En 1902, une réforme des programmes du secondaire, comme il y en a tant eu depuis, s’opère au détriment des humanités classiques et plus particulièrement du latin.
Quelques années plus tard, l’animateur de la revue Les Marges lance un cri d’alarme : quand on s’attaque au latin, c’est le français lui-même qui souffre. Et en 1910 il crée une Ligue des amis du latin et lance une campagne de pétitions. Son public est fait de conservateurs, de l’espèce des conservateurs bien sages, ceux qui acceptent de signer pour défendre la culture et le patrimoine, ou plutôt leur idée de la culture et du patrimoine, mais qui ne veulent à aucun prix s’engager plus loin, ni surtout, horreur suprême, donner un tour politique à leur action.
Situation récurrente, qui ressemble tant à ce que nous pouvons observer aujourd’hui !
Dans un article de L’Action française du 11 mai 1911, Maurras répond à Eugène Montfort, le fondateur des Marges qui fut aussi celui de la NRF, avant de s’en faire promptement éjecter par André Gide : non, lui explique-t-il en substance, l’abaissement du latin et des humanités classiques n’est pas une bévue d’un pouvoir plein de bonne volonté auquel il suffirait d’ouvrir les yeux pour lui faire comprendre combien le savoir encyclopédique est utile à la société. C’est au contraire une politique cohérente, voulue et déterminée par les principes mêmes du parti républicain. Et Maurras décrit par le menu ce que sera, quarante ans plus tard, le plan Langevin-Wallon et le collège unique.
De vives réactions de conservateurs surpris par cette attaque parviennent alors au journal. Eugène Monfort avait-il pensé que l’Action française allait soutenir son initiative ? Il persiste et signe : oui, nous sommes profondément démocrates ! Et partisans du latin en même temps. Nous n’y voyons aucune contradiction.
Du latin pour le peuple, en quelque sorte ? Maurras alors enfonce le clou, et dans un second article paru le surlendemain 13 mai 1911, il s’attache à montrer à ces « démocrates latinistes » leur triste rôle d’idiots utiles, fossoyeurs malgré eux de ce qu’ils pensent défendre, attachés qu’ils sont à stigmatiser les effets tout en nourrissant les causes.
Signalons également que Jacqueline de Romilly parraine le festival latin-grec avec des académiciens scientifiques tels François Gros, Stanislas Dehaene, Jean-Claude Peker, Roger Balian, Jean Weissenbach et d’autres… Tous insistent pour dire combien l’apprentissage des langues anciennes contribuent à la formation d’un esprit scientifique……
II : En lisant les lignes qui vont suivre, comment ne pas penser -le texte impose le rapprochement d’une façon lancinante…- à Alain Finkielkraut: par exemple, à son Défaite de la pensée, et aussi à ses réflexions récurrentes sur nous mêmes, aujourd’hui, qui sommes la première société dont les élites sont sans culture ?…..
Pour ne pas céder à la tentation du découragement, qui pourrait saisir parfois, vue l’étendue du désatre aujourd’hui, cent ans après l’écriture de ces deux textes, nous avons résolu, comme vous allez le voir, de les illustrer sur le ton léger et amusé (on dirait décalé, dans le jargon, et en tout cas, au second degré…)
La querelle des Humanités
I
Monsieur Eugène Montfort, directeur des Marges, ne se console pas de l’accueil que lui a fait M. le ministre de l’Instruction publique. Il apportait au Grand Maître de l’Université une pétition revêtue de nombreuses signatures de gens intéressés et de gens compétents en vue d’obtenir la révision des absurdes programmes de l’enseignement secondaire. Ces programmes de 1902, ayant tué l’étude du latin, n’ont pas amélioré celle du français, au contraire. Or, non seulement M. Steeg n’a pu cacher qu’il était hostile à la révision de ce précieux programme, mais il s’est montré tout à fait ignorant du péril que couraient l’esprit français et la langue française. De quoi M. Montfort s’étonne. Il aurait pu s’expliquer cette indifférence par les origines prussiennes de M. Steeg et par cette sensibilité protestante que les monuments de l’intelligence et de l’art français ne mettent jamais bien à l’aise.
