En ces temps de crise globale –qui bien plus que simplement économique est une crise anthropologique et ontologique- les instances du Pays Légal ont voulu un débat sur l’identité nationale; ce débat a permis -au moins en partie- l’expression des inquiétudes et, parfois, des doutes et du découragement d’un très grand nombre de nos concitoyens, à propos justement de cette identité nationale.
Hilaire de Crémiers a quelque chose à dire à tous ceux qui doutent ou qui sont dans l’angoisse. Il le fait dans un texte fort, qu’il est bon de lire et dont il est bon de méditer la leçon : Naissance d’une nation : Clovis et les principes fondateurs de l’identité française.
Cet article a été publié dans Renaissance Catholique ( http://www.renaissancecatholique.org/ ).
Dans une ample vision de notre Histoire, avec le recul que lui donne le survol des siècles, Hilaire de Crémiers redonne le sens profond de l’aventure de Clovis, dont il situe bien le caractère éminemment politique -au sens fort et noble du terme- et ouvre à ces sentiments d’espérance qu’évoquait Jacques Bainville, lorsqu’il écrivait « Pour des renaissances, il est encore de la foi… »
On écoutera la version orale, si l’on peut dire, de ce Grand Texte en cliquant sur le lien ci-après, qui restitue le discours prononcé par Hilaire de Crémiers aux Baux de Provence, lors du Rassemblement Royaliste de 1996 :
Du Rhin aux Pyrénées, l’unité est faite, l’ordre civil est rétabli, la loi proclamée, la loi salique revue et corrigée, la justice rendue. La loi ecclésiastique, avec le concile d’Orléans, sous l’autorité du roi, fils de l’Église catholique —tel est son titre octroyé par le concile lui-même !— garantit la foi et la paix, l’ordre social et hiérarchique. Si l’on veut dénoncer ce que l’on appelle l’intrusion du pouvoir royal dans les affaires ecclésiastiques, il faut remonter à Clovis et d’ailleurs plus haut.
Cette œuvre est unique, naturelle et surnaturelle. Toute l’élite de l’époque en a conscience et Clovis tout le premier. Cette œuvre, il l’a placée lui-même sous le patronage de Martin, le patron de cette Gaule aimée et auquel il vient, comme il se doit, en rendre l’hommage légitime. Clovis, roi des Francs, est devenu le roi des Gallo-Romains, de cette population dont le professeur Dupâquier a montré d’une manière remarquable la permanence constitutive de notre histoire. Il est le roi catholique des évêques catholiques. Revêtu des insignes du consul, de la chlamyde, il est le représentant actuel de l’antique ordre romain. L’Empire, la civilisation se trouvent un successeur en lui. Si Sidoine l’avait su, il en aurait pleuré de joie, comme tous ses confrères. Clovis est le nouveau Constantin. Cela ne fait aucun doute pour les contemporains cultivés. Enfin, il est le roi de Paris, de la Lutèce de Geneviève ; il y tient. C’est là qu’il vient résider dans le palais de Constance Chlore. C’est de là qu’il commence à rendre justice. C’est là qu’il meurt. Il se fait enterrer à côté de Geneviève, sur la sainte montagne, dans cette basilique qu’avec son épouse Clotilde il a fait construire pour montrer sa fidélité romaine en l’honneur des apôtres Pierre et Paul.
La légende naquit aussitôt. Pourquoi ? Non pas parce que la nation France serait née à cette date. Les historiens nous mettent en garde contre cette trop facile assertion, et ils ont raison. Mais parce que les contemporains ont compris ce que nous comprenons encore à 1500 ans de distance : que c’était une histoire extraordinaire, une rencontre merveilleuse. Eh quoi ! Une si longue et si juste aspiration qui trouve en quelques années une satisfaction dans la réalisation d’un projet politique dont l’intelligente conception contente le cœur de tout un peuple ! C’est si vrai que Clovis est devenu un modèle ; oui, Clovis est le modèle du projet royal français. Son nom y est associé à tout jamais. Ça ne sera plus, ou du moins, ça ne pourra plus être, mais il faudra encore des années, des siècles pour le confirmer, ça ne pourra plus être pour la Gaule, pour la France qui naît de la Gaule, le modèle impérial. C’est fini. Il y aura encore des hésitations, certes, mais l’idée nouvelle est lancée, qui triomphera de l’ancienne.
