Mardi, nous avons donné l’émission consacrée par Canal Académie à Jacques Dupâquier, après son décès.
Voici aujourd’hui l’intégralité de l’excellent texte de Dupâquier publié dans Renaissance catholique, suivi d’un court entretien au cours duquel il répond aux questions d’un journaliste de RC.
On y verra justement dénoncés les mythes immigrationnistes et l’entreprise subversive à laquelle nous sommes confrontés.
L’importance et la qualité des arguments et de l’étude de Dupâquier commandent qu’on leur donne la plus large diffusion possible. Voilà pourquoi nous réunissons en un seul PDF le texte que vous allez lire ci-après et le débat qui l’a prolongé….
Dossier : Qu’est-ce qu’être Français ?
Naissance d’un peuple : l’histoire démographique de la France, par Jacques Dupâquier, de l’Institut (30 janvier 1922 – 23 juillet 2010)
Que n’a-t-on daubé sur le mythe de nos ancêtres les Gaulois ! Et combien de bruyantes protestations la commémoration du prétendu “mythe” de Clovis et du baptême de la France n’a-t-elle pas soulevées cette année ! Or les vraies questions que posent la naissance du peuple français et son histoire démographique dépassent largement le cadre de cette polémique. Le vrai scandale tient au fait que toute l’histoire du peuplement de la France est présentée par de pseudo-scientifiques (mais de vrais partisans d’une France multiculturelle) d’une manière abominablement tendancieuse.
La négation de l’identité culturelle et des lointaines implantations de la nation française repose au moins sur quatre idées reçues.
La première idée est que notre territoire aurait été peuplé depuis deux millions d’années par des vagues successives qui en auraient entièrement brassé et métissé la population. Nous serions donc tous des étrangers ou des descendants d’étrangers.
La deuxième idée est que la France aurait une longue tradition d’accueil des immigrés, qu’elle serait historiquement multiculturelle, que la nation serait d’origine récente, et remonterait non à Clovis, non à Saint Louis, non à Jeanne d’Arc ; mais à la Révolution, non à Bouvines, mais à Valmy (victoire qui, vous le savez, est quant à elle, un vrai mythe).
Troisième idée : la France ne serait pas plus submergée aujourd’hui par les étrangers qu’elle ne le fut auparavant.
Enfin quatrième idée : depuis vingt ans se développerait un processus permanent de rapprochement entre la structure de la population nationale et celle de la population étrangère.
Sommaire
· 4. Le mythe de l’intégration
· Débat
Ayant dirigé la publication d’une Histoire de la population française (PUF), je crois avoir acquis quelques lumières sur le peuplement de la France. Je vais aujourd’hui essayer d’y reconnaître la part des continuités et celle des discontinuités, celle des convergences et celle des divergences, en analysant les idées reçues dont je viens de vous parler, idées qui sont le fondement d’une entreprise subversive. Je vous parlerai donc du mythe des origines, du mythe des vagues migratoires, du mythe de l’apport des étrangers à la formation française, enfin des problèmes actuels de l’immigration, de la confusion des mots et du trucage des chiffres.
1. Le mythe des origines
Je ne m’attarderai pas ici sur les mythes encore très répandus concernant l’origine de l’homme et le peuplement du monde. On n’en est plus évidemment en cette fin du XXe siècle à l’image simpliste que l’homme descend du singe, mais on a introduit dans l’histoire de l’espèce humaine une vision évolutionniste et déterministe qui gomme les divergences et les discontinuités. Un schéma bien connu, reproduit de multiples fois, qui figure encore au Musée de l’Homme, présente l’évolution des hominidés comme un processus continu depuis les lémuriens jusqu’à l’homme d’aujourd’hui. On voit à gauche un petit ramapithèque ; ce ramapithèque, quelques décimètres plus loin, se redresse, il grandit, et le volume de son crâne augmente, sans que l’on sache très bien pourquoi ni comment. Dans cette nouvelle Genèse, l’australopithèque engendre le pithécanthrope, le pithécanthrope engendre le néanderthalien, le néanderthalien engendre le “sapiens-sapiens”, c’est-à-dire nous-mêmes ; c’est la version revue et corrigée des mythes transformistes du siècle dernier.
Ce qui est très gênant pour les inventeurs de ce schéma, c’est que l’on n’ait jamais trouvé de chaînon intermédiaire. Par exemple, il n’y a pas trace d’espèce intermédiaire entre l’homme de Néanderthal et l’homme de Cro-Magnon. Chacun des rameaux successifs est né d’une souche unique, résultant probablement d’une mutation isolée, en somme d’un Adam et d’une Eve, et il a éliminé ses prédécesseurs soit violemment (on le soupçonne en ce qui concerne la fin des néanderthaliens), soit par reproduction différentielle, car la nouvelle espèce était plus douée.
En outre, évidemment, il est difficile de parler d’homme tant qu’il n’existe pas de preuve d’une activité intellectuelle : il ne suffit pas de savoir casser des cailloux pour faire un homme, plusieurs espèces animales (et de singes en particulier) sont très capables de fabriquer des outils. De l’aveu de nombreux spécialistes, c’est l’apparition de sépultures chez certains néanderthaliens qui aurait signé l’acte de baptême de l’homme en tant qu’être pensant ayant la faculté de prévoir.
Il en est de même pour l’histoire du peuplement du monde. Sur les cartes et dans les manuels, on présente l’occupation des continents comme une sorte de grande tache d’huile : l’humanité se serait répandue sur la planète à partir du berceau africain.
Or, en réalité, le peuplement du monde ne s’est nullement opéré par déversement de masses excédentaires, mais par injection de très petits groupes d’hommes dans des espaces favorables, des espaces nourriciers où ils se sont multipliés sur place. C’est ce qui s’est passé en particulier pour le peuplement de l’Amérique. N’imaginons pas en effet des millions d’Asiatiques franchissant le détroit de Béring et peuplant progressivement le nouveau monde. Non : un groupe très réduit —peut-être douze à trente personnes, comme en témoigne la pauvreté du patrimoine génétique des Indiens a dû se glisser il y a 40 000 ans (à une époque où le détroit de Béring était asséché en raison des glaciations) le long de la côte, entre le glacier de l’Alaska et le Pacifique ; il est arrivé en Californie et, en quelques siècles, par une progression géométrique à la Malthus, cette population a atteint un million, puis une dizaine de millions.
