La croyance dans l’unification de l’humanité et l’enthousiasme d’une partie non-négligeable de l’Eglise Catholique pour cette perspective hasardeuse ne datent ni l’une ni l’autre d’hier.
Le texte que nous versons au débat est de Charles MAURRAS. Il a été publié dans l’Action française du 21 octobre 1932, en réponse au cardinal VERDIER, archevêque de Paris.
Nous n’alourdirons pas le texte de MAURRAS par des commentaires superflus, car, qu’on l’approuve ou non, il est rédigé de façon claire. Il se suffit à lui-même. Chacun jugera.
Il faut, bien-sûr, un certain effort de transposition de cette époque dans la nôtre. Mais cet effort ne sera pas très grand tant la profession de foi du Cardinal VERDIER dans l’unification prochaine de l’humanité et son bonheur à venir, tant ses certitudes ressemblent aux raisonnements d’aujourd’hui.
Ajoutons seulement, sans aucune malice, mais avec la claire conscience de l’aveuglement engendré par les utopies, que 7 ans, à peine, après cet échange d’idées, se déclenchait la seconde guerre mondiale, la plus grande et la plus destructrice que l’humanité ait jamais connue.
De quel côté était donc la clairvoyance ?
Vieilles nuées philosophiques
On lit, dans la Semaine religieuse de Paris, sous la signature de Mgr Verdier :
Le commerce, l’industrie, la finance et donc la politique elle-même ne peuvent plus s’abandonner, sans restriction, à la libre concurrence, ou organiser leur activité dans un « superbe isolement ». Les conditions faites au monde moderne ne le permettent plus.
…. Jusqu’à ce jour, l’humanité n’était que la somme des unités nationales. Elle n’avait pas d’existence propre.
Demain elle SERA une réalité distincte, agissante, liée très explicitement au bien-être et au bonheur de tous les hommes.
Demain, nos devoirs envers la patrie ne POURRONT plus se séparer de nos devoirs envers l’humanité.
… Chose étrange, en présence de cette compénétration universelle qui demain s’imposera à eux, les nationalismes s’inquiètent et s’irritent.
Mais les faits sont plus forts que les hommes. Les découvertes modernes et les conséquences de la grande guerre ont mis l’humanité sur une pente raide où elle NE PEUT PLUS s’arrêter. Oui, redisons-le, d’un pas continu et que les évènements peuvent accélérer, ELLE VA à cet ordre nouveau où S’ATTÉNUERONT les frontières de toutes sortes, où la compénétration directe de tous les intérêts SERA la condition normale de la vie et de l’activité de tous les hommes.
Ces perspectives créent des devoirs immédiats.
Il va de soi que je ne conteste les droits d’aucun esprit. Chacun peut croire avec le romantisme que le progrès conduit à l’unité des races humaines.
Le monde en s’épurant s’élève à l’unité,
disait Lamartine en 1843. Depuis quatre-vingt-dix ans bien près d’être écoulés, l’histoire du monde, si elle comporte deux grandes unifications en Italie et en Allemagne, montre au contraire l’atomisation, la pulvérisation d’une Europe à qui manque l’unité autrichienne, l’unité ottomane, l’unité suédo-norvégienne, même l’unité du Royaume-Uni : l’effort désintégrateur ayant au moins égalé l’effort intégrateur. Ce passé récent peut être jugé sans force ni valeur devant la foi à l’unité proche et fatale, mais ce témoignage de fait établit tout au moins que la discussion reste ouverte et que, si l’on peut parler pour l’unité et croire mordicus à cette unité, il n’y a pas lieu de mettre au futur certain des conditionnels pleins de risques….
Chacun peut rêver à sa fantaisie et, encore une fois, croire à son aise la matière enseignée par Victor Hugo dans Plein Ciel: la facilité et la fréquence des communications, particulièrement aériennes, pousserait fatalement les humains à fraterniser; nous avons reçu sur la tête assez de marmites venues de tous les points du ciel allemand pour maintenir les réserves assez formelles sur les fatalités de cet acabit.
Chacun peut adhérer à ce dogme, pas très frais, du romantisme saint-simonien, d’après lequel une civilisation industrielle comme la nôtre devra être forcément pacifique. Mais il suffit d’ouvrir un journal pacifiste pour y lire que les pires ennemis de la paix sont aujourd’hui les métallurgistes, parce qu’ils fabriquent et vendent des canons. L’industrie, en s’incorporant à la vie des hommes, est devenue guerrière comme eux.
Nouveau refrain, nous ne donnons pas ces vues pour des révélations qu’il faille imposer : une liberté spacieuse est ouverte à tous les lieux communs de la poésie et de la philosophie révolutionnaires. Il n’est cependant pas un esprit un peu critique et cultivé qui ne sache de quelles objections de fait et de droit ces formules restent passibles.
La dure expérience des « guerres d’enfer » nées avec la Révolution française a parlé. La raison analytique avait parlé avant elle.
L’éminent anticipateur insinue bien que ces objections proviennent de « l’inquiétude » et de « l’irritation » des nationalismes. Pas du nationalisme français, toujours ! Il est bien tranquille, le pauvre. Il n’y a personne de moins inquiet !
