Le blog du CRAF a publié, hier, un intéressant entretien, paru dans AF 2000, entre Alex TISSERAND et le Prince Jean de France. Nous le reproduisons intégralement.
Monseigneur, quel bilan tirez-vous de la publication d’Un Prince français, quinze mois après sa parution ? ?
Le livre s’est vendu à quelque 10 000 exemplaires. Comme toujours, les ventes ont été très fortes dans les six premiers mois. La couverture médiatique a été bonne et un quart des ventes s’est effectué dans le cadre des conférences que j’ai données à Paris, en province ou à l’étranger (j’ai fait deux conférences en Belgique). Pour un premier livre, je suis content, d’autant qu’on peut multiplier ce chiffre par deux ou trois pour avoir le nombre de lecteurs. Après mon mariage et la naissance de Gaston, ce livre m’a permis de rester présent en posant un cadre intellectuel à mon action. Loin de tout extrémisme, il reflète ce que doit être la position d’un prince : équilibrée, au service du pays. C’est ce qu’ont retenu, à mon sens, aussi bien les Français que les journalistes, comme l’ont montré deux émissions récentes, sur France 2 («Prise directe») et sur Canal Plus. J’ai en quelque sorte planté le décor. Réflexion et action sont intimement liées, d’autant que le livre est le fruit de dix ans de déplacements. Il ne s’agit pas d’une réflexion éthérée : une matière concrète a servi de base à son élaboration. Il convient désormais d’engager une action dans un domaine où le prince est à sa place.
Que vous ont apporté vos rencontres avec les Français ?
J’ai cherché tout d’abord à délivrer des messages précis sur un certain nombre de sujets. Ces messages devenaient de plus en plus clairs au fur et à mesure que je les exposais et que je recueillais les réactions des Français.
Ces rencontres m’ont également permis de mieux connaître le public qui s’intéresse à la monarchie. Durant mes dix années de déplacements dans le pays, j’ai pu établir de nombreux contacts qui ont eu un effet démultiplicateur. A Bordeaux, comme à Paris (photo ci contre, ndlr), j’ai parlé devant plus de quatre cents personnes. Certaines étaient convaincues, d’autres moins. J’ai rencontré la France dans toute sa diversité. J’ai pu engager un vrai dialogue avec des Français de toutes conditions socioprofessionnelles et culturelles, de toutes origines aussi. Ils sont de plus en plus nombreux à réfléchir non seulement à l’avenir du pays, mais également au rôle d’un prince, éventuellement d’un roi, parce que le monde politique a du mal à répondre à leurs attentes, faute de leur donner des perspectives enracinées dans un véritable projet. Il y a de moins en moins de liant : pensons à l’isolement des personnes âgées, au sort des exclus. Chacun vit dans sa bulle : il suffit de voir les personnes dans les transports en commun. Un prince peut être ce liant que recherchent les Français : d’une part, l’histoire de ma famille rejoint notre histoire commune ; d’autre part, mes orientations visent à consolider le tissu social.
Votre expérience vous a permis d’approcher tous les milieux sociaux. De plus, la question sociale est une tradition de la Famille de France (Lettre aux Ouvriers du comte de Chambord en 1865, Le Prolétariat, écrit en 1936, par votre grand-père) : quels sont les grands axes de votre réflexion en ce domaine ? Vous inscrivez-vous dans une tradition et laquelle ?
La question sociale était la grande préoccupation de mon grand-père : la Fondation Condé, qu’il a créée pour les personnes âgées, en est l’illustration. Personnellement, je me suis toujours engagé auprès des personnes handicapées, le handicap, à travers ma sœur et mon frère, faisant partie de mon quotidien. De plus avant mon mariage, j’allais régulièrement à Lourdes comme brancardier.
Je souhaite désormais aller plus loin, c’est du reste un des objectifs de l’association Gens de France cette année.
A Toulon (photo ci dessous, parue dans le JDD, ndlr)., lors de la présentation de mon livre, j’ai eu l’occasion de visiter un quartier «difficile» et d’y observer l’action de l’association Le Rocher, qui vise à rétablir une verticalité et une horizontalité. La verticalité, c’est la difficulté qu’éprouvent ces populations, installées depuis peu de temps et touchées par le chômage, à s’enraciner. L’horizontalité, c’est surtout le mal-être des jeunes et le divorce des générations, particulièrement sensibles dans ces quartiers. Or un prince a toute capacité à agir sur ces questions.