Autre exemple : le Canada français, occupé par des gens qui avaient les mêmes comportements, le même système de valeurs que le peuple français, a été peuplé par environ 5 000 personnes qui, en l’espace de 300 ans, ont produit entre neuf et onze millions d’individus (si l’on compte les Canadiens habitant actuellement les Etats-Unis).
C’est probablement ce qui s’est passé dans le cas de la France. A l’époque du paléolithique, la population totale de la France, autant qu’on puisse l’évaluer en analysant les espaces occupés et les genres de vie, n’a jamais dû dépasser 20 000 à 50 000 personnes. Quelque chose de nouveau s’est produit à partir du 6e millénaire av. JC : de petits groupes d’hommes, porteurs de techniques nouvelles —celles de l’agriculture, de l’élevage, de la poterie et d’autres encore—, se sont infiltrés dans cet espace presque vide et se sont multipliés sur place. Les uns sont venus par la voie maritime à partir du 6 e millénaire (la Corse ayant été touchée la première), les autres sont venus par la voie continentale à partir du Danube, l’est de la France ayant été concerné à partir de 4000 av. JC. En somme le peuplement s’est fait partout par multiplication sur place et reproduction différentielle.
Et ensuite ? L’idée la plus courante est que l’apport des Gaulois, des Romains ou des Francs aurait été extrêmement important, et c’est vrai qu’il l’a été sur les plans politique, linguistique et culturel. Mais, sur le plan du nombre, sur le plan démographique, je soutiens qu’il a représenté peu de chose : des équilibres se sont partout établis entre les vainqueurs et les vaincus, les contributions démographiques étant toujours à l’avantage de ces derniers.
Prenons l’exemple des Gaulois. J’ai dit plus haut que l’essor du peuplement de la France avait commencé vers 6000 av. JC, et qu’à partir du 43e siècle av. JC (au milieu du 5e millénaire), les techniques de l’agriculture et de l’élevage avaient gagné l’ensemble du territoire. Or la multiplication sur place a fait que, vers 2700 av. JC (c’est-à-dire à l’époque des dolmens et des menhirs), autant qu’on puisse en juger d’après les méthodes de la paléodémographie, la population de la France actuelle —je raisonne toujours dans le cadre des frontières actuelles, qui évidemment n’ont aucun sens pour l’époque— atteignait probablement déjà environ un million d’habitants. En 1800 av. JC, 900 ans plus tard, il y avait déjà, sur notre territoire, au moins quatre millions d’habitants.
Cet essor démographique s’est trouvé interrompu par les invasions indo-européennes dont nous ne savons pas grand chose, sinon qu’elles ont provoqué sur le moment des dévastations épouvantables. Si bien que, vers 1250 —c’est-à-dire du 13e siècle av. JC, à la fin des invasions indo-européennes— bien loin d’avoir été augmentée par ces nouveaux envahisseurs, la population de la France était retombée à un million et demi d’habitants environ. Puis l’essor reprit. Avant l’arrivée des Gaulois, il y avait sur le territoire actuel de la France environ cinq millions d’habitants, selon les estimations du Dr Biraben.
Les Gaulois n’arrivent pas d’un seul coup. Ils s’infiltrent ; ils forment de petites bandes issues de l’Europe centrale, où ils s’étaient, eux aussi, multipliés sur place au cours du millénaire précédent. Ils s’implantent successivement à partir du 8e siècle av. JC, ce sont donc des envahisseurs relativement récents. Combien étaient-ils ? Évidemment nous n’avons aucun recensement, aucun moyen de le savoir directement, mais il y a lieu de penser que le total des guerriers qui, en cinq siècles, sont entrés en Gaule, n’a pas dû dépasser 200 000 ou 300 000, c’est-à-dire qu’à la suite de la conquête, l’élément gaulois représentait probablement moins de 10% de la population ! Mais 10% qui comptaient, puisqu’ils ont réussi à imposer au vieux fond indigène de la population française la langue, les mœurs, la domination sociale et politique.
Au milieu du 3e siècle av. JC, arrivent les Belges. Ce ne sont pas des Germains, comme on se l’était imaginé, mais une nouvelle vague celtique, qui débouche par le nord, avec des conséquences absolument redoutables : un grand dérangement de la population gauloise de la mer du Nord aux Pyrénées, et l’installation d’une ethnie relativement différente au nord de la Seine et de la Somme. Puis, vers 120 av. JC, les Romains occupent la Narbonnaise : là aussi, les colons romains ne seront jamais que très minoritaires. En fait, cette immense transformation, cette acculturation de notre pays par les Gaulois, puis par les Romains n’a pas de base réellement démographique, c’est toujours le vieux fond ethnique issu du néolithique qui domine.
Quelques siècles plus tard, ce sont les grandes invasions germaniques. Là aussi, contrairement à une certaine vision apocalyptique de l’histoire, il ne s’agit pas de déversements massifs. D’abord, elles sont plus préccoces que l’on ne le croit souvent. L’Empire romain ne s’est pas effondré d’un seul coup. Tout a commencé au début du IIIe siècle, lorsque les premières incursions barbares ont contraint les Romains à abandonner le limes, c’est-à-dire la frontière fortifiée du Rhin en aval de Xanten vers 257. C’est alors que de petits groupes ethniques très réduits, les futurs Francs, ont commencé à s’avancer dans un territoire abandonné, et à se multiplier sur place.