Seule existe ici une irritation de l’esprit, parfaitement légitime, celle que note Pascal : « D’où vient qu’un esprit tortu vous irrite ?… »
L’esprit tortu de la philosophie révolutionnaire et romantique irrite, j’en conviens, par son obstination à nier les réalités. Il y a vingt-sept ans, un des maîtres du pacifisme, M. Marc Sangnier, nous soutenait que la monarchie était devenue inutile parce que les deux éléments essentiels du régime royal, une diplomatie, une armée, étaient déjà périmées : pures « survivances », comme disait alors Anatole France ! C’était en 1905, juste à la veille de l’éclat de Tanger. La menace de l’empereur Guillaume II montra clairement que ni la politique extérieure ni la politique militaire n’étaient inutiles. La grande guerre est venue dix ans plus tard.
Le cardinal-archevêque de Paris écrit tranquillement que « les faits sont plus forts que les hommes ». Qu’est-ce qu’il en sait ? Notre poids nous attache au sol, c’est un fait : les êtres qui inventent et pratiquent l’aviation ne sont pas des singes ; ils sont plus forts que ce fait-là. L’histoire du monde est tissue de ces victoires des hommes sur les faits. Est-il je ne dis pas d’un esprit informé, mais d’un esprit raisonnable, de méconnaître ou d’oublier ce primat ?
La brusque anticipation du cardinal-archevêque de Paris est fondée tout entière sur l’ensemble des intérêts matériels qu’il appelle le commerce, l’industrie, la finance (« et donc la politique », comme si la politique n’était que leur somme !) : ces faisceaux d’intérêts matériels offrent des caractères de solidarité qu’il lui plaît d’appeler universels. Mais d’abord, répondrait le vieux Brunetière, c’est la solidarité de la gazelle et du lion. De plus, cette solidarité n’est pas d’hier, elle ne date ni de la grande guerre, ni de l’avènement du monde moderne, elle a été, dans tous les temps, exercée dans des cercles plus ou moins vastes, toujours fort étendus, débordant toujours, et de beaucoup, les frontières des nations. Enfin, les intérêts industriels et commerciaux n’ont pas la seule vertu d’unir, ils séparent aussi : ils partagent, parce qu’ils se partagent, ils divisent parce qu’ils sont divisibles, et c’est justement leur aptitude à la division qui engendre inévitablement les conflits. On se bat pour eux, à cause d’eux, comme on s’embrasse et comme on s’aime également pour eux. Comment le Cardinal ne le voit-il pas ? Il y a là plus qu’une erreur de raisonnement, c’est l’erreur de jugement qui est flagrante, mais d’autant plus surprenante que nous la trouvons sous la plume d’un membre élevé de la hiérarchie catholique. Comment dix évêques, cent prêtres, mille séminaristes n’ont-ils pas déjà répondu à Son Éminence par le magnifique chant de la Divine Comédie où se trouve expliquée la distinction scolastique entre ces biens matériels, si essentiellement divisibles (et diviseurs), et les biens spirituels qui, au rebours du pain quand on le coupe, se multiplient quand on les partage ?
Domenico di Michelino, cathédrale de Florence
Dante présente son ouvrage ouvert et se tientdevant le paysage symbolique de la divine comédie.
A gauche, il y a l’Enfer, au fond, le Paradis à droite, la ville de Florence
Ce sont précisément les biens de l’unité spirituelle qui sont en baisse dans le monde moderne. Ils ont baissé avec Photius au IXème siècle, ils ont baissé encore avec Henri VII, Luther et Calvin, ils ont diminué encore avec la Révolution française et la propagande de la maçonnerie universelle, si vive, si profonde, que le sens des mots du langage, ce dernier lien des hommes, est allé s’obscurcissant, à peu près comme aux jours de Babel, – et c’est devant l’immense diminution de tout ce qui est lien spirituel qu’un prince de l’Église nous propose, non comme un désir, non pas même comme un espoir, mais comme certaine et prochaine la perspective de l’unité du genre humain !
Encore une fois, libre à lui ! Ce dont il ne me semble pas qu’il puisse âtre libre, c’est d’user d’autorité pour imposer de telles offenses aux plus sanglants résultats de l’expérience, aux plus amers retours de la réflexion désintéressée. Les intérêts publics les plus sacrés doivent en souffrir.
Je repense souvent à un petit livret d’histoire de l’Église qui me fut remis entre les mains il y a plus de cinquante ans. Je vois encore la page où l’épiscopat du XVIIIème siècle est blâmé d’avoir substitué, dans l’œuvre pastorale, aux instructions sur le dogme et sur la morale, les développements physiocratiques sur l’agriculture et sur l’économie. L’auteur, un jésuite, déplorait comme une déchéance cette fâcheuse transposition des fonctions et louait même un archevêque de Paris de s’être soustrait à la mode. Il s’appelait Christophe de Beaumont, si je ne me trompe.
(Action française, 21 octobre 1932).
Noël Stassinet sur On attend une vigoureuse réaction du…
“Alors les grands penseurs de la gôôôche on se réveille ? On a une panne de…”