(suite et fin de la réflexion engagée hier à partir du livre d’Hélène et Jean Bastaire, Pour un Christ vert)
On peut employer les mots que l’on voudra, et les formules les plus diverses. On peut parler, comme Boutang, de « Reprendre » l’Etat ; ou de le « séquestrer », comme le disait Renan (on va voir ci-après de quoi il s’agit….) ; ou encore de le « libérer », comme le disait Maurras.
Mais peu importent les mots : quelles que soient les formules que l’on choisit, l’important est bien, au bout du compte, de remettre l’Argent à sa place, et de bien comprendre comment et pourquoi, à quelle occasion historique, il a pu ainsi s’affranchir de toute contrainte, jusqu’à remplir tout l’espace et acquérir une puissance inédite chez nous : c’est en abattant la Royauté que ceux qui ont fait la révolution, et dont certains étaient peut-être sincères, ont en réalité ouvert la route à l’Argent, le pouvoir royal traditionnel, qui le maintenait à sa place, ayant disparu.
Tels des apprentis sorciers -et même si, bien sûr, on pourra toujours dire: Mais ils n’ont pas voulu cela !…- ils ont déclanché des forces immenses que leurs nuées abstraites ont été bien incapables de maîtriser, et devant lesquellles elles ont pesé d’un bien faible poids.
Ils raisonnaient dans l’une des sociétés les plus raffinées, les plus policées, les plus civilisées dont l’Histoire gardera la mémoire, et que l’on peut, à bien des égards, appeler un Âge d’Or. Mais ils ont obtenu le résultat inverse de celui qu’ils espéraient, et ils n’ont fait qu’initier le processus qui, implacablement et inexorablement, une fois qu’il s’est mis en route, a abouti au désastre actuel de notre Âge de Fer, barbare et asservi aux forces matérielles, où seul l’Argent est roi; où l’Argent est le seul roi….
Voici un texte lumineux de Charles Maurras, paru dans L’Action Française du 1° Août 1921 (mais on peut aussi, dans l’Ephéméride du 20 avril -jour de la naissance de Maurras- trouver un rapide résumé de l’Avenir de l’intelligence). Il est bon de le relire : nous parlerons donc bientôt – et très longuement, car il s’agit de quelque chose de fondamental… – de ce Maurras fulgurant de L’Avenir de l’Intelligence, qui avait – dès le début du siècle dernier – parfaitement compris et analysé la société dans laquelle nous allions vivre ; et dans laquelle, pour le coup, nous vivons maintenant : une société dans laquelle les puissances de l’Argent, après avoir éliminé le pouvoir politique traditionnel et fort incarné par la royauté, éliminerait toute autre forme de pouvoir, notamment celui des intellectuels et de la pensée, et finirait par rester seul maître d’une société à laquelle le nom d’ « âge de fer » conviendrait parfaitement.
Nous y sommes, hélas…. Mais nous verrons aussi que Maurras commençait les dernieres pages de l’Avenir de l’Intelligence par « A moins que… »…..
« L’Argent, en tant qu’argent, celui qui remplit sa fonction, honnête ou neutre, de simple Argent, ne m’inspire aucun sentiment d’hostilité, non plus que d’amitié ni d’envie. Je le voudrais bien à sa place. Je sais que, en démocratie, forcément, il monte trop haut (1). Le vertige démocratique le condamne à l’usurpation, parce qu’il ne peut trouver de contrepoids en démocratie. Cela est réglé, cela est vécu.
Ne croyez pas que les argentiers eux-mêmes aient lieu de s’en réjouir ! Ce qu’ils achètent indûment s’avilit et les avilit, voilà tout. Ils y perdent deux choses : ce qu’ils y croient gagner et eux-mêmes.