M. le ministre Steeg, qui peut être animé d’un vif sentiment d’amitié pour la France, imagine et aime la France autre qu’elle n’est et surtout qu’elle n’a été. Il est pour « la France idéale », celle qui n’est pas ou n’est pas encore et qui probablement ne sera jamais, faute de pouvoir exister. Si mes explications lui semblent ténébreuses, M. Eugène Montfort pourra les mieux comprendre en effectuant autour du protestantisme français un voyage de circumnavigation dans le goût de son intéressant périple méditerranéen : En flânant de Messine à Cadix. Je l’engage à flâner de Calvin à Monod ; il verra clair dans ce qui tient lieu de pensée aux Steeg, aux Buisson et aux Seignobos, il ne pourra plus être surpris de la folle ignorance ni de la méconnaissance haineuse que l’on témoigne à toutes les choses françaises dans les huguenotières de la rue de Grenelle et lieux circonvoisins.
La réponse du ministre portait sur un deuxième point et là, M. Eugène Montfort a éprouvé une telle stupeur qu’il a ressenti le besoin d’ouvrir une enquête nouvelle sur les paroles du ministre, M. Steeg s’étant déclaré convaincu « qu’un mouvement comme celui qui se produit aujourd’hui pour reformer l’enseignement devait nécessairement avoir des raisons politiques ». J’imagine que tant d’horreur de la politique chez ce ministre en fonction, ce politicien de carrière, a dû estomaquer le directeur des Marges. Il aurait pu être tenté de répondre : — Politicien ? pas tant que vous ! Soit spontanément, soit par réflexion, il a adopté une position moins révolutionnaire. Il s’est contenté d’envoyer une circulaire nouvelle. Les écrivains et les artistes signataires de la première pétition ont reçu d’Eugène Montfort une demande ainsi conçue : « Ne jugez-vous pas qu’on puisse, sans arrière-pensée politique, désirer que soit rétabli l’enseignement du latin ? Le but n’est-il pas idéal et supérieur à toute politique ? »
Question sage, trop sage. Et par trop de sagesse Eugène Montfort a péché. Il a laissé le sombre fanatique prendre barre sur lui, avoir raison sur lui. Car la question ainsi rédigée ne signifie plus grand’chose. D’abord, comme le lui dit fort bien Marcel Boulenger, « le but que vous poursuivez est idéal et supérieur à la politique, oui. Mais c’est comme si l’on disait que la victoire est supérieure au canon. Rien ne compte, rien n’arrive que par la politique ». Cela, c’est la politique-moyen. Mais il y a la politique-objet, la politique-idée. Elle est présente, elle est vivante dans les profondeurs de la question du latin. Il se peut qu’on veuille rétablir cet enseignement sans arrière-pensée politique, mais on peut nourrir cette volonté innocente sur l’excitation d’autres volontés qui ne le seraient pas : volontés politiques cachées, dissimulées, embusquées. Il se peut même, à la rigueur, que nulle volonté politique ne soit mêlée à nul degré, aux campagnes pour le latin ; en sera-t-il moins vrai que le retour intensif à cet enseignement puisse avoir des répercussions politiques, et, dès lors, la préoccupation du ministre ne devient-elle pas aussi naturelle que raisonnable et sensée ? Après tout, cet homme a le devoir de faire attention. Où vous ne voyez que la renaissance de Virgile et de Cicéron, il a raison d’examiner si l’on ne cache pas un portrait de Philippe VIII. Vous savez trop de latin, Montfort, pour ignorer la vieille formule qui s’impose au consul Steeg : « Que la République ne reçoive point de dommage ! »
— Un dommage à la République ? À la Chose publique ! Mais n’y a-t-il mille avantages à ce que les esprits soient plus développés, mieux trempés et plus exercés ? les âmes mieux polies ? les caractères éprouvés sur les beaux modèles antiques ? N’est-il pas d’intérêt public que la langue commune soit mieux parlée ? Les bienfaits du latin sont faits pour rejaillir de degrés en degrés sur toute la nation…
— N’en doutez pas ! Seulement vous parlez un sale langage, un langage de ci-devant. Des degrés ! Une hiérarchie, par Steeg ! Et le mot de nation n’est guère plus catholique. Petit malheureux, votre intérêt national est une chose et l’intérêt républicain, ou plutôt l’intérêt démocratique, en est une autre qui ne coïncide pas du tout avec la première et qui est même tout opposée.
