En ces temps de crise globale –qui bien plus que simplement économique est une crise anthropologique et ontologique- les instances du Pays Légal ont voulu un débat sur l’identité nationale; ce débat a permis -au moins en partie- l’expression des inquiétudes et, parfois, des doutes et du découragement d’un très grand nombre de nos concitoyens, à propos justement de cette identité nationale.
Hilaire de Crémiers a quelque chose à dire à tous ceux qui doutent ou qui sont dans l’angoisse. Il le fait dans un texte fort, qu’il est bon de lire et dont il est bon de méditer la leçon : Naissance d’une nation : Clovis et les principes fondateurs de l’identité française.
Cet article a été publié dans Renaissance Catholique ( http://www.renaissancecatholique.org/ ).
Dans une ample vision de notre Histoire, avec le recul que lui donne le survol des siècles, Hilaire de Crémiers redonne le sens profond de l’aventure de Clovis, dont il situe bien le caractère éminemment politique -au sens fort et noble du terme- et ouvre à ces sentiments d’espérance qu’évoquait Jacques Bainville, lorsqu’il écrivait « Pour des renaissances, il est encore de la foi… »
On écoutera la version orale, si l’on peut dire, de ce Grand Texte en cliquant sur le lien ci-après, qui restitue le discours prononcé par Hilaire de Crémiers aux Baux de Provence, lors du Rassemblement Royaliste de 1996 :
“Spes unica rerum, Arverne”. “Arverne, unique espoir de l’ordre du monde” ! Arverne, c’est-à-dire Auvergnat, autrement dit Gaulois.
“Unique espoir du monde” ! Nous sommes en l’an 455. La dynastie Théodosio-valentinienne vient de finir avec le meurtre de Valentinien III dans le stupre et dans le sang. Encore un empereur assassiné ! Et non sans motifs. Les Barbares, installés dans l’Empire sous le titre de fédérés, en prennent à leur aise avec les traités d’alliance, les fœdera, qui les lient en principe à la puissance impériale. Ils se constituent en royaumes indépendants dans les provinces des Gaules, notamment les Wisigoths en Aquitaine, les Burgondes en Sapaudie, entre le Rhône et les Alpes. Ils profitent de la moindre occasion pour s’étendre. Et puis voilà que Genséric, à la tête de ses Vandales qui conquièrent et ravagent la Méditerranée et ses pourtours, a fait le sac de Rome. Quinze jours durant ! Il entasse des dépouilles colossales en poursuivant ses brigandages. Ce n’est pas le premier sac de Rome depuis 410, ni le dernier !
Rome n’est plus rien : le patrice qui lui tenait lieu d’empereur, Petronius Maximus, est lapidé par les Romains eux-mêmes. Que reste-t-il du vieil ordre romain ? Eh bien, malgré tout, la Gaule. Il y a un peuple gallo-romain, il y a une aristocratie gauloise et qui se sait romaine. Elle se sent attachée à Rome, à l’ordre civilisé, comme elle se sent attachée à sa terre qu’elle aime, romaine et gauloise.
Alors, pourquoi pas un empereur gaulois ? Une idée mûrit chez quelques-uns : la Gaule va sauver Rome. Et comme l’amplification oratoire est de mode dans les écoles de rhétorique et surtout chez les Gaulois, l’idée se hausse : “La Gaule va donner à Rome un nouveau Trajan” ! Ainsi s’exprime Sidoine Apollinaire, au nom de la Gaule. Né à Lyon vers 431, il est de bonne noblesse gallo-romaine. Son père et son grand-père exercèrent la charge de préfet du prétoire des Gaules. Il a vingt-cinq ans et il est poète. C’est lui qui s’écrie : “Spes unica rerum, Arverne” ! A qui s’adresse-t-il ? Quel est cet Auvergnat, ce futur Trajan ? Son propre beau-père : Flavius Eparchius Avitus, qui a exercé lui aussi la charge de préfet du prétoire des Gaules et qui en est maintenant “magister militum”, maître de la milice, chef des armées en Gaule, per Gallias.