Le modèle impérial est intégré dans le modèle royal de Clovis, modèle nouveau, forme politique pour cette Gaule qui va devenir la France. Et, pour passer les siècles, pourquoi croyez-vous que nos rois Valois, nos rois Bourbon jusqu’à Louis XVI se sont faits représenter en empereurs romains ? Au-delà du modèle sculpté à l’antique, il y a cette volonté de manifester encore et toujours que le véritable successeur de l’ordre romain, de l’empire romain, d’Auguste, de Constantin et du grand Théodose, c’est le roi de France, le successeur de Clovis et non…, non l’autre, le Germanique !
Et ce modèle royal ne serait plus, non plus, la royauté des peuples barbares, celles des coutumes germaniques, des partages, des règlements de comptes. Mais, là aussi, il faudra des années et des siècles pour que la notion nouvelle s’impose. Clovis reste un modèle. Ce sera le modèle d’un nouveau type de roi uni à son peuple dans une composition harmonieuse, répondant à son aspiration profonde d’unité, d’ordre, de paix, de dignité dans la civilisation, d’exactitude dans la foi.
Modèle ! C’est tellement vrai qu’il sera la référence dans toutes les époques troublées de notre histoire. Les Français, à chaque fois qu’il faudra de nouveau se rassembler, se réunir pour survivre, auront toujours l’impression de revivre quelque épisode de leur vieille histoire ! C’est toujours la même chose : arrêter les invasions, faire les frontières, rejeter l’étranger, aller à Reims faire le roi condition du salut, reconquérir le royaume, le pacifier par la justice. Ainsi faudra-t-il faire de crise en crise, de siècle en siècle.
Oui, combien de fois faudra-t-il le faire et le refaire ! Et puis, cette vieille Bourgogne, cette Armorique, cette Aquitaine, ce Midi, cette Provence, la “provincia” par excellence de cette Gaule romanisée dont elle garde le nom, les ramener dans la mouvance française sous l’autorité du roi de Paris ! Ils le savent bien, les politiques, les clercs, les légistes qui travaillent pour le roi, les hommes d’armes aussi.
Et chacun affûte ses arguments, et puise dans la légende. Elle est comme un arsenal de preuves. Les siècles ont aménagé cette légende et c’est bien compréhensible. Il y a des sots et des sots savants pour s’en étonner. Laissons-leur leur étonnement et leur science.
Oui, l’histoire façonna cette légende. Grégoire Florent, le fameux évêque de Tours, gardien du tombeau de saint Martin, un siècle après les événements, rédige la première Historia Francorum. Dès qu’il arrive à l’histoire de Clovis, son récit quelque peu ennuyeux se relève d’un style particulier ; il a des images éclatantes, des phrases frappées. Déjà des enjolivements. Pourquoi ? Il veut exprimer la signification que l’événement a revêtue. L’association d’idées l’amène à raconter les événements selon des schémas anciens, et par exemple il façonne l’image de Clovis sur celle de Constantin. Autre exemple : Grégoire de Tours raconte que, lors de la bataille de Vouillé, des éclairs jaillirent de la basilique Saint-Hilaire qui abattirent l’armée wisigothique. L’a-t-il entendu dire ? L’a-t-il lu ? Peut-être. Fort bien. Mais surtout, il veut montrer par là à quel point Clovis dans son entreprise d’Aquitaine se trouvait être le successeur d’Hilaire dans sa lutte contre l’arianisme : Clovis parachevait sur le plan militaire l’œuvre spirituelle d’Hilaire de Poitiers.
Frédégaire, continuateur et compilateur de Grégoire de Tours, amplifie encore quelques récits. Les premiers rédacteurs des vies des saints des Gaules, de saint Vaast à sainte Geneviève, rajoutent des éléments. Les historiens sérieux font le tri évidemment. Ils discernent et ils voient fort bien sous le récit la réalité vraie. Le livre de Michel Rouche est remarquable à ce point de vue et surtout dans sa deuxième partie, consacrée à l’étude critique des textes ; il les scrute et il en montre la véracité, chef-d’œuvre de critique, de critique à la française, pleine de science mais supérieure à la science, où triomphe l’esprit de finesse.
Ainsi se maintint dans la tradition le mystère d’une origine prodigieuse de la royauté franque alors que les Mérovingiens s’entre-déchiraient dans des meurtres abominables et donnaient un spectacle scandaleux. La notion d’État avait disparu. Les Pepinides, habilement, s’employèrent à le restaurer. Ils reformèrent le territoire, ils le protégèrent de l’invasion, ils rendirent la justice.
