Il faut être reconnaissants à Jean-François MATTEI, avons-nous dit, d’avoir écrit « Le regard vide – Essai sur l’épuisement de la culture européenne ». Et, en effet, il faut lire et relire ce livre, le méditer, en faire un objet de réflexion et de discussions entre nous. Il dit, un grand nombre de choses tout à fait essentielles sur la crise qui affecte notre civilisation – et, bien-sûr, pas seulement la France – dans ce qu’elle a de plus profond.
Ce livre nous paraît tout à fait essentiel, car il serait illusoire et vain de tenter une quelconque restauration du Politique, en France, si la Civilisation qui est la nôtre était condamnée à s’éteindre et si ce que Jean-François MATTEI a justement nommé la barbarie du monde moderne devait l’emporter pour longtemps.
C’est pourquoi nous publierons, ici, régulièrement, à compter d’aujourd’hui, et pendant un certain temps, différents extraits significatifs de cet ouvrage, dont, on l’aura compris, fût-ce pour le discuter, nous recommandons vivement la lecture.
–extrait n° 11 : pages 130/131.
Il y a donc bien une détresse de l’Europe, et non pas seulement un déclin, lequel pourrait n’être que passager, dans la mesure où la figure spirituelle, lasse d’assumer « la fonction archontique de l’humanité entière » (1), est abandonnée d’elle-même et se vous désormais à sa propre déréliction. Husserl amplifie encore son propos lorsqu’il en vient à parler, dans la conclusion de sa conférence, d’ « une crise de l’existence européenne », dont chacun semble convaincu aujourd’hui, et qui se révèle par les différents symptômes de « désagrégation de la vie ». Elle tient finalement à l’incompréhension du savoir régnant du « phénomène Europe » dans ce qu’il faut bien qualifier, comme le faisait Valéry à la même époque, de « noyau essentiel central ». La crise de l’existence européenne, qui est une crise du sens, ne saurait alors avoir que deux issues. Soit l’Europe se satisfera de sa décadence spirituelle, quelles que soient d’autre part ses réussites techniques et économiques, et elle restera étrangère à l’âme qui est la sienne au point de sombrer dans la barbarie ; l’avenir donnera immédiatement raison à Husserl avec le désastre de la seconde Guerre mondiale et le génocide des Juifs. Soit l’Europe réussira à renaître, comme elle l’a déjà fait à d’autres époques, en revenant à la mission qu’elle s’est donnée, et elle triomphera de la lassitude qui la mine.
(1) : E. Husserl, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie », page 371.
-extrait n° 12 : page 133 (début du chapitre III, Regard sur la Cité).
Si le premier regard de l’âme européenne, dans son souci de connaissance, est un regard d’étonnement devant le théâtre des choses, des œuvres et du monde, le deuxième regard qu’elle porte sur la cité, dans son souci de justice, est un regard d’indignation devant le spectacle des hommes, des institutions et de l’histoire. Le mouvement de révolte qui l’anime devant les indignités faite à l’être humain l’a progressivement conduit à instaurer l’Etat de droit et à édifier une morale universelle. De nouveau, l’esprit de l’Europe a pris ses distances à l’égard des situations tragiques qu’il devait sans cesse affronter. Les poètes grecs avaient ouvert la voie, avec Homère pleurant les malheurs de Troie, détruite par les Achéens, ou Eschyle compatissant à la défaite des Perses à Salamine, et ils n’avaient pas hésité à chanter la dignité des vaincus face à la barbarie des vainqueurs. Euripide fera ainsi dire au chœur des captives troyennes, dans Hécube, pour évoquer le pays perdu, que « l’Europe est mon séjour, autant dire le lit et la chambre d’Hadès » (1). Hector, terrassé par Achille, et Andromaque, réduite à l’esclavage, qui étaient pourtant les ennemis des Grecs, deviendront deux grandes figures lumineuses des Européens.
(1) : Euripide, Hécube, vers 482/483, Théâtre complet, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, page 425.
Le regard vide – Essai sur l’épuisement de la culture européenne, de Jean-François Mattéi. Flammarion, 302 pages, 19 euros.
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