Avitus, de famille de haute noblesse arverne, s’impose. N’a-t-il pas repoussé aux frontières les nouveaux envahisseurs : Saxons, Huns, Alamans, Francs Rhénans ? N’a-t-il pas colmaté les brèches ? N’a-t-il pas rendu la justice en Gaule ? Assuré la sécurité ? Et surtout, n’est-il pas influent sur la cour wisigothique de Toulouse ? Théodoric, le roi Wisigoth, n’a-t-il pas appris naguère de sa bouche même, mot à mot, les poèmes de Virgile ? Il civilise les Barbares et il les ramène à leurs devoirs de fidélité romaine. Lui, le gallo-romain, il fait l’œuvre de Rome. D’ailleurs, le roi barbare n’a-t-il pas soufflé lui-même à l’oreille d’Avitus ce projet d’assumer le souverain principat ? “Tibi pareat orbis, ne pereat”, que le monde t’obéisse s’il ne veut pas périr. Ces Barbares, installés dans cette plaisante Gaule, n’ont-ils pas eux-mêmes intérêt à maintenir l’ordre romain ? Ne l’ont-ils pas prouvé, il y a quatre ans, en 451, quand ils se sont retrouvés tous unis derrière Aetius pour écraser les Huns, les Mongols, les nouveaux arrivants ? Mais il n’y a plus d’Aetius, lui-même d’ailleurs Hun par son père ; il a été assassiné et par l’empereur romain lui-même, Valentinien. Il y a Avitus, ce bon Auvergnat. Alors oui, c’est décidé, la Gaule unie va sauver Rome.
Préfet du prétoire des Gaules, Eparchus Avitus conclut la paix avec les Wisigoths en 439 et aide à la coalition autour d’Aetius contre Attila.
Toute la noblesse des Gaules accourt au nom d’Avitus. Sidoine les décrit, ces sénateurs gallo-romains, “ceux qui dominent les rochers neigeux des Alpes Cottiennes, ceux qui habitent les régions si diverses que baignent la Méditerranée et le Rhin, ceux enfin que la longue chaîne des Pyrénées sépare du diocèse d’Espagne”. Les voilà rassemblés à Beaucaire. Ils désignent Avitus qui en Arles est acclamé empereur, devant les troupes, revêtu des insignes impériaux et du collier gaulois, le fameux torque à deux boules. Voilà, Rome et la Gaule sont sauvées.
Sidoine suit son beau-père à Rome ; il en prononce le panégyrique devant le Sénat : “Spes unica rerum, Arverne”. Rome, il faut sauver Rome et la romanité. Sidoine fait parler la Ville éternelle dans une longue prosopopée. Elle appelle le ciel à son secours, elle veut retrouver sa force originelle : “Mea redde principia”, rends-moi mes origines, rends-moi mes enfances, s’écrie-t-elle. Elle n’a plus de frontières : “Nec limes nunc ipsa mihi”, et maintenant je ne suis plus moi-même pour moi-même une frontière.
Rome est-elle encore une réalité politique, un projet politique ? C’est toute la question. Désespoir, angoisse, “inter clades ac funera mundi” au milieu des désastres et des funérailles du monde. Mais Jupiter répond par la bouche de Sidoine : “il est une terre qui s’enorgueillit d’être de même sang que les Latins, une terre illustrée par des héros, à laquelle la nature, la bienfaisante créatrice de toutes choses, n’a pas donné d’égale”, elle est incomparable, elle est d’une si généreuse fécondité !
C’est donc à la Gaule d’envoyer un vainqueur : “Tu, Gallia, mittas qui vincat”, car “c’est ici que se trouve aujourd’hui la tête de l’Empire”. “Si vous êtes le maître, je serai libre : Si dominus fis, liber ero”. On a trop cru, à mon avis, sur la foi de cette parole mise dans la bouche du Gallo-romain à l’expression d’une volonté de sécession de la Gaule. A ce moment-là, non. En tout cas, ce n’est absolument pas le sens du texte : il s’agit d’une exaltation, certes exagérée, de la Gaule. “La Gaule, dit Sidoine, c’est du monde qu’elle aurait pu s’emparer si elle avait combattu pour son propre compte”. Vanité, ou juste fierté, comme on voudra, du Gallo-romain, mais dans son esprit, la Gaule vient au secours de Rome. Il s’agit de sauver la romanité et le monde civilisé. Ce n’est pas pour rien que Sidoine a été appelé le dernier des Romains. “Spes unica rerum, Arverne”. Si Rome n’est pas sauvée par la Gaule, alors c’est la fin du monde ; la barbarie triomphera. C’est le thème du panégyrique.