La légende sainte s’attacha alors naturellement à leur race. Ce ne furent pas seulement les évêques qui les soutinrent ; les papes de Rome en difficulté les appelèrent à leur secours. Les Vicaires de Jésus-Christ firent pleuvoir sur leurs têtes et sur leurs peuples les bénédictions divines. Le pape Zacharie, pour écarter définitivement les derniers Mérovingiens, déclara “qu’il valait mieux que celui-là fût appelé roi qui avait la puissance effective”. Autrement dit, ce qui compte, c’est l’œuvre. Le roi est fait pour l’œuvre. L’œuvre royale ! C’est celle de Clovis !
Clovis avait été baptisé et confirmé du saint-chrême comme roi. Maintenant, les rois, déjà baptisés et confirmés, sont oints en tant que rois pour exercer leur charge. Pour la première fois, l’onction royale est donnée à Pépin et à ses fils. Le pape Etienne II viendra les oindre encore lui-même du saint-chrême à Saint-Denis en 754. A partir de cette date, les souverains pontifes, dans leurs actes publics, marqueront une déférence spéciale au roi de France. Il est le “compère spirituel” du pape. Nouveau David, le roi de France est le successeur des rois de Juda. Le peuple des Francs est le peuple de Dieu, la nation sainte.
Mais le modèle n’est pas encore fixé. L’histoire hésite encore. Charlemagne restaure l’unité de l’Occident en unité temporelle et unité spirituelle. Il garantit un territoire au pape, qui le couronne empereur à Rome. L’histoire revient-elle en arrière ? Est-ce encore un modèle impérial ? Les héritiers se disputent de nouveau. 843, le traité de Verdun divise l’Empire en trois États, l’origine de presque toutes nos guerres. La Germanie à l’est, la Lotharingie coincée au centre et, à l’ouest, la vieille Neustrie qui s’appellera bientôt “Francia”. Où sont les promesses ? Où les bénédictions ? Sur quelles têtes vont retomber les grâces ? A qui sont dévolues en héritage les merveilles ? Qui est le véritable successeur de Clovis ?
Alors, apparut le plus avisé politique de son temps, Hincmar, moine de Saint-Denis, devenu archevêque de Reims. Les évêques réfléchissaient sur la personne du roi en cette époque troublée du IXe siècle. Hincmar, dans un but politique certain, se fit le défenseur du privilège rémois, et en même temps de la légitimité que l’on pourrait qualifier déjà de nationale en la personne de Charles le Chauve face au Germanique. Il en avait écrit lui aussi son traité sur “la personne du roi”. C’est dans sa Vita Remigii, tout à l’honneur de Remi et de la ville de Reims, ville de la consécration royale, qu’en racontant le baptême de Clovis, il rapporte pieusement le fait merveilleux de l’irruption de la colombe tenant dans son bec la sainte ampoule.
Les rois de France sont donc oints du saint-chrême et de plus d’une huile céleste. C’est encore Hincmar qui le premier donne à saint Remi la voix d’un prophète. Il rapporte ce qu’on est convenu d’appeler le grand testament de saint Remi, le pacte entre Dieu et Clovis, entre Dieu et la France, entre Dieu et les rois de France, texte tout inspiré du Deutéronome.
Mais les derniers Carolingiens ne sont pas à la hauteur de cette destinée. L’héritage se disloque et de nouveau l’invasion ravage le territoire. Les Normands se livrent à leurs pillages. Alors les Robertiens accèdent au trône en s’appropriant la doctrine d’Hincmar, la grâce de Reims. C’est qu’ils s’identifient au royaume : ils le défendent, ils gardent jalousement son territoire et ils préservent l’unité et la durée du pouvoir en assurant la succession. Ils s’appuient sur l’Église, sur Cluny. Ils rendent la justice. La doctrine royale s’affermit. Ils sont les successeurs de Clovis. Leur titre est : le Roi Très Chrétien, titre donné par les pontifes, confirmé par Urbain II, l’ancien chanoine de Reims.
