Jaco nous malmène. Mais l’objectif du commentaire qu’il a écrit à propos de notre note sur Edgard Morin est, simplement, de souligner l’importance de l’évolution, voire de la révolution, qui s’opère, actuellement, non seulement chez lui, ce qui est, déjà considérable, mais aussi dans l’ensemble des élites intellectuelles de notre pays. Les lignes bougent, un certain processus de dé-révolution est en cours.
Comme, sur le fond, JACO a raison, nous publions son commentaire.
Bon, bon, vous en aviez déjà parlé ! (Oui, bon, le 27 janvier dernier …). Mais ce n’est vraiment pas ce qui est important. « Ce qui est important, c’est la chose même ».
Et puis, Edgar Morin ne s’est pas contenté de « citer Maurras », ce qui n’a pas grand intérêt car il n’y a plus, aujourd’hui, que quelques royalistes timorés pour craindre de s’y référer. Non, Edgar Morin, sur France Inter, a exprimé une idée beaucoup plus importante : il déplore qu’il n’y ait plus, dans nos sociétés, de pensée politique d’envergure, comme il y en eut aux XIXème et XXème siècles. Et il cite celles qui comptent : la pensée de Marx, pour la Révolution, celle de Tocqueville pour le courant libéral, celle de Maurras, pour la pensée réactionnaire. Ce dernier terme n’a, d’ailleurs, dans ce cadre, aucune connotation péjorative. Simplement, pour Edgar Morin, l’absence de toute pensée politique contribue à cette « réduction du Politique à l’Economique » qui est, pour lui, comme pour nous, l’un des vices profonds de la modernité. En somme, Edgar Morin appelle de ses vœux, tout simplement, la renaissance de la pensée politique. C’était aussi, on le sait, l’objectif de Pierre Boutang lorsqu’ii écrivait, il y a quelques trente ans, son « Reprendre e Pouvoir ».
Sur Public Sénat, à Bibliothèque Médicis, Edgar Morin ne « récidive » pas, et ce qui importe, là encore, ce n’est évidemment pas notre « plaisir ». Non, l’affaire est d’importance. Rien à voir avec le « plaisir ».
L’important c’est qu’Edgar Morin (de son vrai nom Edgar Nahoum, 89 ans), penseur de première importance, venu de la gauche révolutionnaire, y développe encore sa pensée et qu’il liquide en quelques phrases, venues d’une réflexion que l’on sent toujours aussi profonde, intense et passionnée, le concept de révolution, le mythe du progrès, le tout-économique, la mondialisation, en ce qu’elle affaiblit « le local, le régional, le national », la réduction de nos sociétés au quantitatif, au chiffre, au calcul …. Et cetera … Pendant trente ans, aux Baux, lorsque nous y faisions nos rassemblements royalistes, il me semble que Gustave Thibon ne disait guère autre chose.
Oui, l’affaire est d’importance. Ce sont des bombes à retardement qu’Edgar Morin, volens nolens, vient de semer sur les terrains divers de la pensée révolutionnaire, de gauche ou de droite. Et si l’on considère l’évolution d’Alain Finkielkraut ou de Régis Debray – comme exemples parmi d’autres – l’on peut en conclure qu’il s’agit là d’un courant venu « des profondeurs ». Aussi que nous ne sommes plus des « parias » ; que nous ne sommes plus seuls à penser comme nous le faisons. Enfin que les intellectuels dits « de droite » n’auront pas eu le premier rôle dans ces « révolutions » salutaires ..
Mon cher JACO, le temps des intellectuels est passé. Il y a bien toujours des discours intellectuels, mais ces discours n’ont plus aucune articulation ni aucun prolongement politique. L’intellectuel a cessé d’être la puissance morale qu’il était autrefois. Disqualifié par la montée de l’expertise technocratique et l’agitation des médias, il n’est plus appelé à produire du sens, mais tout juste un peu d’intelligibilité (ex Zemmour).
D’autre part, nous n’assistons pas aujourd’hui à la fin du politique, mais à la faillite d’élites autoproclamées dont l’expérience historique a maintes montré qu’elles n’étaient ni plus capables ni moins faillibles que les masses qu’elles prétendaient éclairer.