Le poète aura droit à sa statue de bronze sur le forum de Trajan, à côté de Claudien et de Merobaude ; Claudien, poète officiel de la grandeur romaine, Merobaude qui était un général franc tellement romanisé qu’après avoir manié la francisque, il maniait le vers latin pour la défense et l’exaltation de Rome.
Oh certes, le panégyrique de Sidoine se ressent du style officiel, et du style officiel du Ve siècle, affecté et déclamatoire, à la recherche perpétuelle de l’effet. La phrase sent l’école de rhétorique. Mais, dès qu’apparaît une pensée forte, un sentiment puissant chez Sidoine comme chez tous les autres auteurs de la décadence, le latin retrouve sa vertu naturelle : vigueur des formules bien martelées, et aussi finesse des tournures aux équilibres délicats qui font le ravissement du lecteur dont l’attention se penche sur ces terribles et surtout fastidieuses périodes de décadence. La décadence n’est donc pas totale, loin de là ! Il y a dans l’élite encore une réelle culture, un goût de la civilisation. Une littérature est toujours un témoignage.
Mais il est vrai, Sidoine ne voit pas l’avenir. Il met son unique espoir dans le maintien du passé, et ce passé, il l’a comme rigidifié dans ses formules. Il faut avouer que sa mythologie, ses évocations de l’histoire ne sont plus qu’une froide rhétorique ; il est bien le dernier des poètes et des prosateurs de l’antiquité latine.
Cependant, une autre source d’inspiration jaillit, qu’il ne perçoit pas, du moins pas encore. Alors qu’il gémit sur la barbarie où s’enfonce le monde, un surgeon dans le vieux terreau culturel de la latinité va pousser, et alors qu’il pleure sur une mort qui lui paraît inéluctable, il se produit une naissance qui, à très longue échéance, mais il ne le sait pas, accomplira ses vœux d’homme policé : “l’urbanitas”, la courtoisie qui lui est si chère avec toutes les qualités qui l’accompagnent, reparaîtra, ainsi qu’une pensée forte, latine, gauloise, gallo-romaine, française. Elles vaudront mieux que les mièvreries et les entortillements d’une littérature à bout d’inspiration.
Pour en être convaincu, il suffit de lire, ne serait-ce que les lettres ou les œuvres des évêques de ces temps troublés. Par exemple, les lettres du célèbre neveu de ce même Sidoine, l’évêque Avitus de Vienne plus connu sous le nom de saint Avit, portant le même patronyme que son oncle, l’empereur auvergnat, ou encore les lettres de Remi, le fameux évêque de Reims.
Au-delà des procédés de l’époque, il y a du style, comme on dit. C’est qu’ils ont quelque chose à dire, un message à faire passer. Ils croient, ils ont des convictions, ils aiment, ils ont un projet. Et puis, leur langue est celle qui a façonné déjà, et qui va façonner dans les siècles suivants la liturgie, spécialement la superbe liturgie gallicane, langue pleine de dignité, qui ne méprise ni l’ample magnificence oratoire, ni le trait acéré d’éloquence. A la vérité, elle est marquée par un Esprit de feu, l’Esprit qui animait les œuvres des premiers Pères et Docteurs de l’Église latine, langue vivante, tendre et brûlante, qui exprime la foi, qui scande la vérité dogmatique, qui précise les plus justes finesses de la morale, langue ferme et subtile, logique et psychologique : langue des Ambroise, des Augustin et pour rester dans cette Gaule qui nous est si chère, langue des Honorat et de cet Hilaire de Poitiers qui sauva la foi catholique de la Gaule romaine et que Jérôme qualifia de Rhône de l’éloquence latine, “Rhodanus eloquentiae latinae” ! Langue des Fortunat ! Cette langue latine d’Église va se maintenir vaille que vaille dans le renouveau carolingien, pour rejaillir aux XIe et XIIe siècles en fontaine vive et pure dans le latin mystique d’un saint Bernard ou d’un Guillaume de Saint-Thierry.
Saint Hilaire de Poitiers. Grandes heures d’Etienne Chevalier – Jean Fouquet. XVe.
Mais surtout la langue vulgaire, ce latin qui se délite en ces siècles changeants dans les milieux populaires, ou plus exactement, dans les territoires de l’ancienne Gaule divisée, se fraie un passage, va muer dans l’épreuve pour apparaître en nouvelle jeunesse et dans le cours de la même renaissance du XIIe siècle en littérature de langue d’oïl, de langue d’oc, dont la vitalité d’une fécondité extraordinaire et quasiment indéfinie prouvera que la vie n’était pas morte, que l’esprit n’avait pas disparu. “Omnia renascentur”, chantait déjà le vieil Horace qui savait bien qu’il est dans l’ordre que les semences meurent pour porter du fruit.