Mais, jusqu’en 378, toutes les autres tentatives des Germains, très nombreux au-delà du Rhin, pour pénétrer dans l’Empire romain échoueront complètement. Les envahisseurs sont chaque fois massacrés, ou réduits en esclavage, ou encore installés comme colons sur d’anciennes terres. Ce sont les fameux Lètes, les barbares vaincus, transformés en auxiliaires de l’armée romaine ou en colons. Quelle est la population germanique qui s’est trouvée ainsi installée par les Romains eux-mêmes sur le territoire de l’Empire ? C’est difficile à dire : 4 à 7 % probablement (ce qui représente un apport plus considérable que celui des invasions proprement dites), mais, dans le nord de la Gaule, beaucoup plus : dans la Belgique actuelle et dans la Flandre, qui ont été dévastées au IVe siècle, peut-être 12 à 21% de la population sont dès ce moment d’origine germanique.
La grande catastrophe, c’est 406. Dans la nuit du 31 décembre 405 au 1er janvier 406, les Barbares franchissent le Rhin gelé, près de Mayence, et c’est alors une véritable ruée qui implique trois peuples germaniques représentant chacun quelques dizaines de milliers d’individus : les Vandales, les Alains et les Quades (qu’on appellera plus tard par erreur les Suèves). Cette invasion ne modifie que très peu, cependant, la démographie de la Gaule. Car ces envahisseurs n’ont fait que traverser son territoire, en saccageant tout sur leur passage. La plupart sont passés en Espagne, certains sont allés jusqu’en Afrique : seule une partie des Alains a été installée dans les pays de la Loire par Egidius (nous en avons quelques traces dans la toponymie, avec des villes ou des villages comme Alaincourt).
Les Francs n’ont pas participé à cette ruée de 406. Ils restent toujours dans le territoire qu’ils avaient occupé pacifiquement. Ils n’en continuent pas moins à progresser, en même temps d’ailleurs que s’accroît leur nombre. En 475, ils prennent Metz et Toul. En 486, la victoire de Clovis à Soissons leur ouvre le cœur du bassin Parisien et inaugure la grande aventure que nous commémorons cette année.
Quel impact auront eu, au total, les invasions barbares en Gaule ? L’effet démographique a été surtout de destruction et non pas de peuplement, à trois exceptions près.
La première de ces exceptions est celle des Francs eux-mêmes, car le territoire qu’ils avaient occupé en deux siècles sur la rive gauche du Rhin avait été préalablement complètement dévasté. S’avançant dans un territoire vide, ils l’ont peuplé et y ont imposé leur langue. Nous pouvons suivre d’une manière approximative ce peuplement franc par la limite linguistique entre les langues romanes et les langues tudesques. C’est elle qui sépare aujourd’hui la Belgique en deux : la Wallonie et la Flandre. Au sud, nous la retrouvons en Lorraine où nous trouvons, par exemple à quelques kilomètres de distance Audun-le-Tiche (c’est-à-dire le tudesque) et Audun-le-Roman. L’apport numérique des Francs est cependant là encore limité : peut-être 50 000 à 100 000 personnes, face à une population gallo-romaine qui avait atteint sept à huit millions d’habitants sur le territoire actuel de la France.
La seconde implantation sérieuse a été celle des Alamans qui ont occupé l’Alsace et l’ont germanisée, probablement aussi parce que le territoire avait été préalablement dévasté. Le troisième élément, très important, a été celui des Bretons, réfugiés en Armorique lors de l’occupation de la Grande-Bretagne par les Anglo-Saxons, et qui se sont mêlés au vieux fond ethnique des Bretons de Bretagne, qui n’avaient jamais été complètement romanisés.
Pour le reste, c’est difficile à dire. On a l’impression que l’implantation des Burgondes a été relativement importante, encore que ce soit surtout une implantation de chefs, d’aristocrates, à en juger par la toponymie.
Au contraire, les Wisigoths ont laissé très peu de traces. Il est à peu près certain que la fermeture des églises ariennes, après les victoires de Clovis, a contribué à faire repartir en Espagne la quasi-totalité des Wisigoths à partir de 531.
2. Le mythe du brassage
Un de mes collègues, parmi les plus honorables, soutient qu’« il suffit d’évoquer le mélange des peuples venus du sud, du nord et de l’est pendant deux millénaires et les traînées de soldatesques qui ont occupé et souillé ce pays pour comprendre que les Français d’aujourd’hui, souvent si orgueilleux de leurs racines, sont tous issus d’une multitude de peuples qui se sont mêlés aussi souvent qu’entrégorgés ». Or, à mon avis, les apports extérieurs, entre 650 et 1950, ont été faibles.
L’apport des Arabes ? Néant : on a essayé de prouver le contraire, mais en vain.
L’apport des Normands ? Extrêmement faible, la plupart d’entre eux étant venus sans femmes. On n’a d’ailleurs pas trouvé de sépultures vikings sur notre territoire. Les Normands n’ont laissé, semble-t-il, de traces ethniques importantes que dans le pays de Caux d’une part et dans le Cotentin de l’autre, où l’on retrouve des traits nordiques dans la population. Plus tard, les Anglais laisseront quelques traces pendant la guerre de Cent Ans, ce dont témoignent quelques noms de famille normands : les patronymes Langlais ou Langlois, et le patronyme Godon (God Damn) dont on désignait les Anglais ; ceci reste évidemment tout à fait minoritaire. De même pour rester dans le domaine de la géographie des noms de famille, les Navarre et les Castille que l’on trouve relativement nombreux dans l’Ouest de la France, là où du Guesclin fit campagne : il s’agit probablement des descendants des mercenaires que le connétable avait recrutés en Espagne.
Essayons de quantifier tout cela. Personne n’ose plus, comme le faisait jadis Mathorez, auteur d’un livre sur les étrangers en France, soutenir que, “si le royaume n’avait continuellement reçu des étrangers qui se fondaient dans le sein de la population, on eût promptement observé dans le nombre des sujets du roi un fléchissement considérable”.
Affirmation gratuite : la France était au contraire un monde plein. Elle était plutôt même en état de surpression démographique, et, pour un étranger venu en France au Moyen Age ou aux Temps Modernes, dix Français au moins ont émigré. Notre pays est resté terre d’émigration jusqu’à la crise de la dénatalité au début du XIXe siècle.
