Il faut être reconnaissants à Jean-François MATTEI, avons-nous dit, d’avoir écrit « Le regard vide – Essai sur l’épuisement de la culture européenne ». Et, en effet, il faut lire et relire ce livre, le méditer, en faire un objet de réflexion et de discussions entre nous. Il dit, un grand nombre de choses tout à fait essentielles sur la crise qui affecte notre civilisation – et, bien-sûr, pas seulement la France – dans ce qu’elle a de plus profond.
Ce livre nous paraît tout à fait essentiel, car il serait illusoire et vain de tenter une quelconque restauration du Politique, en France, si la Civilisation qui est la nôtre était condamnée à s’éteindre et si ce que Jean-François MATTEI a justement nommé la barbarie du monde moderne devait l’emporter pour longtemps.
C’est pourquoi nous publierons, ici, régulièrement, à compter d’aujourd’hui, et pendant un certain temps, différents extraits significatifs de cet ouvrage, dont, on l’aura compris, fût-ce pour le discuter, nous recommandons vivement la lecture.
…..La démocratie est une statue de sable qui s’écoule au fil du temps avec pour seule vertu celle du sablier. On sait que les cellules d’un organisme savent reconnaître ce qui lui est propre et ce qui lui est étranger, sous la forme d’agents infectieux, grâce à leur propriété biologique de tolérance immunitaire ; cependant, dans certaines maladies, nos lymphocytes attaquent nos propres tissus et, ne reconnaissant plus ce qui appartient à l’organisme et ce qui ne lui appartient pas, produisent des anti-corps contre nous-mêmes. L’auto-immunité est ainsi la capacité destructrice d’un être vivant de supprimer ses défenses immunitaires, comme si elles étaient un facteur étranger, au point de se détruire du fait de cette altérité. Derrida nomme cette hantise de soi, qui consiste à s’affaiblir et à se suicider, « l’auto-infection de toute auto-affection » (1). La démocratie sera donc toujours différée dans un processus mortifère qui lui interdit d’accéder à une souveraineté propre. Elle restera condamnée, comme dans la peinture qu’en donnait Platon, à traîner dans les rues et à bousculer les passants, tout à son ivresse de saper les lois de la cité et à traiter également l’étranger et le citoyen, ou, mieux encore, à brutaliser le citoyen pour accueillir l’étranger. Rousseau avait déjà récusé sèchement cette bonne conscience cosmopolite : « Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins » (2). C’est là une conduite de mauvais citoyen, voire de « voyou », et Derrida n’hésite pas à s’en réclamer dans l’ouvrage qui porte ce titre : « Le demos n’est donc jamais loin quand on parle du voyou. Ni la démocratie très loin de la voyoucratie ». Voilà bien, avec la déconstruction reconnue du platonisme, la déconstruction revendiquée de la politique vouée à un suicide programmé dans le renoncement auto-immunitaire au propre de l’Europe.