Mais en 455, ces renaissances n’apparaissent pas. Sidoine Apollinaire est l’interprète de l’angoisse de la Gaule, de la détresse de la romanité. Il ne voit de salut qu’immédiat. Il a l’œil fixé sur le présent, et comme toujours dans un pareil cas, quand on croit voir un salut, alors c’est un enthousiasme juvénile : “Spes unica rerum, Arverne”. Quelle illusion ! Ce fut un échec pitoyable. Est-il besoin de le raconter ? Cela ne dura pas même un an. Un aventurier, général goth, Ricimer, mit fin à l’expérience. Avitus, qui n’était jamais qu’un bon sénateur et rien de plus, transformé d’abord en évêque selon l’habitude du temps, périt. Et le peuple gallo-romain souffrit à nouveau du désordre, de l’insécurité, de l’injustice, du pillage. Et le moyen de ne pas souffrir quand on se sait une terre bénie et un peuple aimable ? La terre, la Gaule, elle est là, avec ses productions essentielles, déjà, céréales, vignobles, le pain, le vin. Oh certes, il y a la bagaude, la révolte paysanne en plus de la guerre étrangère et des luttes intestines. La bagaude, bien sûr quand un peuple paysan est poussé à bout, exténué ! Elle est terrible, la bagaude !
Quel dommage, car quelle terre que cette Gaule ! Strabon l’avait dit. Salvien, le moine, le moraliste sévère, surnommé le maître des évêques et qui voit plus loin dans l’avenir que Sidoine, décrit, même encore au milieu de ce Ve siècle, l’Aquitaine comme un pays de cocagne. Ah non, ce n’est pas pour rien que les Wisigoths s’y sont installés. “L’Aquitaine, écrit-il dans son De gubernatione Dei —et il faut entendre l’Aquitaine au sens large du terme— est la mœlle de toutes les Gaules, la source de la complète fécondité et pas seulement de la fécondité, mais encore du bien-être, de la beauté, du plaisir. Tout le pays est tissé de vignes, parsemé de fleurs poussant dans les prés, de champs cultivés, planté d’arbres fruitiers, embelli par les bosquets, arrosé de sources, entrecoupé de fleuves, couvert de moissons ondoyantes, si bien que les possesseurs et les maîtres de cette terre semblent avoir détenu, moins une partie du sol terrestre qu’une image du paradis”.
Ausone, un siècle auparavant dans ses poésies pleines de préciosité, ne parlait pas autrement. Il avait chanté Bordeaux, et comme il était monté jusqu’à Trèves, il avait chanté les bords de la Moselle. Et les villes des Gaules, comme elles étaient réputées ! Tenez : Fronton n’avait-il pas nommé Reims l’Athènes des Gaules ? Dans ces villes, avaient fleuri les écoles de rhétorique de la dernière latinité. Et Lutèce ! Lutèce, les empereurs des derniers beaux moments de Rome l’ont aimée. Montant vers Trèves, ou redescendant de leur garde là-haut sur le Rhin, ils en faisaient une villégiature de prédilection. Constance Chlore y avait construit sur la rive gauche de la Seine un palais dont les jardins descendaient jusqu’au fleuve. Julien le Grec, hélas apostat, Julien aimait sa chère Lutèce, la Seine et ses eaux pures, ses vignes et ses jardins. Mais ces villes, cela faisait un siècle et demi qu’elles se rétractaient dans des remparts. Ravages, saccages ! Comme on comprend le chagrin de Sidoine ! Comme on comprend aussi ses illusions ! Échec, amertume !
Après la déposition et l’assassinat d’Avitus, sa chère Lyon est prise et reprise par les Burgondes, par les troupes romaines. Lugdunum, la ville de son enfance, la vieille capitale des Gaules, qui était le lien des Gaulois, le signe de leur unité et de leur fidélité à Rome, cette fidélité qu’ils venaient jurer sur l’autel d’Auguste !