Qui sont les immigrés dont parle Mathorez ? Ils font beaucoup de bruit, ils occupent le devant de la scène. Ce sont les épouses royales, en particulier celles des Bourbons : Marie de Médicis, Anne d’Autriche, Marie-Thérèse d’Espagne, Marie Leczinska, Marie-Antoinette, avec leur entourage évidemment, soit quelques dizaines de personnes. Ce sont de grands serviteurs de l’Etat recrutés souvent à cette occasion : Mazarin, Maurice de Saxe, Necker. Ce sont des financiers, des marchands, des techniciens, les Martel, originaires des îles anglo-normandes (celles-ci étaient alors françaises, au moins de culture et de langue), les Mallet, les Van Robais, on n’en finirait pas d’énumérer les cas particuliers. Ce sont les artistes et les écrivains, qu’à partir de la Renaissance, François Ier et Henri II font venir en France pour y faire pénétrer les goûts et les techniques nouvelles. Des musiciens aussi : Lully, Gluck au XVIIIe siècle ; et des savants, dont quelques-uns resteront, comme les Cassini, tandis que d’autres partiront, comme Christian Huyghens.
Le mouvement s’inversera ensuite. A partir du XVIIIe siècle, bien au contraire, c’est en effet l’Europe qui se met à l’heure de la France. Ce sont les Français qui fournissent à l’étranger des peintres, des intellectuels, des artistes, etc.
Au total combien d’étrangers a pu compter la France d’Ancien Régime ? C’est difficile à dire mais, d’après les estimations de Jean-Pierre Poussou, jamais plus de 70 000 ou 80 000 à la fois, et la plupart n’ont pas laissé de descendance, les milieux en question se reproduisant peu.
La trace principale qu’ils ont laissée dans la population française, c’est la famille royale elle-même puisque la plupart des reines étaient d’origine étrangère.
Et le peuple français ? Il est très sédentaire, attaché à sa terre, un peu comme le sont les Chinois, ce qui tient probablement à l’ancienneté de la petite propriété en France. Les recherches récentes ont remis en cause l’importance historique de l’esclavage et du servage. Non, tous les travailleurs de la terre n’étaient pas des esclaves à l’époque gauloise ! Non, tous les paysans n’étaient pas des serfs au Moyen Age ! L’origine de la petite propriété se perd dans la nuit des temps. Or la petite propriété ancre l’homme à sa terre.
Cette population très sédentaire était animée d’une mobilité à court rayon : les jeunes gens allaient se marier dans les villes ou les villages voisins, car il n’était pas toujours possible de trouver un conjoint sur place, l’Église interdisant les mariages consanguins, sauf dispense. Ce phénomène a engendré non une véritable mobilité, non de véritables migrations, non des échanges de population d’une province à l’autre, mais une sorte de mouvement brownien, avec brassage des familles dans un rayon d’une dizaine de kilomètres.
Les villes, qui auraient pu jouer un rôle dans la redistribution de la population n’y contribuaient guère, car elles étaient mortifères. Les conditions d’hygiène y étaient déplorables, la mortalité effroyable : elle dépassait de très loin la natalité. Jusqu’en 1914, les villes n’ont donc pu maintenir leur population et a fortiori la développer que grâce à l’apport des campagnes. Elles ont été comme des “trous noirs” qui ont absorbé l’excédent des campagnes. Se trouvant dans un état de surpression démographique, ces dernières ont en revanche reçu très peu d’éléments étrangers.
Nous avons fait des observations très intéressantes sur un échantillon de 3000 familles, que nous avons reconstituées. L’une de ces familles était installée dans le Pas-de-Calais : les Tramecourt. Au début de l’époque où nous les avons étudiés, ils étaient divisés en trois branches, vivant toutes dans un rayon de 25 km autour du village de Tramecourt. Au cours du XIXe siècle, ces Tramecourt, s’étant prolétarisés mais aussi multipliés, ont commencé à essaimer. Beaucoup sont partis à Paris, d’autres sont allés jusqu’à Lyon ou jusqu’en Touraine. Nous avons suivi le destin de ces branches : or presque toutes se sont éteintes. Au cours d’un déjeuner que nous avons offert en 1989, j’ai pu ainsi conclure : “Le Tramecourt ne se repique pas.”
Effectivement après 200 ans d’émigration, durant lesquels un bon tiers des Tramecourt avait quitté le Pas-de-Calais, nous trouvons encore 80 % des Tramecourt établis dans leur aire d’origine, cette fois dans un rayon de 50 km.
Pour le XIXe siècle, l’importance du rôle des étrangers dans la formation de la population française est difficile à préciser. Il est vrai que parallèlement au début de la dénatalité française, il y a eu un apport étranger. Mais celui-ci a surtout été un apport de voisinage : des Belges dans le Nord, des Italiens dans le Sud-Est. En 1851 on comptera ainsi environ 380 000 étrangers en France. L’immigration massive est donc bel et bien un phénomène contemporain.
3. Le mythe de la banalité migratoire
L’histoire démographique de la première moitié du XXe siècle est souvent invoquée à l’appui de l’idée que la vague migratoire actuelle n’est en rien différente de celle que notre pays a connu et assimilé avant-guerre : “Contrairement à beaucoup d’affirmations colportées dans des buts polémiques, souvent pour exciter les passions et aviver les extrémismes, peut-on lire aussi sous la plume de l’un des pseudo-spécialistes qui “font” l’opinion, il est sûr que la France actuelle n’est pas plus submergée par les étrangers qu’elle ne le fut auparavant. La part de la population étrangère en France n’a pas dépassé la limite de 7% au cours du dernier quart de siècle, c’est-à-dire le niveau qui était celui de 1931”.
Il faut d’abord remarquer que ce niveau de 1931 représentait déjà lui-même la cote maximale des années d’avant-guerre, avec 2 891 000 étrangers (ce qui, compte tenu des insuffisances du recensement, donne en gros trois millions d’étrangers en 1931). Mais il faut souligner surtout que l’impact de cette immigration sur le peuplement a été beaucoup plus limité qu’on ne le dit généralement. En effet ces étrangers étaient en grande partie célibataires, ils avaient une mortalité plus forte que les Français (en particulier parce qu’ils s’installaient dans les villes), et ils se mariaient difficilement. La proportion des retours était forte. Je n’ose pas préciser, mais à mon avis, elle atteignait au moins 50 %. C’est dire que l’immigration étrangère en France jusqu’en 1950 n’a pas été une immigration d’établissement mais une immigration de travail : on s’installait alors en France pour se constituer un pécule, et on retournait vivre dans son pays d’origine.
