Il faut être reconnaissants à Jean-François MATTEI, avons-nous dit, d’avoir écrit « Le regard vide – Essai sur l’épuisement de la culture européenne ». Et, en effet, il faut lire et relire ce livre, le méditer, en faire un objet de réflexion et de discussions entre nous. Il dit, un grand nombre de choses tout à fait essentielles sur la crise qui affecte notre civilisation – et, bien-sûr, pas seulement la France – dans ce qu’elle a de plus profond.
Ce livre nous paraît tout à fait essentiel, car il serait illusoire et vain de tenter une quelconque restauration du Politique, en France, si la Civilisation qui est la nôtre était condamnée à s’éteindre et si ce que Jean-François MATTEI a justement nommé la barbarie du monde moderne devait l’emporter pour longtemps.
Le regard vide – Essai sur l’épuisement de la culture européenne, de Jean-François Mattéi. Flammarion, 302 pages, 19 euros.
Plus ultra
(Chapitre intégral, pages 153/154/155/156/157/158)
Si l’Europe a réussi à s’imposer au monde, à la suite des grandes explorations des XVème et XVIème siècles, c’est parce que sa « soif infinie du savoir » l’a poussé à prendre et à unifier tout ce qui lui était extérieur. Et sa liberté de mouvement, qui se confond avec sa passion de connaissance, l’a progressivement arrachée à elle-même pour se retrouver, ou se perdre, dans ses altérités. Le drame de l’Europe, des Temps modernes au XXème siècle, tient au fond à la devise que Charles Quint avait reçue de son médecin italien, Luigi Mariliano : Plus ultra. C’était à vrai dire un jeu de mots qui appelait un défi. Non plus ultra était l’ordre gravé par Hercule sur les deux colonnes du détroit de Gibraltar pour interdire aux navigateurs de s’aventurer au-delà du monde connu. Le héros grec faisait ici preuve de sagesse en demandant à l’homme de rester dans ses propres limites. L’empereur viola l’interdit mythique en changeant la devise, qui devint celle de l’Espagne, pour affirmer sa volonté de dépasser toutes les bornes et assurer la plus grande extension à son empire. L’impérialisme de l’action est ainsi la conséquence naturelle de l’empire de la pensée dès qu’elle cherche à connaître et à posséder, pour mieux jouir d’elle-même, tout ce qui tombe sous son regard. Et le regard de l’Europe a porté toujours plus loin dans sa conquête du monde et de l’univers. Tel un navire qui largue ses amarres, l’esprit européen n’a pas hésité à franchir les limites, grecques, romaines et chrétiennes au sein desquelles il était né tout en faisant appel à ses propres principes pour imposer à la planète son hégémonie culturelle et politique.
La liberté de conquête du monde prendra une forme militaire, avec les conquistadores, scientifique, avec les savants, religieuse avec les missionnaires, pédagogique, avec les instituteurs, économique, avec les marchands et politique, avec les juristes. L’Europe se voudra ainsi le centre du monde comme la Terre, dans le système de Ptolémée, occupait le centre de l’Univers. Déjà l’oracle de Delphes, pour le mythe archaïque, se trouvait au nombril du monde là où les deux aigles, envoyés par Zeus aux extrémités de la Terre, s’étaient croisés à l’aplomb de l’omphalos. Apollon, le dieu de lumière et de divination, prit alors possession de Delphes et, après avoir terrassé le dragon Python, installa le sanctuaire où devait officier la Pythie. La Grèce, puis l’Empire romain et, après sa chute, l’Europe chrétienne se pensèrent sur el même modèle géocentrique d’un monde habité par le souffle de la prophétie. Ce désir de maîtrise de la pensée, exacerbé par sa fascination pour le mouvement, ce que Peter Sloterdijk a qualifié de « mytho-motricité européenne » (1), s’il n’était plus fidèle à l’essor platonicien de l’âme ordonné par l’Idée, devenait légitime pour la translatio imperii. La vocation impériale de l’Europe, dans sa volonté farouche d’unité, s’est toujours appuyée depuis Charlemagne et l’Empire carolingien, sur la continuité de l’imperium romain, mais également sur la tradition de la philosophie grecque qui voyait dans l’orbe de l’unité la perfection du monde et celle de la cité.
Le transfert du pouvoir, translatioi imperii, a donc été en même temps un transfert du savoir, translatio studii, comme on le voit chez les théologiens médiévaux. Othon, évêque de Freising, demi-frère et oncle des empereurs allemands Conrad III et Frédéric Ier ; écrivait que « toute la puissance et la sagesse humaines nées en Orient ont commencé à s’achever en Occident », retrouvant l’idée grecque puis romaine de la perfection de la culture barbare réalisée par la culture philosophique. Hugues de Saint-Victor soulignait, de façon plus appuyée, la vocation divine de cet empire chrétien d’Occident qui ne portait pas encore à son époque le nom d’Europe :
« La divine Providence a ordonné que le gouvernement universel qui, au début du monde, était en Orient, à mesure que le temps approche de sa fin se déplaçât vers l’Occident pour nous avertir que la fin du monde arrive, car le cours des évènements a déjà atteint le bout de l’univers» (2).
