Il manque quelque chose dans nos Institutions. Et, pour être plus précis, quelqu’un, qui incarne et représente en permanence, sur le temps long, la réalité nationale.
Un peu comme, à l’Académie française, on a un Secrétaire perpétuel, la France doit retrouver ce qu’elle a eu jusqu’à la coupure révolutionnaire, et dont la prive depuis plus de 130 la République idéologique : le Roi, arbitre, qui surplombe les contingences, et qui incarne et représente ce « sens de l’Etat » dont parle Marc Fumaroli, dans son excellent article du Monde du 1er octobre, que nous reproduisons ci dessous in-extenso.
P.S. : ajoutons -toujours tirée du Monde – la Tribune de Jean Clair : La manipulation financière du marché de.pdf. : « …La manipulation financière du marché de l’art a réduit les œuvres à de simples marchandises et a donné de la valeur à la pacotille kitsch des Koons ou des Murakami…. Du culte à la culture, de la culture au culturel, du culturel au culte de l’argent, c’est tout naturellement qu’on est tombé au niveau des latrines… »
L’Etat, le patrimoine et « le business des biens culturels »
On ne peut réduire à une simple opposition de goûts l’actuelle exposition de jouets japonais contemporains, de grande marque et de grand prix, dans le château de Versailles, traité en vitrine publicitaire. Cette confusion des genres (choquante pour les uns, intéressante pour les autres) est le révélateur d’une dérive de beaucoup plus longue haleine, et qui déborde l’esthétique, bien que celle-ci ait beaucoup à dire en cette affaire.
J’ai dénoncé en 1992, dans L’Etat culturel (LGF), les débuts de cette dérive. Au nom noble de la démocratisation culturelle, l’Etat, non content de veiller sur le patrimoine national dont il a la responsabilité, se prenait déjà pour un mécène d’avant-garde. Et de subventionner et d’héberger le rock, le rap, le tag et autres emprunts à la culture de masse américaine, avant-gardiste par définition. Le succès commercial de ces irrésistibles variétés était pourtant aussi bien assuré par leurs puissants diffuseurs privés que le sont les vedettes de l’art dit « contemporain » par leurs non moins habiles galeristes et leurs fameuses « Foires ». Koons a été exposé, après Versailles, à la galerie parisienne Noirmont. Nous ne tarderons pas à voir Murakami exposé à la galerie Gagosian, dès qu’elle ouvrira à Paris. Les musées publics d’Art dit « contemporain » ne manquent pas non plus.
Hôte de l’American Academy en 1996, j’ai découvert à Rome que cette abdication de l’Etat, au sens européen, au profit du marché, était tout aussi redoutable en Italie qu’en France. Tardivement unifiée, mais se souvenant des ventes et des pillages dont elle avait été victime, l’Italie s’est dotée très tôt d’un appareil législatif et d’un corps puissant de conservateurs cultivés et experts qui font d’elle un « modèle » pour les Etats comme l’Angleterre et les Etats-Unis, à cet égard sous-développés.
A l’ambassade américaine où j’étais invité pour je ne sais plus quelle fête, l’ambassadeur Bartholomew, qui avait lu L’Etat culturel, se mit en tête de me présenter à l’homme que Romano Prodi, vainqueur probable des élections prochaines, allait choisir comme ministre des beni culturali, Walter Veltroni. Très chaleureux, celui –ci me dit : « Ah! L’auteur de l’Etat culturel ! Comme je suis d’accord avec vous ! C’est bien simple, nous n’avons pas de pétrole, mais nous avons un patrimoine ! » J’eus beau redresser cette lecture d’Arlequin dans un entretien à La Repubblica, Veltroni devint ministre. Il inaugura la dérive commerciale (défilés de mode et concerts de rock au musée), mais aussi la confusion sémantique entre patrimoine et fun de grande consommation. L’une et l’autre restées jusqu’alors latentes dans l’expression italienne « biens culturels », apparemment plus innocente que nos propres « affaires culturelles », mais non moins exposée à glisser du côté du marché, mobilier ou immobilier. Pas au point toutefois d’exposer Damien Hirst à la Villa Borghese.