Au total, l’apport des étrangers à la population française (c’est-à-dire la somme des étrangers et des descendants d’étrangers naturalisés) est passée probablement de deux millions en 1914 à quatre millions en 1950. Aussi l’affirmation qui figure encore dans des ouvrages de vulgarisation comme le Quid, et selon laquelle “18 millions de Français, soit plus du tiers de la population, nés entre 1880 et 1980, descendraient d’immigrants à la première, deuxième ou troisième génération”, ne tient pas debout. J’ai essayé d’en trouver l’origine et j’ai découvert qu’elle avait été lancée pour la première fois par Bernard Stasi dans son livre L’Immigration, une chance pour la France. Il cite comme référence le ministère de l’Intérieur et la Direction de la population et des migrations, mais c’est une invention. Aucune statistique officielle de ce type n’a jamais été fournie par l’une ou l’autre de ces institutions.
Enfin, et peut-être surtout, il y a entre l’immigration d’avant-guerre et celle que nous connaissons une différence essentielle : l’origine des étrangers qui s’installent sur notre territoire. Au début du siècle, toute la population étrangère en France était d’origine européenne. Au recensement de 1891, on n’avait trouvé que 813 Africains sur le territoire. En 1975, après la vague d’immigration des années 1960, la part de l’Europe avait baissé, mais elle était encore de 61 %, tandis que celle de l’Afrique augmentait, et dépassait 34 %. En 1990, la part des Européens dans la population étrangère est tombée à 40,3 % et celle des Africains est montée à 45,8 %, c’est-à-dire que plus de la moitié de la population étrangère vient du tiers monde et plus spécialement d’Afrique. Avec toutes les difficultés culturelles rendant illusoire le mythe de l’intégration.
4. Le mythe de l’intégration
La quatrième idée —celle selon laquelle nous assisterions depuis vingt ans à un processus de rapprochement entre la structure de la population nationale et celle de la population étrangère— repose sur la confusion des mots et le trucage des chiffres. Il y a une confusion dans les médias et dans l’opinion publique entre la notion d’étranger et la notion d’immigré. Le mot “étranger” définit un état juridique. Mais l’attribution de la nationalité française à un certain nombre d’étrangers ne les a pas métamorphosés en Français d’un seul coup. Si, officiellement, le nombre des étrangers n’augmente pas, c’est parce qu’il y a compensation entre le flux physique de l’immigration légale (sans les clandestins, que par définition on ne peut pas compter) et le flux juridique de sortie, c’est-à-dire la transformation d’un certain nombre de ces étrangers en Français. Non pas seulement par les naturalisations, mais par les francisations, c’est-à-dire l’attribution automatique de la nationalité française à la naissance (notion qui échappe au comptage statistique et sur laquelle on ne peut faire que des évaluations), ou à la majorité légale.
Ainsi le terme d’étranger ne permet pas de saisir correctement les réalités. Le terme d’immigré non plus, car beaucoup d’étrangers sont nés en France. Au recensement de 1990, qui remonte déjà à six ans (et l’on n’est pas prêt apparemment à en faire un nouveau), 4 200 000 immigrés ont été dénombrés. Il s’agit des personnes nées hors du territoire métropolitain. Il faudrait leur ajouter 1 700 000 Français de naissance, auxquels on refuse l’appellation d’immigrés, bien que beaucoup soient d’origine étrangère. La Direction de la population et des migrations ne classe en effet comme immigrés que les étrangers nés à l’étranger.
Il est vrai qu’il est difficile d’assimiler étrangers et immigrés, puisque parmi les Français immigrés, il y a plusieurs centaines de milliers de pieds-noirs et aussi beaucoup de Français originaires des Dom-Tom. Mais le résultat est qu’il y a un permanent décalage entre la perception que les Français ont de la présence étrangère en France (qui leur semble, à juste titre, en expansion) et les chiffres sur lesquels raisonnent les gouvernants.
Beaucoup plus utile pour cerner le phénomène est la notion de “population des ménages dont la personne de référence est étrangère”. Ainsi de jeunes enfants qui ont reçu la nationalité française à la naissance, mais qui vivent dans une famille originaire du Sénégal ou du Bénin, figurent dans cette catégorie. Sur ces bases, on arrivait, lors du recensement de 1990, à un total de 4 345 000 personnes, dont 895 000 vivant dans des foyers algériens, 807 000 dans des foyers portugais, 629 000 dans des foyers marocains, 242 000 dans des foyers tunisiens, 206 000 dans des foyers turcs, 182 000 dans des foyers d’Afrique Noire.
Mais, pour mesurer l’apport de la population étrangère, il faudrait y ajouter les ménages des naturalisés, soit 2 198 000 personnes. Donc, 6 542 000 personnes vivent dans des foyers dont la personne de référence, c’est-à-dire le chef de ménage, est d’origine étrangère (sans parler des clandestins). Ceci représente 11,8 % de la population des ménages et, en Ile-de-France, 20,3 %.
Enfin la qualité des statistiques est toujours sujette à caution. Par exemple, pour l’année 1990, l’écart entre les données du ministère de l’Intérieur (qui prennent en compte les titulaires d’une autorisation de séjour), et les données du recensement pour les plus de 18 ans, atteint 31,4% (43,4% chez les Tunisiens), ce qui est énorme et ne peut pas s’expliquer par quelque négligence dans la comptabilité des autorisations de séjour. Les statistiques du ministère de l’Intérieur donnent en gros un tiers d’étrangers de plus que le nombre officiellement recensé. Cela ne peut pas être négligé lorsque l’on raisonne sur les données du recensement.
Il y a d’autres motifs d’interrogation : au recensement de 1990, par exemple on a posé la question : où étiez-vous en 1982 ? Chez les Turcs, le nombre de ceux qui ont répondu : “J’étais en France en 1982” dépassait le total des Turcs recensés en 1982. Or, il en est bien mort quelques-uns entre temps, et d’autres sont repartis dans leur pays.