Les États européens ont mis en pratique ce choix mortel. Ils ont échoué à établir une unité politique qui ne se limiterait pas à un espace économique de libre-échange dont les principes culturels seraient exclus. En ce domaine, le projet de l’Europe est aussi vide, chez la plupart des gouvernants et chez beaucoup de créateurs, que le regard qu’une majorité d’Européens portent sur leur héritage commun. Il leur est effectivement devenu étranger. Le refus d’inscrire le patrimoine du christianisme dans le préambule de la Constitution européenne en témoigne au premier chef sous le prétexte que l’Europe ne serait pas un « club chrétien ». L’absurdité de l’argument saute aux yeux. D’une part l’Union européenne, comme le note justement Pierre Manent, a bien été à l’origine un club, fondé en 1951 par des personnalités qui se réclamaient du christianisme, Robert Schumann en premier lieu, et qui ne réduisaient pas l’identité européenne à la seule Haute Autorité du Charbon. Et les pays fondateurs de l’Union se sont bien cooptés à la manière d’un club en demandant aux nouveaux arrivants de souscrire à leurs propres principes. D’autre part, le christianisme n’a jamais été un club dans la mesure où il s’est affirmé comme la religion universelle qui reçoit ses fidèles dans la communion. Dès lors, conclut Pierre Manent, quand on avance que l’Europe n’est pas un club chrétien, pour éviter de dire, contre l’évidence historique, qu’elle n’est pas chrétienne, « la seule chose qui empêche de dire que l’Europe n’est pas chrétienne, c’est qu’elle l’est en effet » (4). Il en va de même de l’héritage grec avec le rejet parallèle, dans le projet avorté de Constitution, de l’éloge de la démocratie athénienne par Périclès sous le prétexte que la Grèce avait été une nation esclavagiste. Tout concourt donc en politique et en économie à cet ébranlement de nos fondations culturelles. Que les billets de banque européens, réduits au petit cap sémantique d’ « euro », ne présentent aucune œuvre d’art réelle de l’Europe, mais des portails, des fenêtres ou des ponts virtuels qui ne rappellent rien à personne, d’autant que les visages humains, ceux de Pascal, de Richelieu ou de Delacroix, mais aussi bien ceux de Léonard, de Keats ou de Wagner, ont été supprimés pour ne chagriner aucune nation, font chaque jour la preuve des ravages de l’auto-immunité décrite par Derrida.
Karel Kosic se demandait dans Un troisième Munich ? si, après l’effondrement du nazisme et la décomposition du communisme, l’Europe n’était pas menacée par un mal moins visible, mais sans doute plus insidieux. « Le mal de Munich », aux métastases aujourd’hui mondiales, n’est autre que l’affaiblissement de nos démocraties poussées jusqu’à l’extinction de ses propres ressources. Retrouvant le diagnostic implacable de Nietzsche un siècle plus tôt, Kosic fustigeait nos renoncements devant la montée du nihilisme qui est en même temps, selon la formule de Castoriadis, la montée de l’insignifiance. « C’est par rien que nous sommes menacés tous, l’Europe et nous-mêmes ! Ce « rien » représente la plus grave menace pour le siècle à venir » (6). En dépit de son athéisme, l’auteur marxiste exigeait la reconnaissance du patrimoine chrétien des cathédrales et de la musique sacrée, celle de l’héritage grec des temples et des statues, et celle de la tradition critique des Lumières avec Diderot ou Kant. Dans l’accroissement de l’accessoire au détriment de l’inessentiel, du passager au détriment de l’éternel, de l’évènement au détriment de l’histoire, Kosic voyait le signe de la décadence irrésistible de la culture européenne. Après avoir échappé aux totalitarismes, la démocratie pourrait-elle s’élever de son propre effort vers le sublime au lieu de se complaire dans le mauvais goût et dans ce qu’il appelait l’absence de style ? Alors que la culture européenne avait fait depuis l’origine le choix d’une forme architectonique qui ordonnait l’articulation historique des espaces de la création et des domaines de la pensée, « l’époque moderne reposera sur la négation de l’architectonique » ; la pratique généralisée de la déconstruction derridienne en est l’exemple le plus frappant. Le processus qui résulte de l’abandon accepté des formes culturelles de l’Europe, dans la forme de l’idéalité, devient alors un ravage généralisé au monde entier. « Cette dévastation débilitante sème le vide, un vide rampant qui envahit les hommes. L’âme humaine souffre d’un trop-plein de vide » (7). Nul ne s’étonnera alors de ce regard avide que l’Europe porte chaque jour sur le vide qui l’habite.
(1) : J. Derrida, Voyous, page 154.
(2) : J.J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, livre I, page 249.
(3) : J. Derrida, Voyous, page 97.
(4) : P. Manent, La Raison des nations, pages 94/95.
(5) : Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 35-46, pages 810/818.
(6) : K. Kosic , « Un troisième Munich ? », La Crise des temps modernes, page 117, souligné par l’auteur.
(7) : K. Kosic , « Un troisième Munich ? » ? La Crise des temps modernes, page 114.
Le regard vide – Essai sur l’épuisement de la culture européenne,de Jean-François Mattéi. Flammarion, 302 pages, 19 euros.
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