Les volumineuses Chroniques de France, rédigées sur les ordres de saint Louis et de Philippe le Hardi, reprennent tous les vieux récits. “Gesta Dei per Francos”, est-il écrit. Les légistes de Philippe le Bel s’en emparent. Ils affirment l’indépendance et la sacralité du pouvoir royal. “Le roi de France est empereur en son royaume”. La théorie s’établit de ce qui fut nommé la religion royale : le sacre de Reims, le sacrement de la monarchie, le miracle de Clovis. Les Valois, après les Capétiens directs, se situent dans la suite de la légende de Clovis qui ne cesse de se répéter et de s’amplifier de chroniqueurs en légistes, de Guillaume Le Breton en Nicolas Gilles, de Vincent de Beauvais en Jean Golein et Robert Gaguin, du XIIIe au XVe siècle. Charles V, le roi sage et si fin, en une période difficile s’en fait le prophète et le législateur. Cette religion royale est le Droit par excellence, le garant de la légitimité royale et nationale. Dans les affres de la guerre de Cent Ans, elle maintient la fidélité des esprits français. Jean de Terrevermeille s’en fait le docteur, le professeur Barbey en a parlé admirablement.
Mais pourquoi vous citer tant de légistes et d’historiens ? Pourquoi ne pas parler aussi des poètes de cette époque et, par exemple, d’Alain Chartier, qui était en même temps un juriste et le secrétaire du Dauphin de Bourges. Il fait parler la France comme une dame ; elle est la Dame de beauté ! Et dans son Quadrilogue invectif il mène un débat patriotique ; la France reproche aux Français de ne point se souvenir de leur passé. Et il emploie, lui, peut-être le premier, le mot nation dans son sens actuel. Oui, la nation France existe. Il l’allégorise comme une femme. Elle est très belle, elle est éternelle : elle est faite pour son roi et son roi pour elle.
Charles d’Orléans, le prince charmant, le prisonnier d’Azincourt qui resta de si longues années captif en Angleterre, parlait de la France de la même manière :
En regardant vers le pays de France
Un jour m’advint à Douvres sur la mer…
Qui ne se souvient de cette poésie ? et qu’y demandait-il ?
De voir France que mon cœur aimer doit.
Charles d’Orléans représentait le parti d’Orléans : c’était le parti national.
Et Christine de Pisan ? Elle parlait de la France pareillement ! Et voilà comment elle en vint à écrire son “Dittié en l’honneur de la Pucelle” ! Comme Alain Chartier écrivit lui aussi sa “Lettre sur Jeanne”. Comme également cet homme extraordinaire que fut Jean Le Charlier, dit Gerson, qui fit ses études à l’abbaye Saint-Remi de Reims et qui fut procureur de la nation France à l’université de Paris avant d’en devenir le chancelier, théologien et philosophe immense, français de cœur et de raison, fuyant Paris sous domination bourguignonne et anglaise, s’interrogeait sur le destin de la France. Il était fidèle, et lui aussi, il écrivit un De puella Aurelianensis. Ce théologien français donnait son avis : il disait que la Pucelle venait de par Dieu pour sauver le royaume de France. Car voici le fait le plus extraordinaire : Jeanne la Pucelle vient, en effet, de par Dieu sceller à nouveau le pacte antique. Légende, peut-être ! Mais tout est confirmé par la plus étonnante histoire que nation ait jamais connue. Dieu lui-même, Jésus-Christ Notre Seigneur veut que le légitime héritier de France soit sacré à Reims comme ses pères. C’est la condition première et essentielle du salut de la France. Les promesses sont faites à une dynastie précise, à ce que Jeanne appelle, elle-même, le “Sang de France”, et de fait les promesses se réalisent. Le royaume est reconquis : Formigny ! Castillon ! Et Charles d’Orléans peut chanter : Dieu t’a rendu Guyenne et Normandie !
Le XVIe siècle, si tragique, mais aussi si beau dans notre France, fut rempli de la légende de Clovis. Il y eut tant de débats ; comment citer tant d’auteurs qui se sont penchés comme Claude de Seyssel, l’évêque ami de Louis XII, sur “La grande monarchie de France” ? Pour ajouter à la grandeur des rois de France, des auteurs ont inventé une généalogie selon laquelle Clovis descendrait de Francion ou Francus, fils d’Hector, petit-fils de Priam ! Ronsard s’en fit l’écho dans sa Franciade. Pourquoi pas ? Il fallait que les rois de France aient une ancienneté plus prestigieuse que toutes les autres dynasties !