Depuis lors, si j’en crois Salvatore Settis, dans son livre Italia S.p.A, L’assalto al patrimonio culturale (Einaudi, 2002-2005) et dans ses articles de La Repubblica, les choses n’ont fait que s’aggraver en Italie. Une loi votée par le centre droit berlusconien au pouvoir a sérieusement endommagé le principe d’inaliénabilité du patrimoine national italien, public ou sous tutelle de l’Etat. La résistance de Settis et de ses nombreux soutiens dans la presse a du moins réussi, jusqu’ici, à limiter les effets du poncif « patrimoine « = « gisement culturel « , pensée unique dont se délectent en longues parlotes bureaucrates, organisateurs de colloques et politiciens de droite et de gauche. Il est d’ailleurs curieux que, malgré le parallélisme des deux situations patrimoniales l’italienne et la française, une coordination, une confrontation, un dialogue ne se soient jamais établis de façon régulière entre deux pays frères, membres fondateurs ensemble de l’Union européenne ! A croire que l’Europe, qui nous rapproche matériellement, pousse spirituellement chacune de ses nations à un repli sur soi et à un provincialisme jaloux, lesquels ne se laissent transcender que par une fascination unanime pour un mythe américain fort étranger à la réalité des Etats-Unis.
Le problème est donc loin de se résumer à un libéral « j’aime », ou à un réactionnaire « je n’aime pas Murakami ou Koons » sous les lambris de Versailles. Elle touche à notre idée de l’Etat et de ses serviteurs, à notre conception du patrimoine national et de ses conservateurs, et à notre philosophie des rapports que les uns et les autres se doivent d’entretenir avec le secteur privé et avec le marché de la culture de masse.
L’Etat n’a pas les mêmes vocations en France (et en Italie) qu’aux Etats-Unis. Settis a rappelé de façon frappante que le village d’Oraibi, remontant au XIe siècle, dans la réserve d’Indiens Hopi de l’Arizona, a pratiquement disparu ces dernières années, dans l’indifférence générale, faute de fondation privée pour en faire un éco-musée. C’était pourtant le lieu où le grand historien de l’art Aby Warburg avait eu la révélation du dernier art dionysiaque vivant. Le système américain des « landmarks », abandonné aux pouvoirs locaux et à l’initiative privée, ne tient guère compte du contexte historique, urbain ou paysager, d’ailleurs infiniment plus mince aux Etats-Unis que dans la vieille Europe. A un degré à peine moindre, l’Angleterre a connu la même carence. On vante avec raison les mérites récents du National Trust, mais on oublie de rappeler que la main invisible du marché immobilier anglais, entre I945 et I974, a démoli, très librement, rien de moins que 1153 country houses, le plus souvent de grande valeur historique et artistique. Pourtant, ni à la Frick Collection ni au British Museum, on n’expose Tracey Emin.
En France, en Italie, si le patrimoine est sous tutelle, il l’est pour éduquer par les chefs-d’œuvre son propriétaire collectif. Libre à chacun de s’ébrouer et s’esclaffer ailleurs. Nombre de nations, en Europe, en Amérique latine et en Asie s’inspirent de ce modèle, sans toujours y réussir. C’est que chez les deux « sœurs latines », malgré leurs histoires fort différentes, le sentiment d’identité et d’appartenance nationales, l’attachement à une mémoire historique et à ses strates successives, ne se conçoivent pas sans référence visible, tangible et inaliénable à un patrimoine public (et privé, mais sous tutelle publique) qui les incarnent en permanence et localement.
