dans les contrées alors inexplorées de l’intériorité. De ce tremblé de l’âme, encore peu consistant et ne sachant avec quoi rimer, il a fait surgir un univers. Le sien. Le nôtre.
« Voilà l’histoire d’un noblaillon breton mal dans sa peau, mal dans son siècle, qui a inventé le romantisme français en poursuivant les ombres de son ombre (« …républicain par nature, monarchiste par raison et bourboniste par honneur… »). Voilà, à son aube violentée par l’orage, l’envol du moi vers ses confins inexplorés, ses retours dans les cryptes de la mémoire. Voilà dans sa quintessence toute l’aventure « moderne », et elle touche à son terme. La mort de cet écrivain génial sonne par anticipation le glas de toute illusion littéraire, et de cela je ne puis me consoler. J’en fais état pour dire ma dette, ma gratitude de fils indigne. »
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De l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, Bibliothèque de la Pléiade, oeuvres romanesques et voyages, tome II, Voyage de Jérusalem, pages 1043/1044:
« …De la roche de la Prédiction, nous montâmes à des grottes qui sont à la droite du chemin. On les appelle les Tombeaux des Prophètes; elles n’ont rien de remarquable, et l’on ne sait trop de quels prophètes elles peuvent garder les cendres.
Un peu au-dessus de ces grottes nous trouvâmes une espèce de citerne composée de douze arcades: ce fut là que les apôtres composèrent le premier symbole de notre croyance. Tandis que le monde entier adorait à la face du soleil mille divinités honteuses, douze pêcheurs cachés dans les entrailles de la terre, dressaient la profession de foi du genre humain, et reconnaissaient l’unité du Dieu créateur de ces astres à la lumière desquels on n’osait encore proclamer son existence. Si quelque Romain de la cour d’Auguste, passant à côté de ce souterrain, eût aperçu les douze juifs qui composaient cette oeuvre sublime, quel mépris il eût témoigné pour cette troupe superstitieuse ! Avec quel dédain il eût parlé de ce premiers Fidèles !
Et pourtant ils allaient renverser les temples de ce Romain, détruire la religion de ses pères, changer les lois, la politique, la morale, la raison, et jusqu’aux pensées des hommes. Ne désespérons donc jamais du salut des peuples. Les Chrétiens gémissent aujourd’hui sur la tiédeur de la foi: qui sait si Dieu n’a point planté dans une aire inconnue le grain de sénevé qui doit multiplier dans les champs ? Peut-être cet espoir de salut est-il sous nos yeux sans que nous nous y arrêtions ? Peut-être nous paraît-il aussi absurde que ridicule ? Mais qui aurait jamais pu croire à la folie de la Croix ?… »
Pour être tout à fait honnêtes, il me paraît difficile d’ignorer, superbement, de faire comme si n’existait pas, la critique très, voire trop, radicale qui a été faite de Chateaubriand par l’école d’Action française. En particulier par Maurras et Bainville, dans son Histoire de France, notamment. Critique reprise, plus tard, et presqu’aggravée par Pierre Boutang.
Au reste, une lecture un peu attentive du texte de Denis Tillinac semble, au moins en partie, accréditer leur thèse, leur donner raison.
Citons, au moins, la célèbre – et sans-doute injuste – apostrophe de Charles Maurras à l’adresse de « l’enchanteur »:
« Chateaubriand fut un des premiers après Jean-Jacques qui firent admettre et aimer un personnage isolé et comme perclus dans l’orgueil et l’ennui de sa liberté. […] La vieille France croit tirer un grand honneur de Chateaubriand, elle se trompe… À ses façons de craindre la démagogie, le socialisme, la république européenne, on se rend compte qu’il les appelle de tous ses voeux. […] Race de naufrageurs et de faiseurs d’épaves, oiseau rapace et solitaire, amateur de charniers […], il n’a jamais cherché, dans la mort et dans le passé, le transmissible, le fécond, le traditionnel, l’éternel : mais le passé, comme passé, et la mort, comme mort, furent ses uniques plaisirs. Loin de rien conserver, il fit au besoin des dégâts, afin de se donner de plus sûrs motifs de regrets. […] Cette idole des modernes conservateurs nous incarne le génie des Révolutions. »