Le dérapage
Réunions sur réunions pour annoncer en début de semaine que tout est sauvé et pour s’apercevoir en fin de semaine que tout est perdu.
Début mai 2010, les dirigeants politiques de l’Europe ont fait prendre à la crise un nouveau tournant. Et ce virage semble ne pas avoir été contrôlé. Réunis à Bruxelles pendant le week-end du 8 mai, ils ont décidé de frapper un grand coup. Puisque toutes leurs déclarations précédentes en faveur d’un soutien à la Grèce n’avaient convaincu personne, et surtout pas les spéculateurs internationaux, ils ont décidé de provoquer un électrochoc en adoptant un nouveau « plan » hors de proportion avec tout ce sur quoi on discutait antérieurement. On chipotait pour accorder une aide de 40 milliards d’euros à la Grèce, on va mettre en place un plan de plus de 750 milliards ! La première réaction des marchés financiers a été spectaculaire : en une journée, ils ont gagné au total près de 10 %. Il faut dire que le signal était fort : les États membres qui ont adopté l’euro ne le laisseront pas tomber ; et cela, quoiqu’il pût en coûter.
Quand on a affaire à une spéculation généralisée dont le principe de base s’apparente à celui d’un jeu de poker, une telle stratégie s’appelle montrer son jeu à l’adversaire. Celui-ci connaît désormais les atouts dont on dispose et les annonces que l’on va faire. Les médias, qui se focalisent sur l’instant qui passe avec fugacité, ont salué l’euphorie boursière et la confiance retrouvée ! Mme Lagarde a eu beau dire que les marchés avaient sur-réagi, elle ne pouvait pas aller jusqu’à expliquer que le plan qu’elle venait de cautionner était dangereux. Les jours qui ont immédiatement suivis la présentation de ce nouveau plan ont été marqués par des mouvements boursiers très exagérés et par une chute rapide de l’euro sans pour autant que celui-ci ne retombe à sa parité de pouvoir d’achat avec le dollar. En fait, la confiance semble avoir fui pour longtemps. Cela est normal dans la mesure où « quand les déficits filent et que les caisses publiques se vident, les investisseurs sont inquiets. Quand les gouvernements décident des mesures d’austérité, les investisseurs craignent alors qu’il n’y ait plus de croissance » (1).
Avec cette décision du 8 mai 2010, comme l’a reconnu Angela Merkel, on a juste « gagné un peu de temps ». Comment, dans un monde où les liquidités sont trop importantes – et nourrissent la spéculation – peut-on penser calmer le jeu de cette spéculation en injectant de nouvelles liquidités dans le système ? Si quelqu’un en doutait encore, il est absolument évident que les États européens, tout comme les États-Unis, font de la cavalerie (2). C’est-à-dire que, rapidement, il apparaîtra inéluctablement que ces 750 milliards seront devenus insuffisants. On sera obligé de recommencer… jusqu’à quand ?
Un mécanisme de cavalerie
Au bout de quelques jours, les Européens se sont aperçu qu’ils n’avaient pas la même interprétation de l’accord auquel ils étaient parvenus. Les Français et leurs partenaires – sauf les Allemands – avaient compris que tous les Parlements devraient se prononcer en une seule fois sur le plan. Les Allemands ont expliqué à partir du 18 mai que, non seulement le Bundestag devrait se prononcer sur l’ensemble du plan, mais que, de plus, il se prononcerait chaque fois qu’un pays en difficulté demanderait la mise en œuvre dudit plan. Ce qui équivaut à s’arroger un droit de veto sur tous les déblocages. Il est vrai que la solidarité mise en œuvre par le plan pourrait coûter cher aux Européens, ou du moins à certains d’entre eux. Si, au moment de l’appel des fonds par le pays en difficulté, un de ceux qui doit intervenir ne peut le faire, la charge correspondante sera répercutée sur les autres. C’est pourquoi, selon le ministre allemand de l’économie, Wolfgang Schäuble, tout État qui demanderait la mise en jeu à son profit du plan de solidarité devrait automatiquement être privé du droit de vote au sein du Conseil européen. En dehors des questions politiques que ces disparités ne manquent pas de susciter, les difficultés ne pourront que croître rapidement, pour deux raisons.