Pourquoi ? C’est ce qu’un sage correspondant de M. Eugène Montfort, Paul Acker , aurait dit parfaitement bien si, au lieu de parler de nos gouvernants, il avait parlé de notre gouvernement. « Leur démocratie », écrit-il (nous dirions : la démocratie) « ne souffre pas d’élite, elle ne souffre même pas une culture élevée, elle arrête tout par le bas. » Mais c’est qu’elle « doit » l’arrêter ! Son dieu ou son démon, son principe le « veut » !
Je prie le lecteur, je prie Montfort de considérer ce principe en lui-même et non dans les têtes diverses qui se flattent de le contenir ou que l’on félicite de l’avoir reflété. Je suis démocrate et je suis partisan du latin, propos à demi honorable pour celui qui le tient, ne prouve rien en faveur du latin devant la Démocratie ; ou cela prouve seulement qu’il y a dans les bons esprits des contradictions bienheureuses. Ils n’en vaudraient d’ailleurs que mieux s’ils ne se contredisaient de la sorte. Ajouter que Maximilien Robespierre ou l’abbé Sieyès, ou le comte de Mirabeau, ou Jean-Jacques Rousseau, furent copieusement abreuvés des sources grecques et romaines, cela fait-il que leur principe ne tende à dessécher les sources mêmes où ils avaient bu ? Je ne suis pas chargé de rendre ces gens-là conséquents. Mais j’ai l’office de montrer à quoi conduit directement, et par sa force intime, le principe qu’ils ont posé, prêché, vulgarisé.
On se demande seulement comment il peut être nécessaire de le montrer, car cela est trop clair. Il est trop clair que M. Steeg a raison. L’enseignement secondaire fondé sur le latin et le grec, en raison de la culture générale qu’il détermine, est un principe de différenciation sociale. Il superpose aux différences qui naissent de l’inégalité des familles et de l’inégalité des biens une troisième inégalité, plus strictement personnelle que les deux autres, mais très sensiblement distincte du mérite personnel. Cette éducation d’un certain genre élève, ennoblit l’homme même et lui ajoute quelque chose qu’il ne peut se donner tout seul, qu’il tient de la société, que la société ne peut donner à tous et dont personne ne veut faire bon marché. De la meilleure foi du monde, le démocrate peut mépriser la fortune et faire fi de la naissance, mais il ne peut traiter de la même manière un certain dressage attentif, long, patient, méthodique de la sensibilité et de la raison, du goût et de l’intelligence. Cela suppose du loisir et des traditions, un capital, si modeste soit-il, et une famille ou, ce qui serait encore pire, l’Église ! Nulle supériorité n’est plus insultante pour le moraliste insurgé, car elle est morale et cependant liée à des causes d’ordre matériel et d’ordre charnel.
La monarchie et l’Église catholique discernaient parfaitement qu’il y avait là, néanmoins, un germe d’injustice et d’appauvrissement social. Car enfin pourquoi les fils des riches et des patriciens auraient-ils ce monopole de la culture ? Et pourquoi des aptitudes naturelles puissantes ne recevraient-elles pas l’éducation qui leur convient ? On répondait à ces deux questions en rendant l’enseignement secondaire extrêmement accessible à toutes les bonnes volontés. Les classes des Jésuites, par exemple, étaient ouvertes à tout venant, dans la nuit de l’ancien régime ; les bourses étaient innombrables, et les établissements où l’on pouvait apprendre beaucoup de latin et un peu de bon grec étaient extrêmement répandus. On en trouvait au fond des campagnes les plus lointaines, sans parler du curé que l’on trouvait partout. Bref, la carrière restait ouverte, les facilités d’accès permettaient aux talents d’atteindre à leur rang intellectuel et moral, en bénéficiant de mainte fondation due précisément à la fortune et à la naissance, l’or et le sang ayant la charge de rétablir l’équilibre autour d’eux, et, pour ainsi dire, contre eux. C’était leur service public.
Et le service apportait donc un correctif utile, un tempérament nécessaire. Mais je vous prie, à quel principe ? À celui de l’inégalité. Le principe de l’égalité démocratique n’était pas satisfait et ne demandait pas à l’être, car il n’était pas posé.