Après les guerres de religion, Henri IV, pour conquérir son trône, se soumet à la nécessité : il abjure l’hérésie. S’il n’est pas sacré à Reims (Reims appartient à la Ligue), il reçoit à Chartres, autre ville sainte et royale, l’onction du chrême auquel on ajoute l’huile de saint Martin. Il se fait représenter en Clovis. Alors il est pleinement roi. Et comme à chaque fois, un renouveau français commence. Louis XIII devra reconquérir l’Aquitaine, lui aussi. Vous vous souvenez des vers de Malherbe : Louis, lance ton foudre… Comme Clovis !
Après la Fronde, le jeune Louis XIV paraît dans toute sa gloire. Sa naissance miraculeuse, Louis Dieudonné, ajoute à l’éclat de sa race. Il veut la grandeur de la France. Il est lui aussi le nouveau Constantin et le nouveau Clovis, restaurateur de l’ordre civil et de la religion en même temps qu’il rassemble toutes les aspirations de son siècle, roi de la fête baroque, maître des arts, prince du génie classique et français qui rayonne sur toute l’Europe. Jamais les Français n’ont été si certains de la destinée particulière de leur nation et de leur monarchie. Les tapissiers, les peintres, représentent des Clovis qui ont figure de Louis. Les deux noms sont de même étymologie. Le siècle, à l’envi, exalte Louis.
Cependant les historiens qui s’essayent aux premières méthodes critiques, jettent un doute circonspect sur certains faits. Même un Mezeray, historiographe officiel. Même un Bossuet ne s’appuie jamais sur la légende de Clovis. Qu’importe ! La monarchie est au-dessus de la légende. Mais parmi les critiques, il y a des partisans : par exemple, ce Chifflet de la célèbre tribu des Chifflet de Besançon, qui, au service de la Maison d’Autriche et d’Espagne, éprouve le besoin de ruiner la gloire antique de la Maison de France. Il a pour lui la science ! Mais les Français répondent à ces critiques, et notamment les mauristes, le célèbre Mabillon. D’ailleurs, rien n’y fait : la légende demeure. Peut-être que Desmarets de Saint-Sorlin est celui qui l’exprime en ce XVIIe siècle avec le plus de grandiloquence et, il faut bien l’avouer, le moins de science :
Quittons les vains concerts du profane Parnasse,
Tout est auguste et saint au sujet que j’embrasse.
A la gloire des lys je consacre ces vers ;
J’entonne la trompette et répands dans les airs
Les faits de ce grand Roy qui sous l’eau du baptême,
Le premier de nos rois courba son diadème,
Qui sage et valeureux…
Boileau, censeur impitoyable, mais maître du bon goût, condamna sévèrement l’épopée ; il s’en gaussa. Il n’aimait point ce genre du merveilleux chrétien et, il faut bien l’avouer, les vers étaient franchement mauvais. Desmarets de Saint-Sorlin avait sans doute aussi le tort d’être ami des jésuites et ennemi farouche des jansénistes. Savez-vous que cette épopée est cependant à l’origine de la querelle des anciens et des modernes ? Eh oui, Desmarets, avec son Clovis, était un moderne ! Heureuse époque où nos disputes franco-françaises étaient théologiques et littéraires.
Desmarets a donné le caractère le plus complet à la légende des origines de la France. A cet égard, ce poème est un sommet, tout y est : l’ange qui donne à Clovis les armes fleurdelysées et la bannière de saint Denis, le romanesque mariage avec Clotilde, l’accord et le soutien de tous les évêques gallo-romains, le vœu et le miracle de Tolbiac, la colombe du sacre qui est le Saint-Esprit lui-même apportant à saint Remi le baume céleste pour la royale onction, la vertu de guérir les écrouelles, miracle continuel et successif, la destruction de l’hérésie arienne, la biche qui indique le gué de la Vienne et les clartés fulgurantes de saint Hilaire qui de Poitiers abattent les Goths, et les murs d’Angoulême qui s’effondrent d’eux-mêmes comme jadis ceux de Jéricho, la France enfin rassemblée sous un monarque unique ! Il y a, en effet, un peu de quoi sourire ! Desmarets peut écrire dans son épître dédicatoire au roi : “Les merveilles de Dieu sont si éclatantes et les bontés qu’Il a témoignées à cet État si admirables, qu’il n’y a rien dans les histoires de toutes les autres nations qui soit comparable à ce qu’Il a fait pour ce royaume. J’ose même dire que les rois du peuple (juif) qui lui fut si cher n’ont pas eu de plus visibles marques de leur élection que les rois de France qui ont été choisis de Dieu en la personne de Clovis pour les fils aînés et les protecteurs de son Église et pour être les premiers et comme les chefs de tous les princes du monde”.