Dans ce flou statistique, comment soutenir que la structure de la population étrangère se rapproche de celle des Français de souche ? Pour une appréciation correcte, il faudrait distinguer la population étrangère d’origine européenne, dont les comportements et la natalité se rapprochent effectivement beaucoup de ceux des Français, et la population du tiers-monde, surtout la population africaine, qui s’en écarte. C’est ce que refusent de faire les statisticiens des organismes officiels.
Bien loin de se stabiliser, la population étrangère ou d’origine étrangère s’est donc gonflée au cours des trente dernières années, à un rythme sans précédent dans notre histoire. Sur le critère que nous avons introduit précédemment (le nombre des personnes vivant en 1990 dans des ménages dont le chef est d’origine étrangère), compte tenu du nombre des clandestins qu’on peut évaluer à 500 000, et du solde migratoire des années 1990/95, on peut estimer aujourd’hui à huit millions environ le nombre de personnes qui sont étrangères ou d’origine étrangère, donc ressenties comme étrangères par la population autochtone.
Comment la situation va-t-elle évoluer ?
Une première projection a été faite en 1980 à l’Institut national d’études démographiques, par Hervé Le Bras. Elle a abouti à la curieuse conclusion que, si l’immigration était stoppée et si la fécondité des étrangères s’alignait instantanément celle des Françaises, la population étrangère tomberait de moitié avant 2015. Ces résultats étonnants furent officialisés dans un rapport du Haut Comité de la Population et ont abouti aux deux recommandations suivantes :
- il faut favoriser le regroupement familial des émigrés, c’est un impératif non seulement humanitaire mais proprement démographique, pour maintenir la population française ;
- il faut écarter toute politique contraignante de retour des émigrés dans leur pays d’origine.
Or tous ces calculs étaient faux, comme l’ont démontré Philippe Bourcier de Carbon et Pierre Chaunu dans un article paru en 1986 et intitulé “Un génocide statistique : on recherche 1 880 000 étrangers disparus dans l’ordinateur de l’INED” ! L’erreur était en effet de cet ordre, et résultait d’une erreur de décimale (sur la mortalité), dont personne ne s’était aperçu sur le moment, alors que le bon sens aurait dû suffire à la détecter. Le plus curieux c’est que cette révélation n’a eu aucun effet, ni sur la brillante carrière de l’intéressé qui continue à sévir dans les médias, ni sur la politique officielle qui n’a été infléchie que très tardivement.
Le problème qui se pose maintenant est de prévoir l’avenir de cette immigration-invasion. Sur le plan quantitatif, c’est une équation à quatre inconnues. Le flot africain va-t-il se tarir (il a notablement diminué ces deux dernières années) ? Ne va-t-il pas être relayé par un flot turc si la Turquie entrait dans l’Union Européenne, ce qui impliquerait la libre circulation des personnes et interdit toute politique de contrôle ? L’immigration clandestine ne va-t-elle pas prendre une dimension monstrueuse avec des millions de “sans-papiers”, puisque c’est une stratégie qui réussit bien ? Enfin la fécondité des étrangères va-t-elle s’aligner sur la fécondité des Françaises, quand et à quel rythme ?
Sur le plan qualitatif, le problème essentiel est de savoir dans quelle mesure les enfants de ces étrangers vont dépasser le stade de l’insertion pour atteindre celui de l’intégration et de l’assimilation, comme cela s’est passé pour les populations arrivées jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. La concentration de ces allogènes dans certaines régions de France et dans certaines villes comme Marseille ou Roubaix ne porte pas à l’optimisme.
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Débat
Q : Quelles traces avons-nous de l’arrivée des Gaulois au VIIIe siècle avant Jésus-Christ ?
Jacques Dupâquier : Ce sont d’abord des traces techniques : les Gaulois sont arrivés avec le fer. Mais ils avaient aussi des modes de sépulture à eux : il n’y a aucune confusion possible avec les sépultures du peuple précédent. C’est pourquoi on suit très bien l’implantation des bandes gauloises. On s’est aperçu à ce propos que ce n’était pas à proprement parler une invasion, mais une suite d’incursions successives, qui ont abouti à la domination complète des Gaulois sur les anciens peuples.
Q : Vous dites que l’apport arabe fut faible : pourquoi y a-t-il tant de gens au teint sombre dans le sud de la France et de Mor, Moret, Moreau, Morel dans les noms de famille ?
Jacques Dupâquier : On ne peut nier la présence de populations au teint sombre dans le sud de la France, mais la fréquence du patronyme Moret ne prouve rien. C’est vrai qu’il y a dans les Alpes des gens au teint très sombre, mais ce sont des vestiges de populations primitives. C’est justement parce qu’elles avaient le teint sombre qu’on les a surnommées, par analogie, Moret.
Q : Vous n’avez pas beaucoup parlé des Normands qui ont joué un rôle politique important, notamment sous le règne des premiers Capétiens.
Jacques Dupâquier : Leur apport ethnique a été faible, comme le prouve le fait qu’ils n’ont pas pu imposer leur langue. Ceux qui se sont installés en France ont pris des femmes sur place. Du point de vue ethnique, ils n’ont pas laissé beaucoup de traces, si ce n’est dans le nord du Cotentin (où l’on a une fréquence très élevée de grands blonds aux yeux bleus) et dans le pays de Caux. On a étudié tout cela au XIXe siècle, mais aujourd’hui il n’est pas très « politiquement correct » d’évoquer ces questions. Les Normands ont joué un rôle très important du point de vue politique, culturel et social (qui me semble majeur), mais pas du point de vue ethnique. Ils ont tenu dans l’histoire de la France une place hors de proportion avec leur importance numérique. Probablement, un bon nombre de Vikings sont repartis en Scandinavie.
Q : L’émigration espagnole est-elle toujours aussi importante ?