La noblesse gallo-romaine est obligée de partager terres et propriétés. Les Barbares s’installent dans sa villa de la banlieue lyonnaise. Il doit supporter leur promiscuité. Il met encore quelque espoir dans l’Empire, en deux empereurs, Majorien et, quelques années plus tard, Anthemius, pour lesquels il écrit, un peu contraint, des panégyriques. Retourné à Rome, il y exerce la plus haute charge, préfet de la Ville. Le voici patrice. Mais les deux empereurs sont assassinés à quelques années de distance par le même aventurier Ricimer. Alors, y a-t-il encore un avenir dans Rome ?
Heureusement, pour se consoler, il a sa magnifique propriété sur le bord du lac d’Aydat, Avitacum, son château en Auvergne qui lui vient de sa femme, la fille d’Avitus, Papianilla, dont il a quatre enfants. Quand il s’y retire, comme il est heureux dans son domaine ! Il faut lire sa correspondance. Sa propriété est superbe, il la décrit avec amour. Il y invite ses amis. Il y a des thermes, des piscines merveilleuses où les torrents des montagnes viennent rouler dans des vasques bouillonnantes. Il joue, il chasse, il pêche. Il passe du bon temps, il banquette ; il écrit des petits vers compliqués avec facilité. L’aristocratie gallo-romaine possède encore de splendides propriétés que Sidoine dépeint. Rien n’est plus étonnant que cette vie futile, que cette correspondance frivole et précieuse menée dans des années terribles où la face du monde changeait. Et cela de la part d’un homme qui n’ignorait rien de la gravité de la situation et qui la déplorait. L’historien ne s’étonne de rien : il en a toujours été ainsi à toutes les époques. Il faut bien vivre.
Cependant, tout va mal. Que peut-on faire avec tous ces Barbares ? Cette question, Sidoine se la pose très concrètement. C’est pour lui une immigration-invasion. Il n’y a aucun doute, il la ressent comme telle, bien qu’elle dure, et depuis longtemps. Elle est arrivée en force, elle progresse ensuite de manière sournoise pour finir toujours en brigandages ! Les villes flambent, les belles campagnes deviennent des déserts. Et encore, le sud de la Gaule est relativement épargné par rapport au nord. Pour se venger de ses humiliations répétées, il reste cette dernière ressource au civilisé gallo-romain : sourire en petite compagnie de ces Barbares aux longs cheveux enduits de beurre rance “infundens acido comam butyro” et qui sont “nos maîtres, nos patrons”, dit-il. Ces géants puent ; il dit bien : ils puent et leurs odeurs de cuisine l’incommodent quand il est contraint de cohabiter avec eux. C’est écrit en toutes lettres. “Ces hordes chevelues”, ainsi qu’il les appelle, il ne les aime pas. Il ne supporte pas leur rude langage germanique ni les chansons du Burgonde gavé. Il ironise amèrement. Pauvre cher Sidoine, comme on le comprend ! ça, c’est sûr, les Burgondes n’ont pas son cœur. Il a certainement même du mal à se les imaginer comme des envoyés de Dieu ainsi que les dépeignent certains moralistes de l’époque, Salvien par exemple, serait-ce même sous le prétexte d’un châtiment des frivolités, des péchés des Gallo-Romains ! Non, les péchés des braves Gallo-Romains ne sont pas tels qu’ils méritent ces Barbares-là ! Quant aux Wisigoths, avec qui, dans les débuts de sa carrière, il s’imaginait pouvoir mener une politique, il les tient maintenant pour une “engeance de mauvaise foi”. C’est “la nation qui viole les traités”. Elle ne respire que “cruauté et fanatisme”. Voilà pour ce qui est des barbares qu’il côtoie. Les autres, il les connaît moins. Il reste de lui un célèbre portrait des Francs : des guerriers impressionnants de force, de souplesse, de courage.
Guerriers francs
Tout va mal donc dans le monde et en Gaule, et pourtant, Sidoine, on l’a vu, n’est pas précisément malheureux. Il s’afflige de son temps, comme les autres ! D’autant plus qu’il y a des traîtres, des Gallo-Romains, des hommes civilisés de l’aristocratie sénatoriale, qui croient bon de pactiser avec l’ennemi, avec le barbare, oui, de s’entendre avec ces rois qui s’émancipent de Rome, de la romanité. Sidoine, écœuré, dénonce ces traîtres. Que faire ? Vraiment, que faire ?
