Michel Eltchaninoff (1), philosophe et rédacteur en chef adjoint de Philosophie magazine a décrypté le succès du film de Xavier Beauvois ( 2.114.868 entrées au 14 octobre !…).
Morceaux choisis….
La Une du Figaro Magazine du samedi 16 octobre
Gillou : Des Hommes et des dieux semble ne rien imposer et se contenter de proposer à réfléchir… La recette du succès ?
Vous avez mille fois raison. C’est autant un film sur la foi que sur le doute. On assiste, au plus près des différents moines de ce monastère, au cheminement personnel de chacun. Il y a les convaincus, comme Christian, qui veut seulement recevoir le plein assentiment de ses « frères ». Mais il y a ce vieux médecin merveilleusement joué par Michael Lonsdales, qui veut continuer à faire son devoir. Il y a celui qui doute dans la douleur, le frère Christophe incarné par Rabourdin… Il y a ceux qui se cachent au moment où ils devraient être courageux… Ceci répond, il faut bien le dire, au message religieux du christianisme. On sait que l’apôtre Pierre a renié le Christ. Et que Jésus lui-même, sur la croix, a demandé à son père pourquoi celui-ci l’avait « abandonné ». Bref, ce film montre que dans tout acte « héroïque », il y a une part de doute, d’incertitude. C’est, je pense, cet équilibre très subtil entre courage et doute, où l’un et l’autre ne s’excluent pas, qui a plu aux spectateurs fatigués des messages simplistes.
Mami : Les catholiques ont-ils contribué au succès du film de Xavier Beauvois ?
D’après ce que je sais, le film a été montré, en amont, aux autorités religieuses catholiques. Les chrétiens, plus largement, ne peuvent qu’être intéressés par le film. Mais son succès dépasse considérablement une communauté de croyance. Ce qui fait sa force, c’est qu’il peut être vu avec un oeil croyant comme avec un oeil agnostique, ou même athée. Des Hommes et des dieux est un film sur la religion, ses rituels, sa pratique, la croyance qui la soutient. Mais ce n’est pas à proprement parler un film religieux. On n’y voit pas de miracle – comme dans Ordet de Dreyer ou Stromboli de Rossellini. On y voit des hommes faire ce qu’ils peuvent avec leur engagement et leur foi. Ils font beaucoup. C’est pourquoi ce film intéresse à mon avis, et touche, tous ceux qui ne peuvent se satisfaire d’une vision matérialiste ou intéressée de l’homme et des rapports humaines.
On y voit des hommes faire ce qu’ils peuvent avec leur engagement et leur foi
Lilou : Est-ce, selon vous, un film « providentiel » ?
On peut prendre le terme de « providentiel » dans plusieurs sens. C’est sans doute un film providentiel dans le paysage de la culture d’aujourd’hui. Qu’un film « d’art et d’essai », parfois austère, parfois difficile, en tout cas pas racoleur, soit vu par deux millions de personnes en France et apprécié, on peut dire que c’est providentiel. Cela signifie que nous ne nous contentons pas de programmes télévisuels débilitants ou de films à grand spectacle. Dans un autre sens, ce n’est pas un film sur la Providence avec un grand P car le divin n’intervient guère. Ce sont les hommes, leurs croyances, leurs doutes et leur courage qui sont mis en avant.
Gui2om : Au sujet du film, vous parlez d’un « courage de proximité ». C’est-à-dire ?
Le courage était une grande vertu dans l’Antiquité. Elle était réservée aux « beaux et aux bons », aux guerriers, aux aristocrates, aux « âmes bien nées ». C’est le courage d’Achille combattant les Troyens. Bref, c’était très beau, mais un peu, disons, « excluant » pour les gens comme tout le monde. C’était un courage réservé aux héros. Or, à partir du XVIIIe siècle, des âges démocratiques, des âges de masse, l’héroïsme à l’ancienne paraît bien nobiliaire, bien inégalitaire, bien masculin aussi. Dans une société démocratique, on préfère ceux qui aident et participent à ceux qui se parent avec orgueil de la vertu du courage. Mais une société sans courage risque de devenir une société sans idéal, sans force, sans saveur. C’est pourquoi il est si vital de concilier la vieille vertu du courage et la vie ordinaire. C’est ce que font ces moines. Ils ne se prennent pas pour Lancelot du Lac ou De Gaulle. Ils ne sont pas des guerriers. Mais ils savent, au moment où il faut, dire qu’ils ont le choix de refuser ce qui leur paraît inacceptable. Sans effets de manche, ils savent se montrer fermes dans les situations les plus quotidiennes : soigner ou protéger quelqu’un, ne pas baisser la tête. Bref, ils n’incarnent ni un courage de la supériorité et de la distance, ni une indifférence molle à l’autre, mais un courage de proximité. C’est aussi la redécouverte de cette vertu qui explique peut-être le succès du film. Entre le cerveau et le sexe, il existe une faculté qui consiste ni à réfléchir ni à désirer, mais à s’indigner de ce qui est scandaleux ou médiocre. Les Grecs appelaient cette faculté le thumos, un souffle qui vient du coeur. Le mot courage vient du mot « coeur ». Des Hommes et des dieux est à mon avis un film sur ce courage du coeur.
Des Hommes et des dieux est un film sur ce courage du coeur.