Jacques Dupâquier : Le nombre exact d’Espagnols recensés en France en 1975 était de 497 000. Au recensement de 1990, il n’en restait plus que 216 000. Ils ne représentent plus que 6 % du total de la population étrangère, non qu’ils soient repartis, mais parce que beaucoup ont acquis la nationalité française.
Q : Quel fut l’impact des épidémies et des famines sur les périodes de régression démographique ?
Jacques Dupâquier : C’est une grande question. C’est sur ce thème que j’ai commencé ma carrière scientifique. Je travaillais sur la population française à l’époque de Louis XIV en recherchant à travers les dénombrements, les traces des catastrophes de la fin du règne, des années de misère. Or, à ma stupéfaction —j’étudiais 14 300 paroisses, pour lesquelles j’avais retrouvé en moyenne cinq dénombrements de feux —on ne voyait rien, ou pas grand chose, par exemple, de la grande mortalité de 1693-94 qui avait fait deux millions de morts, c’est-à-dire environ 10 % de la population française : les traces étaient totalement effacées au bout de huit ans. Pourquoi ? Grâce au système d’auto-régulation de ces populations qui avaient une forte fécondité. Dès l’époque de Louis XIV, les Françaises se mariaient en moyenne à 24 ans, ce qui était beaucoup pour l’époque ; la fécondité était donc tardive, et la reproduction amputée d’un tiers.
De plus, à peu près 10 % des femmes restaient célibataires. Après une grande catastrophe, beaucoup de foyers étaient brisés. Les veuves se remariaient, soit avec un veuf, soit avec un célibataire ; et, surtout, beaucoup de jeunes trouvaient une occasion de s’établir. C’était difficile d’entrer dans la vie à cette époque : il fallait avoir une terre, il fallait fonder un foyer au sens matériel du terme pour s’établir. Les jeunes gens constituaient une sorte d’armée de réserve, des masses de candidats à l’établissement : après les grandes catastrophes, beaucoup de couples âgés étaient remplacés par des couples jeunes, si bien qu’après chaque hécatombe il y avait plus de naissances qu’auparavant. Et la population se rétablissait, par effet autorégulateur.
En 1750 la population française n’avait pas beaucoup progressé par rapport à l’époque de Saint Louis. Dans les limites actuelles, la France de saint Louis avait peut-être 20 000 000 d’habitants. En 1740, dans les limites actuelles, il y en avait 24 600 000 environ, peut-être 25 000 000, ce qui n’était pas un grand progrès. Entre temps, le pays avait connu la guerre de Cent Ans, les guerres de Religion, la peste, et tout ce qui s’ensuit. Or toujours le peuplement s’était rétabli.
Q : Est-il exact que la Révolution française et les guerres de l’Empire ont fait plus de morts que la guerre de 1914-18 ?
Jacques Dupâquier : La Révolution et l’Empire ont fait 1 500 000 morts et la guerre de 1914-18 : 1 350 000 morts. Mais les guerres de la Révolution et de l’Empire sont intervenues dans une France qui était encore dynamique ; bien entendu cela a porté un coup très dur à la démographie française, mais la population a continué à augmenter. Tandis que c’est seulement en 1950 que la France a retrouvé sa population de 1914, à territoire égal, c’est-à-dire avec l’Alsace-Lorraine.
La guerre de 1914-18 a représenté finalement un coût beaucoup plus élevé dans une France de quarante millions d’habitants que les 1 500 000 morts de la Révolution et de l’Empire dans une France de trente millions.
Q : Revenons à la crise démographique actuelle : quel devrait être le taux de natalité des femmes françaises pour permettre un retour à un équilibre démographique ? Y a-t-il un nombre idéal d’habitants pour la France ? Jean Boissonnat parle d’un choc démographique majeur, avec la perspective d’une diminution de quatre millions d’actifs entre 2015 et 2035. Etes-vous d’accord avec cette prévision ? Plus généralement que pensez-vous de la crise démographique actuelle ?
Jacques Dupâquier : La France est en crise démographique depuis très longtemps. Cette crise est née au XIXe siècle, et elle s’est aggravée dans la première moitié du XXe siècle. Alors que tous les pays d’Europe connaissaient ce que l’on appelle la “transition démographique”, c’est-à-dire une chute de la mortalité dégageant des excédents pendant très longtemps avant que la fécondité ne tombe à son tour, en France, la natalité et la mortalité ont baissé ensemble. Si bien que la population française, entre le Premier Empire et la Libération, sur 150 ans, n’a augmenté que du fait de l’allongement de la vie humaine. Il y avait moins de naissances entre les deux guerres, en moyenne, qu’il n’y en avait à l’époque d’Henri IV. La crise démographique n’est donc pas d’aujourd’hui. Puis vint le baby-boom —qui n’a pas été propre à la France, puisque toute l’Europe occidentale et les Etats-Unis l’ont connu— mais qui a été en France plus fort qu’ailleurs, probablement à cause du Code de la famille, et des avantages considérables qu’il a apportés aux parents. Puis brusquement, en 1964 (une année où il ne s’est rien passé, je vous le fais remarquer), la fécondité a commencé à fléchir dans tous les pays européens au-dessous du taux de reproduction, c’est-à-dire du niveau qui permet le remplacement des générations.
Jusqu’à une époque récente, on peut dire que sept femmes françaises engendraient six filles pour la génération d’après. Aujourd’hui c’est moins : six femmes engendrent cinq filles pour la génération suivante. Ce n’est pas très encore visible sur les statistiques de la natalité, parce que les générations du baby-boom sont à l’âge de la reproduction ; même si chaque femme n’est pas très féconde, ces générations comptent aujourd’hui beaucoup de mères : multipliez le nombre de femmes en état d’être mères, cela donne beaucoup de naissances, et comme ces générations sont peu exposées à la mortalité, puisque celle-ci a régressé d’une manière spectaculaire, elles fournissent peu de décès. Nous avons donc eu, en 1995, 720 000 naissances et 520 000 décès. Des démographes de mauvaise foi, comme Hervé Le Bras, s’en servent pour nier la réalité de la crise. Mais la structure de la population est déjà perturbée : nous avons une pyramide des âges en as de pique.