Permettre à la politique de faire retour, c’est comprendre qu’il n’y a plus rien à attendre du choc frontal des partis, ni d’une démocratie devenue exclusivement représentative et qui ne représente plus rien.
Dans la mesure même où le clivage principal est aujourd’hui celui des élites et du peuple, le premier sujet de la démocratie, il ne faut jamais cesser de le rappeler, c’est le peuple. .
Nego majorem. Le mouvement des idées, dans l’histoire des peuples, n’est ni plus ni moins déterminant « aujourd’hui » qu' »autrefois ». En tous temps, la puissance morale des « intellectuels » a eu ses éclipses et ses retours; elle finit toujours par compter. Je nie, d’ailleurs, encore davantage, la nouveauté radicale des situations. Comme Bainville, qui aimait à le citer, je crois assez juste la définition qu’Ortega y Gasset donnait de l’utopie : « tout ce qui ne s’est pas fait dans l’histoire romaine ». Cette formule a, au moins, le mérite, de donner de la sagesse et un minimum d’humilité, à ceux qui s’imaginent que le temps présent a inventé la poudre; qu’il est radicalement différent ..
Le reste du commentaire de Thulé m’est peu intelligible.
Si le temps des intellectuels est dépassé, si les « élites autoproclamées » ont fait faillite, si les médias ne sont qu’une « agitation », si les masses ne sont « ni plus capables ni moins faillibles », ce qui est l’évidence, si les partis, la démocratie, représentative ou non, ne représentent plus grand chose, ce que je me garderai bien de contester, alors qu’est-ce donc qui compte ?
S’il s’agit de ce que Thulé appelle « l’expertise technocratique », il me permettra un grand scepticisme.
Quant au « clivage » entre des élites en effet fort contestables, et le peuple, Thulé entend « rappeler sans cesse » que « le premier sujet de la démocratie, c’est le peuple ».
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Sujet peut vouloir dire que le peuple est acteur, comme dans la phrase, où l’on nous a appris, quand nous étions jeunes, que « le sujet du verbe, est celui qui fait l’action ». Ce qui, en l’occurrence, a fort peu de sens.
Sujet peut aussi renvoyer à l’idée de « sujétion » ce qui correspondrait davantage à la médiocre réalité d’aujourd’hui, où, sous couvert de « démocratie » et de « liberté de pensée ou d’expression », le citoyen est plus esclave que jamais de ceux qui conditionnent l’opinion et lui donnent simplement l’illusion de sa liberté …
Si Thulé veut dire que les peuples sont acteurs de leur propre histoire – ce qui n’a ni grand sens ni vraisemblance – l’idée est en plus contradictoire avec celle qui consiste à attribuer à « la montée de l’expertise technocratique » la réalité de l’influence et du pouvoir ..
On se perd en conjectures … On est peut-être un peu dans le flou.
Mon cher JACO, le point de départ de la politique démocratique, c’est le pouvoir instituant du peuple. La souveraineté démocratique n’est pas la souveraineté nationale, mais la souveraineté populaire. Seul le peuple est souverain.
Or, la politique est aujourd’hui le plus souvent conçue d’une manière « non politique », non seulement parce que la nature exacte du politique se trouve de plus en plus menacée par les tendances hégémoniques de l’économie, du droit, de la morale et de la technique (le gouvernement des experts). Domination du marché et des valeurs marchandes, juridisme, vue du monde moralisante, expertocratie : telles sont les grandes figures contemporaines dont les prétentions grandissantes s’affirment au détriment du politique et accélèrent son déclin.
En ce sens, le retour du politique, le recul de « l’expertise technocratique » passent obligatoirement par une recomposition du lien social, une réanimation sans exclusive de la dimension politique du social, sous l’horizon de l’autonomie locale, de la démocratie participative et du principe de subsidiarité.
Le point 2 du commentaire de Thulé, dément, en pratique, la pétition de principe purement théorique du point 1.
Par ailleurs, je ne crois pas à une sorte de recomposition ou « réanimation » spontanéiste du lien social.
Ce que Thulé appelle « autonomie locale » comme d’ailleurs l’application du « principe de subsidiarité » supposent nécessairement l’existence d’une société organique, ce dont nous sommes loin, et celle d’un Pouvoir politique souverain et fédérateur, qui n’existe pas non plus.