Les chrétiens, plus largement, ne peuvent qu’être intéressés par le film. Mais son succès dépasse considérablement une communauté de croyance.
Hortensia : S’agit-il, en allant voir ce fim, d’une recherche de spiritualité? D’une manière de s’extraire de notre quotidien ?
Il s’agit à coup sûr d’une recherche de spiritualité, du refus d’une vision purement matérialiste et intéressée du monde. Mais cette spiritualité n’a rien de dogmatique ni d’intolérant. Ces frères sont fermement ancrés dans leur foi. Cela ne les empêche pas d’exprimer leur spiritualité par la pratique – le travail, le service, des exercices quotidiens. Cela ne les empêche pas de discuter, de rechercher un consensus. C’est une spiritualité authentiquement démocratique. Du coup, ils ne refusent pas le quotidien – et c’est là où je suis en désaccord avec votre seconde formulation. Ils réorganisent un quotidien cohérent, empli de sens, à partir de priorités bien définies, notamment le service à autrui. Ils donnent sens au quotidien à partir de valeurs.
Karolina : Pourquoi à votre avis, les Français ont préféré Des hommes et des dieux à Hors-la-loi ? Cela ne marque-t-il pas le fait que la France n’a pas envie de s’intéresser aux travers de son histoire coloniale ?
Il est probable que le rôle de la France dans son histoire coloniale est encore très douloureuse, et que nous avons parfois du mal à la regarder en face. Surtout lorsque les politiques s’en mêlent et veulent confisquer aux historiens et à la société le regard sur les méfaits de la colonisation. Mais Des Hommes et des dieux n’est pas non plus un film complaisant. Ces moines sont des exceptions. Les autorités leur conseillent, au nom de la raison, de partir. Ils décident de rester. Et leur acte de courage révèle, en creux, l’attitude raisonnable mais moins admirable de tous les autres. Enfin, c’est un film qui permet plusieurs lectures quant à la vérité sur le massacre des moines de Tibéhirine. S’agit-il d’une manipulation? d’une bavure? D’un acte terroriste de la part des GIA? On sait que cette affaire empoisonne encore les relations entre la France et l’Algérie. Bref, je ne pense pas du tout qu’il s’agisse d’un film réconfortant. C’est plutôt une oeuvre qui nous invite à nous poser cette difficile question: et moi? Qu’aurais-je fait à leur place. Le courage de ce film est moral, donc universel.
Laurence : Pourquoi cherche-t-on absolument à faire décrypter le succès du film Des hommes et des dieux par des sociologues, philosophes et autres intellectuels. N’est ce pas tout simplement d’abord et avant tout un bon film ?
C’est un excellent film. Mais il y a malheureusement beaucoup de très bons films, de très bons livres, qui ne rencontrent aucun succès. J’adore personnellement les films de Sokhourov ou de Iosseliani, mais il faut bien dire qu’on ne trouve guère 2 millions de personnes pour aller les voir. A l’inverse, il y a énormément de navets qui marchent du tonnerre. Ce qui est l’exception davantage que la règle, c’est lorsqu’un « excellent film », avec une mise en scène rigoureuse qui ne joue pas mécaniquement sur les émotions, avec des acteurs qui n’en font pas des tonnes, rencontre un large succès public. Du coup, cela m’intéresse aussi comme philosophe de comprendre, même un tout petit peu, le sens de cette belle rencontre entre un film exigeant et un large public. Et ce que je crois voir, c’est non seulement une vague « quête de sens » dans un monde déboussolé par la mondialisation, mais l’aspiration à un spirituel renouvelé et à une vertu antique, souvent oubliée dans les âges démocratiques: le courage.
Le courage de ce film est moral, donc universel
Petit malin : Je n’ai pas encore vu Des Hommes et des dieux. Trois bonnes raison d’aller le voir ?
1. C’est un film qui va au fond de ce qui fait que nous sommes des hommes: à quoi croyons-nous? Qu’est-ce qui pourrait nous pousser à nous sacrifier, à risquer la mort ? Quelle est la force qui nous anime et qui fait que nous sommes, peut-être, capables de faire de grandes choses ? C’est film qui fouille ce qu’il y a de plus vital, de plus précieux dans l’homme.
2. C’est un grand film d’amour : amour de cette nature qui entoure les moines, amour de leur humble vie quotidienne, amour des populations musulmanes qui entoure les moines et qu’ils ne cherchent pas à convertir, mais à comprendre et aider, amour de ce dieu qui leur a tout fait quitter. A noter que cet amour n’exclut pas a priori l’amour « ordinaire », notamment charnel. Avant d’avoir été des moines, ils ont été des hommes : eux aussi sont tombés amoureux et ont connu le plaisir sensible. C’est ce que rappelle très subtilement la séquence du dernier repas des moines ; eux aussi peuvent aimer le plaisir.
3. Michael Lonsdale est à mourir de rire (et très très émouvant).
Je ne sais pas si je vous ai convaincu, mais vraiment je vous conseille d’y aller.
(1) : Michel Eltchaninoff est philosophe et rédacteur en chef adjoint de Philosophie Magazine. Il a notamment publié L’Expérience extrême (2010, éditions Don Quichotte).
Anne sur Journal de l’année 14 de Jacques…
“Très beau commentaire en vérité. Je suis d’ailleurs persuadée que Bainville vous approuverait !”