Et Bossuet, dans ses Devoirs des rois, peut écrire : “Vous êtes des dieux, encore que vous mourriez mais votre autorité ne meurt pas”. Sommet de gloire !
Hélas, la belle légende, si intimement mêlée à notre histoire, fut confrontée à un nouvel esprit critique plus corrosif. Dès les débuts du XVIIIe siècle, le doute s’installa chez les érudits. Il commença à poindre dans la nouvelle Histoire de France de Le Gondec en 1728. Passons. Le siècle se partagea. La critique gagna vite des points. Elle avait d’innombrables arguments, et fort sérieux. Où sont les documents contemporains authentiques ? Que faut-il croire des récits hagiographiques ? La légende est née avec le temps surajoutant au merveilleux l’extraordinaire. Mais voilà ! Ce qui n’était pas permis, advint dans un pays trop vif d’esprit : ce fut le ricanement ! Et puis, il y eut une odieuse dispute. Ses conséquences furent désastreuses. La France se divisa. Monsieur de Boulainvilliers avait prétendu dans son Histoire de l’ancien gouvernement de France que la noblesse était issue des anciens Francs, des conquérants au sang bleu ; il y mettait toute sa morgue. Ne restait plus au tiers état qu’à se proclamer le peuple gallo-romain opprimé par l’étranger vainqueur et décidé à se libérer. C’est ce qui se fit. Siéyès en fit la théorie. Comme si la noblesse française n’était pas sortie du même monde gallo-romain ! Peu à peu, à travers les siècles. Tous issus fondamentalement de la même population à laquelle les étrangers s’assimilèrent. Comme si Sidoine Apollinaire n’était pas un type de noble français !
A la fin du XVIIIe siècle, au moment du sacre de Louis XVI, parmi les beaux esprits, personne ne croyait plus au miracle de Clovis, à la grâce de Reims, à la Sainte Ampoule, au sacre et à ses serments. La révolution acheva la perfection de son sacrilège lorsque, neuf mois après l’exécution de Louis XVI, le conventionnel Ruhl brisa l’ampoule du sacre sur la ci-devant place royale de Reims.
Je vous passe la confrontation continuelle qui opposa au XIXe siècle les tenants de la tradition et les tenants de la modernité. C’était en fait deux religions qui se battaient. Un Augustin Thierry, avec ses Récits des temps mérovingiens —Augustin Thierry avait entendu le bardit de Pharamond !— avait l’esprit aussi mythologique que tel ou tel chantre de Clovis, tel ce bon abbé Lefranc qui, après Viennet et Lemercier, ne ménageait pas sa plume pour écrire des tragédies en l’honneur de la France chrétienne. Vous connaissez tous la grande fresque de Joseph Blanc au Panthéon. Laissons les Michelet et les Lavisse, et laissons aussi les défenses des traditionalistes catholiques royalistes à tout crin du XIXe siècle pour qui tout était vrai, tout était authentique, de la sainte légende, jusqu’à la biche de Vouillé ! Ils avaient peur de tout perdre. Tel un certain abbé Klein dans son Clovis, fondateur de la monarchie française, répondant à toutes les objections des protestants, des francs-maçons et des incrédules. C’était lors du quatorzième centenaire. Du moins, avait-il le dessein de défendre l’âme de la France.
Mais la polémique est passée, l’histoire est arrivée, Fustel de Coulanges, et Taine et tous leurs disciples. L’histoire savante, sage, calme et juste. Comment ne pas rendre hommage à Fustel de Coulanges qui, le premier, souligna le lien profond qui unit la France féodale au monde gallo-romain ; son œuvre renvoyait au néant la sotte querelle de la noblesse et du Tiers état. La méthode historique a classé les documents, donné leur signification, jugé leur authenticité. Œuvre délicate, modeste, souvent incertaine. Les querelles ont continué. Elles continuent toujours. L’hypercritique folle dissout les événements, mais elle n’a plus pour elle la science, la vraie science. Les travaux sont là qui se sont accumulés, d’esprits de toutes sortes, parfois tout à fait incrédules, depuis les travaux savants de Godefroid Kurth sur les sources de l’histoire de Clovis, depuis Ferdinand Lot et sa Naissance de la France, Jean de Pange et son Roi très chrétien, Marc Bloch et ses Rois thaumaturges, jusqu’à Beaune et Tessier, et tous les autres… Cependant la science ne cesse de progresser : en ce quinzième centenaire, cela ressort à l’évidence pour qui prend connaissance des ouvrages sérieux qui paraissent. Clovis est plus que jamais présent avec sa légende.