Eh bien, voici la fin la plus surprenante qui soit ! Sidoine était catholique, comme l’étaient les membres de l’aristocratie gallo-romaine, baptisé par Faustus de Riez et quelque peu tardivement sans doute. Or, depuis saint Hilaire et son disciple saint Martin, qui avaient tant œuvré au siècle précédent, le premier pour le maintien de la foi catholique, le second pour son extension, la Gaule se reconnaissait dans la foi que déjà à l’époque, pour la spécifier, on nommait catholique.
Le catholicisme nicéen faisait partie de son identité : face aux Ariens, ceux qui niaient la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Cela a été dit et redit, mais on ne le dira jamais trop. Cette préoccupation de foi fut capitale. Les royaumes barbares, wisigoth, ostrogoth, burgonde, se caractérisaient en plus de leur mœurs, de leurs lois, par leur foi arienne. Les Goths en faisaient un signe de leur domination ethnique. La loi religieuse et politique qui les régissait, ils la nommaient “lex gothica”. Quant aux catholiques, ils les appelaient justement Romains puisqu’il s’agissait en effet des Gallo-Romains, ces Gaulois qui, en face d’eux, contre eux, se voulaient fidèles à Rome, à la Rome de la civilisation qui ne pouvait être dorénavant que la civilisation catholique.
Symbole de Nicée – Andreï Roublev, L’Icône de la Trinité. Moscou, vers 1411.
C’est depuis ce temps-là, Sidoine l’atteste et Grégoire de Tours le confirme, que chez nous, en Gaule, les noms de catholique et de romain associés deviennent synonymes. C’était, pour employer un jargon à la mode, une désignation politico-religieuse. Alors, Sidoine, sans doute jusque-là d’une foi assez tiède, et peut-être plus que tiède, fait ce qu’on appelait à l’époque une conversion. Il devient un “conversus”. Cela ne veut pas dire qu’il passe du paganisme au christianisme ; il était baptisé depuis des années déjà. Cela veut dire qu’il prend sa foi au sérieux et qu’il s’engage résolument dans une conversion à Dieu de tout son être.
Combien de “conversi” dans cette église gallo-romaine, là dans la seconde moitié de ce Ve siècle ! Combien de ses compatriotes et amis suivent le même parcours ! Pour ne citer que quelques noms : Agricola, son beau-frère ; Magnus Felix, préfet honoraire de Rome ; Fereolus, petit fils de Syagrius, illustre entre tous les sénateurs gallo-romains. Comme beaucoup aussi, il entre dans les ordres. Sidoine, après sa vie quelque peu frivole, se donne à l’Église. Il accepte les charges ecclésiastiques : c’est une habitude chez ces sénateurs. Chez lui, on le sent, c’est encore le seul moyen pratique de se dévouer au bien public. D’autres se font moines, voire ermites. D’ailleurs, combien d’évêques sont sortis, à cette époque, des monastères ? De Lérins, par exemple.
En 472, Sidoine fut choisi comme évêque de la capitale de son Auvergne, Clermont. Elevé à ce rang, il fut un administrateur et un chef comme tous les évêques de ce temps, remplissant les fonctions civiles, politiques autant que religieuses : d’un dévouement total, donnant sa vaisselle d’argent aux pauvres, construisant des églises, parcourant ses montagnes, luttant pour la foi.
Il était en rapport avec ses collègues dans l’épiscopat. Tous ces gens se connaissaient entre eux, ils s’écrivaient, ils s’estimaient. Pour ne citer que les plus connus : le fameux Loup de Troyes, Léontius d’Arles, Basilius d’Aix, Eutropius d’Orange, Faustus de Riez, Mamertus de Vienne, les deux frères Mamerts devrait-on dire, qui inventèrent les rogations, Perpetuus de Tours, le célèbre Prosper d’Orléans, et Patiens, l’évêque de Lyon, son cher Patiens de sa chère ville de Lyon, qu’il qualifie de père spirituel “pater noster in Christo”. Et ce fameux clerc Constantius de Lyon qui édita la vie de saint Germain d’Auxerre et qu’il invita chez lui dans son diocèse ; il l’aimait ; c’était un saint homme, sans doute, un lettré bien sûr et de surcroît un homme fort spirituel, un vrai Gallo-Romain, quoi ! Évêques, prêtres sont les destinataires de ses lettres. Et ne l’oublions pas, il eut une correspondance avec Remi, le fameux évêque de Reims, dont en connaisseur il loue les sermons.