Mais un jour il le fut et la situation changea complètement. Elle changea d’abord dans la tête des politiques. Ces messieurs, ou pour parler avec justesse, ces citoyens virent très grand. Ils projetèrent de détruire les différences de classe, non en détruisant le latin, le signe des supériorités, mais en l’étendant à tout le monde. Beau plan qui finit par recevoir le nom d’instruction intégrale. Il ne fallut pas de longs jours pour sentir que, tel quel, on ne le réaliserait pas. Ce n’était pas possible, parce que ce n’était pas possible. Tout manquait, notamment le loisir et le capital. Dix ou quinze ans d’études désintéressées supposent l’indépendance matérielle. Elle n’existe pas pour quarante millions d’êtres, qu’on les nomme des citoyens ou des sujets. On renonça alors au système primitif, mais on entreprit d’en réaliser le simulacre dégradé. Au lieu d’appeler l’universalité du peuple à recevoir une éducation générale qui comprît nécessairement le latin, on prit le parti d’éliminer le latin de l’éducation générale. Oui, l’éducation sera la même pour tous ; il n’y aura d’inégalité que par rapport au passé, dont les témoins, en grande majorité, ne protesteront pas, puisqu’ils seront morts. L’homme sera moins élevé et moins instruit, mais il n’y aura plus des secondaires et des primaires, des latinistes et des « épiciers ». Tous seront épiciers, et tant pis si plus tard l’épicerie elle-même y perd quelque chose !
Des moralistes vertueux s’en indignent. Ils déclament contre cette égalité par en bas. Ont-ils le moyen de l’établir par en haut ? Non, n’est-ce pas. Alors, qu’ils se taisent. Ou, s’ils veulent élever une voix raisonnable, qu’ils s’attaquent au principe démocratique. C’est lui dont la logique exige la disparition des différences sociales, qu’elles soient de classe, de région ou de métier. Pas de démocratie sans égalité, pas d’égalité sans niveau. L’égalité de citoyens souverains comporte un type aussi uniforme que possible. Un homme, un suffrage, une classe, une formation. L’idéal est là. Protestez tant qu’il vous plaira, que vous n’en voulez point. Primo, vous devez en vouloir, et secundo, vos résistances de détail ne signifient rien. Le courant de vos lois, la connexité de vos institutions vous emportent, et leur force profonde voudra, à votre place, ce contre quoi vous vous débattez, et, finalement, vous l’imposera.
— Alors, c’est la destruction de notre pays ? Alors, l’élite nationale va perdre de ses qualités régulatrices et directrices ? Et, alors, la foule française sera frustrée des bienfaits qu’elle en recueillait ? Alors, l’opération va se solder par une dépréciation générale de toutes nos valeurs ?
— Je ne dis pas. C’est bien possible. Nous n’avons jamais soutenu ni admis que démocratie voulût dire démophilie. Mais Steeg, petit-fils d’un Prussien, a peu de raison de tenir particulièrement aux valeurs du peuple de France. Il en a de nombreuses, de puissantes et de décisives de tenir aux idées de la démocratie. Car, par elle, il est quelque chose, et, sans elle, il ne serait rien. C’est l’histoire de tous les métèques, de tous les protestants, de tous les Juifs et de tous les francs-maçons au pouvoir. Ces parasites de la France mourraient de faim le jour où la France éliminerait le microbe du morbus democraticus !
Comment Eugène Montfort ne voit-il donc pas le soleil ?
11 mai 1911.
II
Des publicistes radicaux me répondent à mots couverts et en grondant que je les diffame. Ces messieurs n’en veulent aucunement au latin. Ces messieurs veulent soutenir les humanités. Il n’est personne au monde à qui la culture générale soit plus précieuse qu’à ces messieurs. Leur volonté m’est affirmée en termes exprès. Je réponds qu’ils font beaucoup de cas de leur volonté, mais cette illusion qu’ils se forment sur la puissance d’un « je veux » ou d’un « je ne veux pas » ne fait qu’ajouter au péril des institutions établies et maintenues par eux. Ils ont aménagé tout ce qu’il faut pour détruire un corps de nation, un ensemble social dont quelques parties leur restent chères, et ils ne se doutent pas de la vertu maligne inhérente à ces explosifs puisqu’ils se croient capables de l’arrêter ou de la modérer à volonté.