Ce mécanisme de cavalerie a été décidé et mis en place pour permettre aux États les plus endettés de se « refaire ». Exactement comme le joueur qui a déjà perdu toute sa fortune au jeu et qui emprunte à nouveau pour pouvoir continuer de jouer et essayer de parvenir enfin à récupérer une partie de ce qu’il a perdu. Pour aider le joueur en question dans cette quête, pour aider tout Etat endetté à se désendetter, les autres joueurs lui imposent de nouvelles règles : une cure d’austérité drastique. Il faut tailler immédiatement dans les déficits publics. Ces nouvelles règles sont extrêmement dangereuses. En effet, alors que les États n’arrivent déjà pas à rembourser ce qu’ils doivent, on leur impose un mécanisme qui va conduire les populations à travailler deux fois plus en étant payés deux fois moins. Le risque d’une dépression sans précédent est grand. Mais c’est à ce seul prix que les États endettés auront droit à la manne bruxelloise qui leur fera gagner un peu de temps. Et comme il n’y en aura pas pour tout le monde, seuls les premiers à entrer dans le jeu seront servis. C’est ce qu’a compris le Premier ministre espagnol qui, dès le 12 mai a annoncé une baisse de 10 % du salaire de tous les fonctionnaires ; imité, dès le lendemain par le Premier ministre portugais. Il est vrai que les utopistes de l’Europe pensent avoir la solution : si la dépression continue à enfler en Grèce, au Portugal, en Espagne, en Italie ou en France, les populations de ces pays pourront toujours aller travailler en Allemagne ! Va-t-on devoir rendre demain les délocalisations obligatoires ? Un seul marché du travail à l’échelon européen – à moins que ce ne soit à l’échelle mondiale – et suspension des allocations de chômage à toute personne qui aura refusé un emploi, fut-il situé aux antipodes dans un État où les couvertures sociales n’existent pas ! Mme Lagarde ne s’y est pas trompée quand, dans une interview accordée aux Échos, le 11 mai, elle a reconnu que ce plan de sauvetage européen contenait « plus qu’une once de fédéralisme puisque le fonds européen fera des émissions pour acheter des titres ou proposer des prêts ». La prétention de la Commission européenne de contrôler les projets de budget des États avant de les soumettre aux parlements nationaux va bien dans le sens de ce fédéralisme accru.
Le cercle vicieux
La deuxième raison qui va conduire à accroître les difficultés résulte de la question de savoir qui va prêter les sommes empruntées par l’Union européenne. Les États ? Ils n’ont pas d’argent. Ils devront eux-mêmes emprunter les sommes nécessaires. On va donc, faire appel aux banques pour souscrire… les obligeant à se refinancer elles-mêmes auprès de la Banque Centrale Européenne, dont le président va une nouvelle fois avaler son chapeau en inondant les marchés d’un argent quasi gratuit et en « achetant des dettes souveraines d’États toxiques » (3). Parallèlement, les banques risquent de commencer à se méfier les unes des autres, pour la même raison qu’elles ne se faisaient plus confiance au moment de la faillite de Lehman Brothers. En effet, elles vont mutuellement se soupçonner d’être plus exposées qu’elles ne le disent à une banqueroute de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne, de l’Italie, de l’Irlande, du Royaume-Uni ou de la France. C’est pourquoi, afin que les banques puissent elles-mêmes prêter cet argent – qu’elles n’ont pas – elles vont devoir faire un effort pour expliquer aux agences de notation qu’elles sont solides. En particulier, conformément aux règles prudentielles internationales, elles vont devoir « mobiliser » des fonds propres, ce qui diminuera leur capacité à prêter aux entreprises pour investir et relancer l’économie. Il va donc y avoir un nouveau transfert des capacités de financement vers la seule charge de la dette financière antérieure. Comme les politiques ne pourront pas assister sans rien dire à cette désertion des banques, ils ne manqueront pas de ne pas remplir leur mission et décideront d’emprunter encore un peu plus pour réinjecter ces sommes empruntées aux banques dans le capital desdites banques pour leur permettre de prêter un peu plus aux autres agents économiques dans un processus de fuite en avant (faisant ainsi jouer un « effet de levier »). D’autant que, démagogie et keynésianisme obligent, on demandera aux banques de faire un effort tout particulier dans le crédit à la consommation, économiquement stérile.
Quel mécanisme ?
Dès le 10 mai, l’éditorialiste du Monde expliquait pourquoi, selon lui, le plan ne pouvait qu’échouer. En focalisant son analyse sur le seul cas grec, mais son raisonnement peut être généralisé, il constatait que l’on ne pourrait jamais faire l’économie d’une « restructuration » de la dette, ce qui signifie que les prêteurs ne rentreront jamais intégralement dans leurs fonds. Peu importe le mécanisme que l’on mettra en place pour cela (l’inflation ? l’explosion de l’euro ? le changement de système monétaire international ?…), il arrive un moment où un retour à la santé ne peut pas se faire sans une opération chirurgicale. Après avoir constaté le coût proprement insupportable pour les populations de la purge qui leur est imposée, il concluait : « De plus, du fait que les créanciers sont aujourd’hui payés pour s’enfuir, qui les remplacera ? À coup sûr, ce plan échouera à réintégrer à des conditions gérables la Grèce sur le marché dans quelques années ». Si, les chefs d’État et de gouvernement ont donné leur accord à un tel plan c’est probablement qu’ils espèrent repousser la défaillance de la Grèce – et des autres États surendettés – jusqu’à une époque meilleure où le climat économique sera redevenu plus calme… À moins qu’ils n’aient voulu donner des gages au Président américain que la valeur de l’euro ne baissera pas au point de rendre impossible la réévaluation du yuan.
1 Y.A. Noghès, La Tribune, 18 mai 2010.
2 Faire de la cavalerie, c’est emprunter pour rembourser ou, comme le sapeur Camember, faire un trou pour en boucher un premier… sauf qu’il y a des « pertes en ligne » et que pour boucher le trou précédent il faut faire un trou plus grand, et ainsi de suite.
3 Cf. Isabelle Mouilleseaux, La Chronique Agora, 10 mai 2010.
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