Mais c’est la lutte. Notre Sidoine devient un évêque-type de ce temps : “Defensor fidei, defensor civitatis”. Euric, le roi wisigoth “déteste le nom catholique de bouche et de cœur”, et il donne l’impression “d’être chef de sa secte plus que roi de son peuple”. Or, Euric, contre les Romains, entreprend d’agrandir son royaume vers le nord, la Loire, vers l’est, le Rhône.
Un bastion résiste : l’Auvergne. Au centre, Clermont et son évêque, Sidoine. Cela dura trois ans, trois années terribles avec, il est vrai, des accalmies. Des Gallo-Romains, un certain Séronatus notamment, ont osé se mettre au service du Goth contre la population catholique et gallo-romaine. Des clercs, des évêques même, plus ou moins contraints, ont cédé ou composé. Pas Clermont, pas Sidoine !
Comprenons l’esprit de sa lutte. Son combat est un. Il lutte pour la foi catholique, pour Rome, pour l’Auvergne et pour la Gaule. Cela ne fait qu’un. Il suffit de lire sa correspondance. Les remparts de Clermont, il les appelle les remparts romains. C’est étonnant, dans ce Clermont, là, dans ces montagnes d’Auvergne, la patrie de l’Arverne Vercingétorix ! La résistance gauloise est une résistance romaine. Contre Euric, dit-il, il choisit Rome, “le domicile des lois, le temple de la culture, la patrie de la liberté”.
Le siège fut mis devant Clermont. Il fut aidé par son héroïque beau-frère Ecdicius Avitus, “magister militum praesentalis”. Trois ans ! Famines, combats. Il y eut des négociations. Des évêques s’entremirent, des collègues, les évêques de Marseille, d’Arles. Il fut furieux. Il écrivit des lettres pathétiques. Quoi ! Accepter l’asservissement des Arvernes, “Arvernorum, pro dolor, servitus !” C’était un irréductible. Finalement, il fallut céder. Clermont fut prise, Sidoine exilé près de Carcassonne.
Puis il comprit qu’il n’y avait rien d’autre à faire pour pouvoir remplir sa charge que de faire ce que faisaient les autres évêques : admettre la domination de fait. L’Empire romain d’Occident était cette fois définitivement mort. En 476, Odoacre démet le ridicule enfant Romulus Augustule, le dernier empereur. 476 encore, Sidoine reconnaît, contraint, forcé, Euric, le roi wisigoth qui lui-même, d’ailleurs, compose avec ses sujets gallo-romains. Sidoine ira même jusqu’à lui faire sa cour pour rentrer en grâce. Ne le fallait-il pas ? L’heure de l’héroïsme était passée.
Les Barbares ne pouvaient pas, étant donné leur petit nombre, se passer de la hiérarchie gallo-romaine qui était la seule à avoir une influence juste et pacificatrice sur le peuple gaulois. Mais Sidoine, jusqu’au bout, resta romain de cœur, et gaulois bien sûr ! il soutint toujours la civilisation, sa littérature, les associations de poètes, “collegia pœtarum”. Il mourut en 486. Il était si estimé qu’il fut très vite considéré comme saint. Il est fêté le 23 août à Clermont-Ferrand. Saint Sidoine Apollinaire ! Il n’a pas eu de chance avec son fils qui combattit à Vouillé dans le mauvais camp, du côté wisigothique : son fils, mal conseillé, avait pris au sérieux, comme d’autres Gallo-Romains, son lien d’allégeance au roi wisigoth.
Pourquoi avoir tant parlé de Sidoine ? Parce qu’il est peut-être avec ses faiblesses, avec ses défauts, avec ses vertus aussi, un des hommes les plus représentatifs de son temps. Son œuvre en est l’une des sources les plus précieuses. Surtout, il fait comprendre ce qui s’est passé. Politiquement, religieusement. Justement, lorsqu’il meurt en 486, Clovis vient de s’emparer du Soissonnais et du royaume romain de Syagrius. Le destin tourne. Le vieux Sidoine l’a-t-il su ? Ses collègues l’ont su ; ils s’en sont réjouis et ils en ont profité. C’est que le problème de Sidoine est en train de se résoudre.
Le baptême de Clovis vous a été raconté. Les études remarquables, notamment du Professeur Michel Rouche et de Madame Mussot-Goulard, après cent ans de travaux savants sur la question, ont éclairci ce point d’histoire, donné leur vrai sens aux textes et à la légende. Contentons-nous, si vous le voulez bien, de survoler l’histoire avec l’esprit de ce bon et brave Sidoine.