Ah ! vous ne voulez pas supprimer le latin ? Eh ! bien, je le répète, la démocratie, la République, le veulent pour vous. Elles le veulent, les idées dirigeantes du vieux parti républicain ! Si vous en doutez, donnez-vous seulement la peine de jeter un coup d’œil sur la suite et l’enchaînement des programmes du baccalauréat depuis la victoire de la république républicaine. Voilà une courbe instructive ! Sans être un très vieil homme puisque, comme dit la ballade de Paul Verlaine, Je n’ai que quarante-trois ans, il m’est possible d’apporter mon témoignage. Les rhétoriciens qui avaient deux ou trois ans d’avance sur nous devaient apprendre à écrire en latin. Pour la génération qui précédait immédiatement la nôtre, cet exercice était facultatif. Nous en fûmes complètement dispensés, et la Faculté nous tint quittes pour une version, conformément au programme de 1884. Cette dose fut jugée excessive encore puisque, quatre ou cinq ans plus tard, un jeune bachelier qui me tenait de près n’était pas soumis à la moitié des exercices scolaires que nous avions connus pour le grec et pour le latin ; ce n’était cependant qu’en 1888–89. Donc on préparait la grande réforme déjà conçue, et qui ne devait aboutir que douze ou treize années plus tard ; l’alphabet grec était abordé avec un retard ridicule, les langues vivantes prenaient toute la place des anciens textes et de leur analyse grammaticale ou logique, dernier vestige des « argumentations » de l’âge ténébreux où l’on croyait qu’avant de mettre en mouvement un esprit il fallait d’abord le former.
Histoire en main, tout cela coule, comme de source, de la République. À degré divers et dans des mesures diverses, tous les hommes d’État du régime étaient persuadés de la nécessité de la Démocratie et de la perversité de la Hiérarchie. Ils étaient résolus à supprimer les différences, ils étaient résolus à niveler les conditions. À ces degrés divers, ils étaient donc pour le niveau et dans ces mesures diverses, selon les tempéraments que leur inspiraient leur goût, leur caractère ou leur sens de l’opportunité, ils ont promené ce niveau sur un Enseignement que la folie du peuple avait mis dans leur dépendance. Ils l’ont fait dès qu’ils ont été les maîtres. Ou il faut d’autres maîtres, des maîtres pénétrés d’un autre principe, réglés sur d’autres lois, ou il faut s’attendre à l’application plus ou moins rapide et brutale, mais régulière et constante du principe, de la loi de nivellement. Les humanités forment une classe d’élite et le latin, en somme, délimite cette classe ; il faut la supprimer ou il faut renoncer à supprimer les classes d’élite, ainsi que le commandent l’esprit et le génie, la passion et le culte de la démocratie.
Bientôt donc il faudra choisir ; les intelligences lucides et les volontés logiques se répartiront en deux groupes. Il y aura d’un côté les gens qui estiment que, la démocratie étant Dieu, il convient de lui sacrifier toute chose et toute personne, individuelle ou collective ; en général la France et, en particulier, chaque Français. De l’autre côté, il y aura ceux qui feront valoir l’importance sociale, nationale, ou religieuse de victimes sacrifiées si légèrement à un autel au moins discutable.