1543 : Le De revolutionnibus orbium celestium, de Nicolas Copernic, étudiant de l’Université Jagellon de Cracovie, dont la devise est Plus ratio quam vis (la raison plus que la force)
Ce sera effectivement bientôt la fin du monde fini, en politique comme en cosmologie, pour une Europe qui va peu à peu s’aliéner d’elle-même. Je suis tenté de croire que le déclin de l’Europe, sur le plan politique comme sur le plan moral, et en dépit de son règne colonial, a suivi avec quelques siècles de retard la révolution de Copernic. Qu’a-t-elle fait d’autre, en effet, pour reprendre la question de Nietzsche dans le Gai Savoir, sinon « désenchaîner cette terre de son soleil » au point de parvenir à « effacer l’horizon tout entier ». Tel est le sens cosmique de la mort de Dieu qu’annonce l’insensé en allumant la lanterne de notre hubris en plein midi. En se détachant des idéaux qui la guidaient et en doutant de ses propres principes, l’Europe a perdu l’orientation solaire qui lui était naturelle pour se livrer à une errance « à travers un néant infini » où elle sent « le souffle du vide » (3). Désormais, ce n’est plus seulement notre planète qui a perdu sa situation centrale dans le concert d’un monde qui tournait autour d’elle ; ce n’est plus l’homme, perdu entre deux infinis, qui occupe une position privilégiée dans l’ordre du cosmos ; c’est le continent européen qui n’impose plus son hégémonie culturelle aux autres peuples et aux autres civilisations. L’ironie de l’histoire tient à ce que ce sont les penseurs européens eux-mêmes, avec Copernic, Kant et Marx, qui, en s’appuyant sur leurs principes scientifiques, moraux et politiques pour en critiquer la légitimité, ont mis en péril l’hégémonie d’une culture qui se voulait universelle.
Carl Schmitt a longuement établi dans Le Nomos de la Terre, comment le droit des gens européens, le Jus publicum Europoeum, fondé sur l’Etat moderne au sens de Bodin et de Hobbes, a imposé ses normes politiques et juridiques au reste du monde. La justification de la prise de terre des pays étrangers au continent européen, qui fixa le nomos de l’ensemble de la terre, fut appuyée à la fois sur l’existence d’ « immenses espaces libres » et sur la supériorité d’une culture tout aussi libre qui ignorait superbement les obstacles conceptuels ou matériels. En ce sens, les Européens n’ont jamais considéré leurs conquêtes sur le modèle des invasions traditionnelles de territoires occupés par d’autres peuples. Comme l’écrit Schmitt dans une perspective hégélienne, la découverte et l’occupation du Nouveau Monde étaient plutôt « une performance du rationalisme occidental revenu à lui, l’œuvre d’une formation intellectuelle et scientifique telle qu’elle s’était constituée au Moyen-Âge européen, et cela essentiellement à l’aide de systèmes conceptuels qui ont joint le savoir de l’Europe antique et du monde arabe à l’énergie du christianisme européen pour en faire une force maîtresse de l’histoire » (4).
Tout est en effet une question d’énergie et de force comme le montre l’appétit de découvertes et de connaissances que la science de l’époque tira très vite des expéditions lointaines. Les représentations cosmographiques que les savants multiplièrent dans toute l’Europe en témoignent au même titre que les progrès des sciences à la Renaissance. L’occupation politique et économique ne fut au fond que l’expression visible de l’occupation intellectuelle et culturelle du rationalisme occidental contre laquelle les indigènes ne pouvaient pas lutter avec leurs propres armes. Schmitt est donc autorisé à dire, même si le propos paraît blessant pour les peuples vaincus, que « la supériorité intellectuelle était entièrement du côté européen, et forte à ce point que le Nouveau Monde put être simplement « pris », tandis que dans l’Ancien Monde d’Asie et de l’Afrique islamique ne s’est développé que le régime des capitulations et de l’exterritorialité des Européens » (5). Ce qualificatif d’ « Européens » désignait alors le statut normal de l’humanité qui prétendait être le statut déterminant pour les parties inconnues de la Terre : la civilisation mondiale se confondait avec la civilisation européenne. « En ce sens – conclut Schmitt – l’Europe était toujours encore le centre de la Terre » (6), même si le décentrement apporté par le Nouveau Monde, qui, des siècles plus tard, donnerait l’hégémonie à l’Amérique, avait relégué dans la passé « la vieille Europe ».
Il me semble que la raison est facile à comprendre, par delà toute critique convenue du colonialisme. Si le nomos, un terme grec que l’on traduit généralement par la « loi » mais qui signifie à l’origine le partage, et même la répartition des pâturages dans le monde pastoral, est bien la mesure qui divise les terres et la configuration spatiale d’un pays, l’espace géographique est indissolublement lié à l’espace politique, à l’espace intellectuel et à l’espace spirituel ou religieux qui en sont la manifestation abstraite. La colonisation européenne, mise en place lors des expéditions militaires sur des mers libres de toute autorité, ce qui a entraîné l’opposition juridique de la « terre ferme » et de la « mer libre » du fait de la maitrise maritime de l’Angleterre, a été le trait fondamental du droit des gens européens. Elle a commandé par conséquent l’ensemble de la politique mondiale jusqu’au XXème siècle et défini l’ordre spatial et juridique des Etats d’Europe par rapport aux espaces libres des océans et de l’outre-mer. La libido sciendi et la libido dominandi de la culture européenne sont demeurées fidèles à cette énergie inépuisable d’un esprit qui ne pouvait s’appréhender et se communiquer, comme le soulignait Hegel, que dans son opposition à un monde extérieur qu’il lui fallait soumettre à son principe d’universalité.
(1) : Peter Sloterdijk, Si l’Europe s’éveille, Paris, Mille et une nuits, 2003, page 69.
(2) : Jacques Le Goff, La Civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1964,, pages 218/219.
(3) F. Nietzsche, Le Gai savoir (1882), livre III, § 125, « L’insensé » Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1967, tome V, page 137.
(4) : C. Schmitt, Le Nomos de la Terre (1950), Paris, PUF, 2001, pages 133 et 141.
(5): C. Schmitt, Le Nomos de la Terre (1950), Paris, PUF, 2001, pages 133.
(6 ): C. Schmitt, Le Nomos de la Terre, ibid, page 88.
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