Qu’est-ce après tout que l’affaire Clovis ? Pourquoi a-t-elle tant marqué les contemporains ? Pourquoi, contrairement à des vues réductionnistes, est-elle si décisive dans notre histoire ? Vous l’avez tous compris ; c’est après tout assez facile à saisir.
Il n’y avait plus de projet politique impérial. Cela se sentait, se voyait, s’éprouvait depuis des décennies. Or, et Sidoine le ressentait cruellement, il y avait besoin d’un projet politique qui sauvât la civilisation et la religion, et en même temps qui garantît l’ordre, la sécurité, la protection du territoire et la justice. C’était dans le fond très simple : l’ordre, la paix, la foi. C’était l’aspiration des Gallo-Romains, aspiration profonde, et voilà pourquoi Grégoire de Tours écrit, parlant des Gallo-Romains : “on désirait ardemment la domination des Francs”. Car, voici précisément ce qui se passa en cette fin du Ve siècle : une rencontre providentielle de cette aspiration profonde avec un projet politique clair. Ce projet politique était nouveau : c’était un projet royal. Clovis, le roi Salien, était fasciné par le sud, par la civilisation gallo-romaine, et étant païen, il n’avait point ce vice de l’hérésie dont les autres rois barbares durcissaient leur orgueilleuse singularité. Alors, la jonction se fit, naturelle, surnaturelle. Les choses se préparèrent. Non sans les arrangements et délibérations nécessaires. Mais nous savons à quel point elles se jouèrent vite, somme toute, très vite à l’aune de l’histoire ! Projet politique épiscopal, d’une part. Celui des Remi, des Avit, des autres évêques de même trempe. Projet qui soigne ce roi-là. Projet qui dut avoir son aspect matrimonial. Sans doute ! Les mariages, les clercs de tous temps se sont entendus pour les mener. Projet politique royal, d’autre part. Celui d’un jeune roi, astucieux, comme le décrivent les chroniques, ambitieux mais habile, intelligent et volontaire, tout ce qu’il faut pour réussir.
Le baptême catholique était naturellement, surnaturellement au cœur de cette politique, et ce n’est absolument pas en dégrader le caractère que de le constater. La décision de Clovis fut pure, longuement réfléchie, personnelle. Michel Rouche, Renée Mussot-Goulard le montrent, le démontrent amplement. Cela n’empêchait pas ce baptême d’avoir une perspective politique profonde, comme la conversion de Constantin, comme plus tard la conversion d’Henri IV. Les conséquences politiques en étaient incalculables et on le savait bien. A l’heure même ! Ces gens étaient intelligents, les Remi, les Avit ! Réduire le baptême de Clovis à un choix purement personnel est une aberration. Ce fut un choix global sur lequel l’intéressé n’avait pas à s’expliquer. Dans la compréhension de cette affaire, les spirituels purs ont totalement tort !
Que fut le règne de Clovis ? Comment le résumer ? Voici en quelques mots : tenir le cœur de la vieille Gaule entre Soissons et Orléans ; Lutèce, Paris, la Lutèce de Geneviève, de celle qui, au nord, exprima le mieux la foi et le patriotisme gallo-romains. Mettre la Burgondie, cette terre si civilisée, dans la mouvance du centre, et les Armoricains catholiques de même. Fermer la frontière de l’est et du nord. Repousser ces Alamans éternels qui de leur Rhétie, de leurs Champs Décumates où ils ont été contenus, ne savent s’ils doivent déferler au sud vers le Tyrol et l’Italie, ou vers l’ouest et la Gaule. Bref, mettre un terme aux invasions. Fini le déferlement des hordes ! Enfin reconquérir l’Aquitaine, vaincre le Wisigoth, libérer la foi catholique, entrer à Bordeaux et à Toulouse qui ne seront plus aux mains de l’hérétique. Tenter aussi une expédition vers les territoires d’Arles, d’Aix et de Marseille, dont chacun sait fort bien que les évêques sont favorables à l’union. Mais l’Ostrogoth d’Italie veille et envoie ses troupes. L’heure n’est pas encore venue. Elle viendra plus tard.
Cording1 sur Ce crime impuni, contre l’honneur paysan
“Le monde paysan selon Gustave Thibon est mort depuis longtemps. Les paysans sont plus entrepreneurs de…”