Car de toute cette histoire, et au-delà de la critique, il reste un enseignement. Beaucoup de vraie science réconcilie avec la tradition, et cette tradition n’en porte qu’une leçon plus claire. Les esprits sages dépassent toute vaine querelle. Ils savent que notre légende monarchique et nationale n’est qu’une manière de dire l’histoire. Ils ne lui intentent plus d’inutiles procès en non-conformité avec les faits bruts. L’analyse les perçoit sous le tissu des enjolivements. Le tri se fait comme naturellement. L’amplification allégorique a l’avantage de souligner le sens exemplaire, et donc symbolique, qu’attachèrent nos pères à des événements fondateurs et sans cesse refondateurs. De même, les Grecs ne cessèrent jusqu’à l’excès de chercher les sens allégoriques de leur Odyssée. Autrement dit, la légende explique l’événement, comme l’événement explique la légende. L’essentiel demeure. En quoi consiste-t-il, cet essentiel ? En une leçon politique et religieuse ou religieuse et politique selon que vous voudrez accentuer sur tel ou tel terme, qui est comme la loi profonde, mystérieuse donc, de notre histoire de France. Elle se dégage d’elle-même, cette leçon.
La France ne retrouvera son identité qu’en retrouvant le sens de son histoire. Ayons foi dans notre passé, nous aurons foi dans notre avenir. La renaissance est là, renaissance catholique, renaissance française. Mistral, le grand poète de langue d’oc, chantant la renaissance de son pays et de sa langue, scandait : “Nous sommes Gallo-Romains et gentilshommes”. C’est bien cela, gallo-romains et gentilshommes, c’est-à-dire gallo-romains et Francs, francs, libres. La France toujours libre ! La France souveraine, en ses diverses provinces, unies autour de son Clovis, son Clovis nécessaire, son Clovis national et catholique.
Sidoine Apollinaire, faisant parler la vieille Rome mourante, lui faisait dire, tourné vers le Ciel : “Mea redde principia”, rends-moi mes enfances, rends-moi mes origines, mes principes originels ! Mais les vieux principes romains, l’enfance de Rome, ses légendes, Romulus et Remus, tout cela était bien mort, c’était fini, et Sidoine le pressentait. Quand il mourut, d’autres principes, d’autres enfances, d’autres origines étaient en gestation. Des principes immortels, oui, immortels eux ! C’était déjà une renaissance. Soyons-en sûrs, ces principes-là ne sont pas morts. Ils ont été les principes de tous les redressements français. Ah, l’histoire des redressements français ! Qu’ils sont magnifiques ! Qu’ils sont surprenants ! Redressement mérovingien, redressement carolingien, et surtout les beaux redressements capétiens ! Redressement de nos Valois tant dénigrés de nos jours, princes superbes et justement aimés, nos Valois contre l’Anglais, contre l’étranger et son parti, ses clercs ses docteurs, ses sorbonnards, ses mauvais évêques, ses légistes, faux légistes ! Contre le Germain, contre les impériaux et leurs clercs et leurs légistes ! Jaloux, oui, jaloux de la terre bénie et de l’histoire unique. Non, ces principes ne sont pas morts tant que les Français voudront être français et comprendre leur histoire avec l’amour pieux que l’on doit à une geste sacrée. Et à l’heure où un dessein préconçu, un projet délibéré envisage sans haut-le-cœur de faire mourir la France, de la dissoudre, de la perdre dans quelque fausse unité dite supérieure, germanique ou anglo-saxonne, ou dans quelque mondialisme barbare, à l’heure où l’étranger est le maître chez nous, comme disait Sidoine, où déferlent les hordes, où la barbarie semble triompher, approprions nous le vieux cri de Sidoine Apollinaire le Gallo-Romain, tournons nous vers le Ciel en songeant à nos origines : “Mea redde principia” !
Henri sur Journal de l’année 14 de Jacques…
“D’abord nous remercions chaleureusement le Prince Jean de ses vœux pour notre pays et de répondre…”