À la société de l’enseignement supérieur, le docteur Raoul Blondel a plaidé la cause des humanités latines et grecques à son point de vue. Ce point de vue médical a bien son prix, un prix que je n’appellerai pas démocratique, car cela ne signifie rien, mais démotique et universel. La diminution intellectuelle du corps médical serait une plaie dont tout le monde aurait à souffrir et les pauvres plus que les riches, puisque les riches garderaient le droit de s’adresser à des hommes supérieurs ayant accompli un cycle d’études complètes. Mais les autres ! À ne prendre que les moyennes, du seul fait qu’il sera permis de devenir docteur en médecine sans latin ni grec ou avec un latin-grec très réduit, cette route du moindre effort sera vite choisie par les jeunes étudiants. Le niveau professionnel en décroîtra. Nos médecins tomberont au-dessous de leurs confrères anglais, allemands, italiens. Et ce ne sera pas une infériorité purement relative. Nos praticiens se trouveront encore au-dessous de leur objet, au-dessous de leur tâche. Comme le dit très bien le docteur Raoul Blondel, « l’étude des humanités représente pour la culture préalable du futur médecin une gymnastique véritablement nécessaire. La science, a-t-on dit, n’est qu’une langue bien faite. À langue claire, science claire. Les opérations intellectuelles qu’engendre le travail de traduction de nos idées en langage parlé et surtout écrit retentissent sur le cerveau tout entier et sur le mode même de classement de nos idées, en un mot sur notre façon de réfléchir. C’est à sa langue et à sa connaissance du latin qu’exige la parfaite pénétration de l’équilibre de celle-ci que le Français doit ses conceptions nettes, son aptitude à dégager l’essentiel et à laisser chaque idée accessoire à sa place. »
Voilà pour l’esprit pur. La démocratie l’humilie, la démocratie l’abrutit. Par elle, on saura moins et l’on saura moins bien. Mais, de plus, la science sera appliquée avec moins de souplesse et moins d’autorité ; ce que la médecine comporte d’art et de talent, ce que Pascal eût appelé son « esprit de finesse » devra en être diminué forcément. Les plus délicates prérogatives de l’exercice médical, celles qui se rapportent au commerce direct du malade, subiront aussi une perte sèche du fait de la démocratie. Le docteur Blondel a bien tort de s’excuser d’entrer dans cet ordre d’idées, l’importance en est capitale et non pas seulement pour le médecin : « J’ai gardé pour la fin un argument d’ordre moins élevé, purement professionnel, mais qui a aussi sa force. Il est légitime pour le médecin d’espérer non seulement devenir savant, mais rencontrer le succès auprès de sa clientèle. Or, il y faut des qualités très distinctes de celles que la science pure peut donner ; il faut de l’éducation, du tact, de l’autorité, un flair psychologique, dirai-je, à côté des vertus d’humanité, de compassion et de patience qui sont l’honneur de notre profession. Cela ne s’apprend point à la faculté, encore moins à l’hôpital, où vraiment le jeu est trop aisé. Cela s’acquiert avant tout dans le milieu familial et dans la pratique de la vie. Mais qui ne voit toute l’avance que donne ici, pour cette adaptation, la culture des humanités sur le primaire non dégrossi. »
Mais, si l’éducation de la famille et l’éducation de l’école osent se liguer pour créer de nouveaux éléments de différences dans la Cité, l’idée démocratique, le droit démocratique en seront blessés manifestement. Il est vrai que le peuple en bénéficiera avec une clarté non moins manifeste, et cela confirme notre vieille thèse : l’intérêt du peuple est aux antipodes de l’intérêt de la démocratie. Voulez-vous de bons médecins, voulez-vous de bons généraux, de bons juges, de bons administrateurs, de bons gouvernants ou de bons artistes ? Désirez pour eux la préparation, l’éducation convenable, quelque distinction qu’elle entraîne chez eux ; même au besoin, félicitez-vous de cette distinction-là ! Au contraire, vous moquez-vous de la manière dont sera exercé le métier pourvu qu’il soit accessible à chacun et que chacun se puisse costumer en docteur, en juge, en général ou en président de la République, la démocratie en sera tout à fait heureuse, mais c’est le peuple qui paiera. À vous de choisir. Pour ma part, j’ai choisi le peuple, et, comme il s’agit du peuple français, qui n’est pas une bête, c’est encore pour le peuple que je parie.