Bien qu’elles représentent 20 % de la population française, les personnes du troisième âge ne gonflent pas encore démesurément le sommet de la pyramide, puisqu’elles sont issues des générations peu nombreuses nées avant 1945. A la base, peu d’enfants, puisque nous avons en moyenne 720 000 naissances au lieu de 875 000 au sommet du baby-boom. Le centre de la pyramide est renflé : là sont les générations des actifs.
Hélas ! tout le monde vieillit : les générations du baby-boom vont atteindre l’âge de la retraite à partir de 2006. Actuellement, 550 000 personnes par an franchissent ce cap, fixé autoritairement à soixante ans. D’un seul coup, on va passer à 825 000 : c’est-à-dire que la pyramide des âges, qui a la forme d’un as de pique, va prendre la forme d’une toupie. La proportion des plus de soixante ans va ainsi passer progressivement de 20 à 26-28 % vers 2020. Dans peu d’années, le nombre des plus de soixante ans va dépasser le nombre des moins de vingt ans. On y est presque. Dans le premier quart du XXIe siècle, on va donc se trouver dans une situation très grave, puisque la population active sera constituée par les enfants du baby-krach et la population des retraités par les enfants du baby-boom. C’est-à-dire que les retraites des grosses générations du baby-boom seront payées par les maigres générations du baby-krach. Dans vingt ans, on ne pourra éviter une crise aux conséquences sociales inouïes. Elle va d’abord faire exploser notre système de protection sociale, ensuite ouvrir toute une période de conflits entre générations, qui ne seront certainement pas gais !
Seul espoir : s’il y avait une reprise de la natalité maintenant on peut espérer qu’à partir de 2035 à peu près, il y aurait une amélioration de la situation et que l’on arriverait à sortir de cette crise. Ainsi, les jeunes générations ne vivraient pas toute leur existence dans la crise démographique et sociale qui va s’ouvrir. Mais il y a urgence. Il ne s’agit pas d’obliger les femmes à avoir des enfants, mais simplement de leur permettre d’avoir les enfants qu’elles désirent au fond d’elles-mêmes. Lorsque l’on interroge les femmes en âge d’avoir des enfants sur la dimension idéale de la famille, on constate que, pour dix femmes, cela représente en moyenne vingt-trois enfants. C’est plus qu’il n’en faut pour remplacer une population. Il faudrait, pour assurer l’avenir, que dix femmes aient vingt-et-un enfants. Elles disent vouloir en avoir vingt-trois, mais les contraintes de la vie moderne, celles de la société de consommation, du standing, la pression insidieuse exercée par la société sur les ménages, font que les femmes doivent travailler pour payer les traites et qu’elles ne peuvent pas à la fois travailler et élever des enfants.
Q : La facilité des transports jointe à l’instabilité régnant dans le tiers monde et à cette crise démographique que vous nous décrivez en France et en Europe ne rendent-elles pas inévitable une immigration chaotique dans les années à venir ?
Jacques Dupâquier : Je ne sais pas. C’est probablement une question de volonté politique. Les lois Pasqua ont eu un impact probable, moins peut-être par leur contenu que par le signe qu’elles ont donné à un certain nombre de candidats à l’immigration que l’on ne serait pas automatiquement accueilli chez nous, que l’on ne bénéficierait pas automatiquement de tous les avantages sociaux qui ont été accordés aux Français. Il est à craindre, cependant, que l’affaire des sans-papiers de Saint-Bernard ait l’effet psychologique inverse.
Mettez-vous à la place des populations du tiers-monde : pour elles, il ne peut pas y avoir de meilleur investissement qu’un voyage en France : une fois installé en France, même si l’on est au chômage, même si l’on traîne sans papiers, on bénéficiera de prestations qui dépasseront de beaucoup le niveau de vie de ceux qui continueront à s’échiner dans leur village natal. Et une fois installé, on fera venir non pas un parent ou deux, mais sept, huit, dix, par divers moyens. Il y a des villages qui se cotisent pour payer le voyage d’un jeune homme en France ! Ce ne sont pas les facilités de transport qui font l’immigration (les transports restent chers), c’est la masse des franchissements de frontières, qui dépasse certainement cent millions chaque année. Les frontières terrestres deviennent de moins en moins contrôlables dans le cadre de l’Union Européenne : même si nous contrôlons nos propres frontières aériennes, les pays voisins ne le font pas avec la même vigilance. On entre plus aisément en Italie ou en Espagne qu’en France et, une fois qu’on est entré dans l’Union Européenne, c’est la liberté de circulation.
A mon avis, il ne faut pas avoir une attitude trop répressive, il faut se mettre à la place de ces gens-là. Ce qui est dramatique, c’est que l’on n’ait pas été capable de leur fournir sur place la formation et les moyens nécessaires pour qu’ils deviennent des facteurs de développement. Il est dramatique de laisser venir en France des médecins, des ingénieurs, des professeurs qualifiés, puisque nous privons ainsi le tiers-monde des têtes dont il a besoin pour son développement. Ce qu’il faudrait, c’est parvenir à créer sur place
La question du « mythe des origines » me semble une mauvaise approche!
Il faut écarter à la fois l’approche purement ethnique de la nation française et de ses terroirs, davantage produits de l’histoire, que l’approche « artificielle » donnant une importance exagérée au droit du sol, qui incite nombre d’immigrés à tenter notre chance sur notre territoire.
Il faut garder à l’esprit le ressort profond de l’immigration de masse, alimentée par un « Etat-Providence » rendant accessible à tous la société de consommation de masse tant qu’il fonctionne et songer à tarir la « pompe aspirante » en en tenant compte.
Ainsi, seuls ceux qui seront réellement attachés à notre pays et à son identité, avec les exigences que cela comporte, resteront à terme.
De toutes les façons, les vagues d’immigration n’ont jamais été un problème structurel à terme dès lors qu’elles étaient d’un niveau limitée et correspondait à un évènement historique « agranidissant » la nation française..
Même la confession « musulmane » ne posait pas trop de problème en Algérie autrefois car l’on n’y constatait pas ce « déracinement » lié à une recherche de confort occidental..