Pour savoir quels étaient les rapports de l’Argent et de l’Etat quand notre organisation naturelle et historique fonctionnait, lisons cette page de Bonald :
« Assurément, on ne pouvait se plaindre en France que de l’excessive facilité de l’anoblissement et, tandis qu’un meunier hollandais, ou un aubergiste suisse sans activité, comme sans désir, bornés à servir l’homme pour de l’argent, ne voyaient dans l’avenir, pour eux et leur postérité, que le moulin et l’enseigne de leurs aïeux, un négociant français, riche de deux cents mile écus, entrait au service de l’État, achetait une charge et une terre, plaçait son fils dans la robe et un autre dans l’épée, voyait déjà en perspective la place de président à mortier et celle de maréchal de France, et fondait une famille politique qui prenait l’esprit de l’ordre à la première génération, et les manières à la seconde. C’est, dit Montesquieu, une politique très sage en France, que les négociants n’y soient pas nobles, mais qu’ils puissent le devenir ». (2)
On voit à quoi servait l’Argent dans cette économie ; il servait à servir. Il servait à entrer dans les services de l’État, services où il était discipliné et traité suivant ses œuvres nouvelles. L’Argent devenait chose morale et sociale, il se chargeait de responsabilités définies qui l’introduisaient et le maintenaient sur un plan différent du sien. C’est que l’État était alors constitué en dehors et au dessus de l’Argent. L’État pouvait donner splendeurs, honneurs, influences, vastes espoirs dans toutes les directions de l’élévation politique et morale. En même temps, il imposait son esprit. Il gardait le gouvernement. C’est que, le Chef de l’État n’étant pas élu, la corruption essentielle n’était pas possible (3) : il n’était ni or ni argent qui pût faire de la souveraineté politique un objet de vente et d’achat.
Le souverain héréditaire n’était pas engendré par l’argent comme peut l’être un souverain élu : il pouvait donc offrir un patronage sûr aux forces que l’Argent tentait d’opprimer. Par ce mécanisme qui, selon le mot de Renan, « séquestrait » le pouvoir suprême, au-dessus des brigues et des trocs, un certain ordre d’injustice criante et de basse immoralité se voyait interdire la vie sociale. Depuis que le séquestre royal est supprimé, et que tout est livré au choix précaire et vacillant des volontés humaines, leur fragilité, leur faiblesse leur assignent l’Argent pour maître absolu : nul obstacle ne retient plus l’État français de rouler sur la pente où l’empire est mis à l’encan. »
Ceux qui s’obstinent à ne voir en Maurras qu’un penseur conservateur trouveront tout au contraire dans ce texte une analyse qui conteste le fondement même de la société subvertie dans laquelle nous vivons, c’est-à-dire la toute puissance de l’Argent.
Il faut en conclure que le printemps de l’Action Française a duré plus longtemps que ne le dit Paugham. Boutang l’a bien montré : Maurras est un grand contestataire, et il ne serait pas sérieux de prétendre aujourd’hui faire l’économie de son analyse.
Tout simplement parce que nous sommes en plein dans la réalité de cet Âge de fer dont il avait prévu la survenue.
(1) : voyez, dans notre actualité la plus immédiate, quelle prodigieuse leçon on peut tirer de l’élection de Barack Obama (comme nous l’avions signalé dans notre note « France, États-Unis : deux républiques, et pourtant si différentes !….. » du 6 novembre 2008 dans la catégorie « International : 2 : Monde » ou « Révolution, république, totalitarisme » ) : l’élection du Président, aux USA, s’achète, tout simplement ; le pouvoir politique suprême s’achète : c’est aussi, et peut-être surtout, parce qu’il avait réuni un trésor de guerre bien plus important que Mac Cain qu’Obama a pu lancer son rouleau-compresseur ….. Maurras n’est-il pas justifié , là, lorsqu’il écrit cette phrase « Je sais que, en démocratie, forcément, il monte trop haut » ?…..
(2) : on parle toujours du « rêve américain » ; n’y avait-il pas, de ce point de vue, un « rêve français » à cette époque évoquée ici par Bonald ? La possibilité que tout
un chacun, quelle que soit son origine, puisse « monter » et « réussir »……
(3) : notre proposition est précisément d’instaurer au sommet de l’Etat un espace a-démocratique, mais éminemment politique qui garantirait et pacifierait la vie politique ; qui ordonnerait et rendrait féconde et utile la vie politique, au lieu du cirque lamentable et du champ clos d’ambitions effrénées à quoi elle se résume actuellement.
Cincinnatus sur Une initiative papale qui, curieusement, arrive…
“Nous ne sommes pas capables en France d’une révolution de velours, nous sommes incapables de faire…”