« Il y a entre l’école latine et l’Église un lien intime… », dit M. Ferdinand Brunot, professeur en Sorbonne. C’est ce lien que la démocratie, en tant que laïciseuse, voudrait briser. Et là encore nous sommes quelques-uns qui voyons les bienfaits généraux de l’Église et, là devant, l’honneur que l’on rend à la démocratie ne pèse pas lourd. Sans doute, le latin « sent l’Église » et ce n’est pas l’arôme favori de M. Steeg ou de M. Reinach. Mais ce qu’on justifie au point de vue de l’antique rancune juive ou de la haine huguenote perd toute valeur au point de vue français. Les questions de foi mises à part, l’Église représente tant d’éléments de notre passé moral, organique et constitutif, qu’il ne nous viendrait pas à l’esprit de la séparer de la France. Le républicain qui soutient que, le Pape parlant latin, il faut mettre en interdit la langue du Pape, vaut le démocrate qui veut que tout le monde ne pouvant savoir le latin, personne ne doit le savoir…
Le « lien » que le latin représente est aussi linguistique. Philologue fervent de l’école classique, néo-latiniste orthodoxe. M. Brunot admet que nous parlons un simple latin évolué. Il devrait tenir d’autant plus vivement à cette trace brillante de nos origines antiques, comme aux titres de noblesse de notre langue. Mais que parlons-nous de semblables titres ! La langue elle-même lui semble peu de chose devant la majesté de l’électeur et de l’éligible. Le docte professeur en Sorbonne rabaisse la langue de Ronsard et celle de Lamartine devant les perles qui tombent de la bouche du premier voyou venu décoré du nom de « jeune Français de 1911 ». Le beau, le pur français de nos poètes, n’est rien ; ses règles, sa cadence, et ses rythmes divins ne méritent point d’audience. M. Brunot n’accorde de respect qu’aux oracles de la démocratie vivante, à ses fantaisies argotiques, à ses déformations et à ses licences. Il ne se rend d’ailleurs aucun compte que les gens qu’il dépouille, frustre et appauvrit, ce ne sont pas les morts immobilisés et cristallisés dans la gloire, mais très précisément les vivants de 1911, ces malheureux Français qu’il sépare et retranche de prédécesseurs magnifiques. Il leur interdit de puiser, comme à une fontaine immortelle, tout ce que les grands peuples demandent à leurs grands poètes, un souvenir, une espérance, une consolation, une joie de l’ordre sublime. Le régime de M. Brunot n’abolit ni les rimes ni les chansons, il les prescrit de qualité inférieure. Là encore il faut donc opter entre la démocratie et ce grand art, cette poésie souveraine qui ont bien leur puissance et dont il ne sera pas commode de nous détacher.
Dans Paris-Journal, M. Charles Morice avait généralisé la question du latin. Le latin, disait-il, rappelle quelque chose, et le latin rappelle tout, le latin est un des meilleurs symboles de cette idée que nous sommes des héritiers, qu’on a rassemblé avant nous un bien spirituel, que nous l’avons reçu et que nous devons le transmettre. Le latin est traditionnel. Et les études latines « en permettant aux générations vivantes de comprendre les générations mortes, en perpétuant la tradition », signifient « un danger », signifient « un désastre » pour la démocratie qui, elle, est révolutionnaire et que la tradition, fût-elle à peine énoncée, dissoudrait. Il est important pour la démocratie « d’interrompre les relations entre jadis et aujourd’hui » ; non seulement parce que, comme le dit bien M. Charles Morice, l’histoire du monde doit « commencer en 1789 », mais encore parce qu’il n’y a point d’histoire du monde qui soit valable, utilisable, pour la démocratie. L’histoire, la tradition, le passé, nos démocrates les détestent et doivent les détester par définition. De là et non d’ailleurs, dérive en effet l’élément de différenciation et d’inégalité diversité des sangs, diversité des races, diversité des caractères et des biens matériels ou moraux ainsi hérités. L’égalité des hommes ne serait qu’une moitié d’utopie s’ils naissaient tous à la même heure et s’ils ne se succédaient point dans le temps.
Le capital du genre humain n’arrive aux nouveau-nés ni en bloc ni en parts également taillées. Des ruisseaux innombrables, variés à l’infini, font affluer à doses non moins diverses tout ce que nos prédécesseurs ont fait ou rêvé avant nous. La valeur de tout effort personnel est dominée par cet immense coefficient historique en vertu duquel, selon le beau mot de Comte, les vivants sont de plus en plus et nécessairement gouvernés par les morts, et comme l’a dit Maurice Barrès, chaque vivant par ses morts particuliers. Cette nécessité bienfaisante est la source de la civilisation. Mais il y a longtemps que la démocratie s’est insurgée contre cette condition d’un ordre civilisé ; elle a choisi la barbarie qui peut se recommencer tout entière à chaque individu qui vient au monde, sauvage et nu. C’est à cette humanité des cavernes que la démocratie veut nous ramener.
13 mai 1911.
Anne sur Journal de l’année 14 de Jacques…
“Très beau commentaire en vérité. Je suis d’ailleurs persuadée que Bainville vous approuverait !”