Ce patrimoine monumental et muséal forme un tissu conjonctif où tout se tient. Seul l’Etat, avec sa législation et son personnel d’experts confirmés et dévoués au bien public, est en mesure d’en préserver la cohérence, l’intégrité, le sens et la leçon
Il a tout intérêt à le faire, s’agissant de fondements du lien civique et du sentiment national, sur lesquels lui-même repose, tous deux aussi importants que la langue. Il se trahit et se démantèle lui-même si, oubliant ses intérêts fondamentaux, il se met à regarder le patrimoine qu’il a la charge de conserver, d’augmenter, et de faire goûter et comprendre au plus grand nombre, sous l’angle de son rendement économique, de sa vénalité financière, et de son exploitation à d’autres fins que l’intérêt civique et public qu’il se doit de servir.
Si l’argent n’a pas d’odeur ni de patrie, la poésie, les arts, les souvenirs en ont. Il est plus nécessaire que jamais de rappeler cette évidence aujourd’hui. Il ne s’agit plus en effet comme naguère, d’approfondir le sentiment spontané d’appartenance nationale par la poésie, les arts et le souvenir, mais de le faire naître et croître chez les nouveaux venus dans la communauté nationale. Est-ce le moment de faire jouer à l’Etat le jeu surréaliste de la machine à coudre et du parapluie sur la table de dissection ?
Veut-on plaire au plus grand nombre pour mieux l’instruire ? L’exposition Louis XIV voulue par Jean-Jacques Aillagon et qui a eu lieu, ou une exposition Hardouin-Mansart, font mieux comprendre Versailles que la transformation du palais et du parc en annexe du Nain bleu. L’exposition Mansart a eu lieu aussi, mais dans les salles étroites de Carnavalet. La rumeur prétend qu’elle a été refusée à Versailles par l’exclamation de l’un des prédécesseurs de son actuel président : « Mansart? C’est chiant ! » Veut-on contribuer à la compréhension internationale et au dialogue des cultures ? Une exposition comparative entre le château des derniers Bourbons et la Cité interdite des empereurs de Chine, entre le Paris de l’époque Edo et le Tokyo des shoguns, ce serait tout de même autre chose, en influence et même en affluence, que la drolatique installation Murakami !
Pourquoi dissimuler au public le fait que l’art dit « contemporain », cette image de marque inventée de toutes pièces par un marché financier international, n’a plus rien de commun, ni avec tout ce que l’on a appelé « art » jusqu’ici, ni avec les authentiques artistes vivants, mais non cotés à cette Bourse ? Pourquoi mettre sur le même plan un artiste comme François Morellet qui, invité au Louvre, étudie l’esprit du palais et l’embellit, et un Koons ou un Murakami dont on voudrait nous faire croire que leur kitsch, transporté à Versailles, « dialogue » avec la pompe magnifique de Le Brun, Le Nôtre ou Lemoyne?
N’est ce pas égarer ce même public que l’Etat patrimonial a pour tâche au contraire d’éclairer et d’enseigner ? A cette question, qu’un nombre toujours plus grand de Français se pose, ce n’est pas le colloque hâtivement convoqué entre camarades du politiquement correct culturel et hexagonal, le 7 octobre, par l’Institut national du patrimoine, qui apportera une réponse. Ce ne sera pas non plus la circulaire diffusée ces jours-ci par l’ancien ministre Donnedieu de Vabres, où la reprise des poncifs « patrimoine-gisement de pétrole » ou « patrimoine-vitrine du marché de l’art contemporain » tente de se « refonder » en promettant des ateliers-boutiques aux Compagnons du Tour de France et des studios gratuits aux généreux mécènes étrangers, dans des monuments patrimoniaux dynamisés.
La clef du malaise actuel, c’est le conflit d’intérêts voilé qui a affaibli, voire effacé, la distinction classique entre Etat et marché, entre politique et affaires, entre service public et intérêts privés, entre serviteurs de l’Etat et collaborateurs de gens d’affaires.
Les considérations d’esthétique, de goût, d’arriération et d’avant-garde ne sont que rideaux de fumée pour dissimuler une offensive en règle du « business des biens culturels » (Salvatore Settis invenit) contre ce qui reste en France de bon sens dans le public et de sens de l’Etat dans l’administration et la classe politique.
Marc Fumaroli, historien et essayiste, de l’Académie française
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