A mon sens, l’état de nos sociétés est tel qu’il exige une sorte de révolution intellectuelle et morale, puis une œuvre de reconstruction politique et sociale qui, certes, partira des réalités d’aujourd’hui, mais sera aussi en rupture radicale avec les fondements du monde actuel, ou, si l’on tient au mot, de la modernité.
Il est clair, enfin, que si nous devons rester sous la domination des forces notées par Thulé sous son point 2, il n’est guère d’espoir pour une pensée politique comme la nôtre. Il ne nous reste plus qu’à cultiver notre jardin.
Mon cher JACO, il ne vous aura pas échappé que la désaffection grandissante de l’électorat pour les partis politiques de type classique, le renouveau de la vie associative, l’émergence de nouveaux mouvements sociaux ou politiques (écologistes, régionalistes, identitaires) dont la caractéristique commune est de ne plus défendre des intérêts négociables mais des valeurs existentielles, laissent entrevoir la possibilité de recréer une citoyenneté active à partir de la base.
D’autre part, la crise de l’Etat-nation, suscite de son côté deux modes de dépassement : par le haut, avec diverses tentatives visant à recréer au niveau supranational (l’Europe) une cohérence et une efficience dans la décision qui permettraient, en partie au moins, de piloter le processus de la mondialisation ; par le bas, avec le regain d’importance des petites unités politiques et des autonomies locales. Ces deux tendances, qui non seulement ne s’opposent pas mais se complètent, impliquent l’une et l’autre qu’il soit porté remède au déficit démocratique que l’on constate actuellement.
Je tente de donner mon point de vue sur le dernier commentaire de Thulé. Après quoi, j’en aurai fini.
« La désaffection grandissante de l’électorat pour les partis politiques de type classique » est évidente. Et elle est bien compréhensible. Il reste encore aux Français un minimum de bon sens et d’esprit critique !
Je conteste tout à fait que, dans leur grande majorité, en tout cas dans leur partie visible et agissante, ce que l’on appelle, partout, notamment dans les médias, « les associations » puissent concourir à recréer une « citoyenneté active ». Généralement, elles travaillent, au contraire, à détruire la notion même de citoyenneté, en tout cas, de citoyenneté française. Les « mouvements sociaux ou politiques » que cite Thulé sont, en effet, d’essence idéologique et non organique. Ils peuvent créer du « lien social », comme l’on dit aujourd’hui, justement à défaut de mieux. Mais ils ne constituent pas un tissu social, au sens organique. (notion très différente). L' »association » la plus naturelle et la plus élémentaire qui soit est le mariage et la famille. Si l’on considère qu’il y a trente ans les divorces étaient de 10% et qu’ils sont aujourd’hui de l’ordre de 50% (!) l’on peut émettre de grands doutes sur la possibilité de recréer, hic et nunc, « une citoyenneté active à partir de la base ». Dans la période, l’individualisme s’est, évidemment, accru dans cette proportion….
Pour le reste, la « crise de l’Etat-nation » est bien réelle mais elle ne fait que s’inscrire dans le cadre de la décadence générale du politique et du social, au profit de l’individuel et du marchand. Dans ce monde décomposé, elle me paraît être, au contraire, en tout cas en Europe, le cercle politique, qui tient le mieux.
Jusqu’a présent, les tentatives de « dépassement par le haut » (par exemple l’Europe) ont surtout manifesté leur incohérence et leur inefficience. Elles ont rencontré le désaveu des peuples. Leur échec tient, sans-doute, à leur nature essentiellement idéologique, au mauvais sens du terme, celui qui nie les réalités, alors que c’est sur ces dernières qu’il eût fallu construire ..
Quant aux tentatives de « dépassement par le bas », j’ai donné mon point de vue ci-dessus.
En conclusion, dans l’état de désagrégation où elles se trouvent, je ne crois pas à un possible « réformisme » de nos sociétés, française et européenne. C’est pourquoi, je persiste à penser que, si nous avons un avenir, ce qui n’est pas sûr, il passe par une révolution intellectuelle et morale – qui dépend d’une élite – et déboucherait, comme ce fut le cas en d’autres temps, sur une véritable renaissance politique et sociale.