En effet qui, mieux qu’un prince, qui incarne l’histoire de France dans toute sa continuité vivante – mon père comme chef de Maison et moi comme dauphin – peut expliquer à ces populations ce qu’est l’enracinement et leur proposer des perspectives de sortie, en faisant de la question éducative au sens large (les relations avec la famille et l’enseignement) et de l’accès au travail des priorités ? Il convient de leur redonner espoir. Ces quartiers, où vivent des populations diverses tant sur les plans culturel que religieux, sont un vivier naturel de réflexion et d’action pour un prince, apte, de par sa position, à leur faire partager un destin commun. Les politiques ne le peuvent pas parce qu’ils défendent des intérêts particuliers. Lui, au contraire, défend le seul bien commun, il est au service exclusif du pays : c’est tout l’intérêt d’avoir des rois et des reines.
Pourtant la situation sociale et économique, aggravée par la crise, semble inciter la jeunesse à perdre confiance dans le pays…
La situation est difficile, en effet, mais nous restons la cinquième puissance économique mondiale. Dans ces conditions, pourquoi cette morosité ambiante ?
J’ai la conviction que nous n’avons pas fait les bons choix structurels. Seule une société d’équilibre, dont le centre de gravité est le plus bas possible, peut fonctionner. La clef de la réussite d’un pays comme la France, c’est sa classe moyenne. Plus celle-ci est forte et a la faculté de produire au travers de ses PME, plus le pays a de chances de s’en sortir. Or, dans les années précédentes, on a commis une double erreur : sur le plan économique, on a favorisé les plus riches et, sur le plan social, on ne s’est préoccupé que des plus pauvres. Il faut évidemment conserver nos fleurons économiques : mais n’oublions pas les entreprises familiales, qui sont de vrais gisements d’emplois. Il faut évidemment s’occuper des plus pauvres mais en développant le tissu social à partir des structures petites et moyennes, qu’il s’agisse des entreprises, des quartiers, des paroisses ou des associations, ce qui permettra de donner une forte impulsion au pays. Malheureusement, ce ne sont pas les choix qui sont faits aujourd’hui. Et le secteur productif est insuffisamment encouragé, face à une administration trop souvent paralysante.
De plus, par clientélisme, les politiques visent à contenter certaines catégories de l’électorat, ce qui leur interdit de prendre les problèmes à bras-le-corps et de les résoudre. Je le répète, il faut faire des structures petites et moyennes, familles, quartiers et PME, ce sont là des priorités pour parvenir à régénérer le tissu social.
Monseigneur, vous avez écrit que «l’impératif humain rejoint l’impératif social» : on parle des suicides à France Télécom, beaucoup moins des suicides de paysans ou de policiers : la souffrance au travail, non seulement physique, mais également psychologique et morale, ne vous paraît-elle pas un véritable phénomène social ?
Effectivement, mais outre les difficultés particulières vécues par les catégories que vous avez citées, la relation de travail est devenue trop tendue : les patrons cherchent à satisfaire les actionnaires qui cherchent à se remplir les poches. Dans les entreprises, les comportements ne sont plus tournés vers le bien commun, sauf à de rares exceptions près : or les entreprises qui ont fait ce choix sont à la pointe de leur activité tout simplement parce qu’elles ont compris qu’être bien dans son cadre de travail incite à donner le meilleur de soi-même (ci contre, reçu par Michel Fields, ndlr). L’entreprise est souvent à l’image de son patron. Si le patron ne pense qu’à son profit, il en sera de même des salariés. C’est la même chose en politique : si le chef de l’Etat agresse verbalement les citoyens, ces derniers perdront tout respect pour l’autorité publique.
La notion de service a déserté l’entreprise : on ne pense qu’à son profit personnel. Il appartient aux chefs d’entreprise de poser des règles saines et de montrer l’exemple.
Il faut par ailleurs assouplir les règles d’embauche, mais dans un cadre juridique strict, pour permettre aux entreprises, notamment aux PME, d’épouser la vie économique. Il convient également de rétablir un climat de confiance : les petits patrons, les artisans et les commerçants ne sont pas tous des exploiteurs ! C’est dans le cadre de ces structures à taille humaine que le respect de l’autre peut le mieux être pris en compte.
Monseigneur, l’immigration, notamment de travail, est encouragée par Bruxelles : n’est-ce pas le type même de la fausse bonne idée du fait que cette immigration pèse sur les salaires, vide les pays émergents de leurs cerveaux et de leur jeunesse, incite les pays développés à la paresse en termes de formation et de débouchés pour leur propre jeunesse, qui s’exile à son tour ? Enfin, elle aggrave les problèmes liés au communautarisme…
Vous avez raison. Un pays a besoin d’un socle commun. Comme le montrent les banlieues, la France n’est plus un modèle d’intégration, contrairement au sortir de la guerre, où des Français de toutes origines avaient partagé un destin commun. Il faudrait déjà que les diverses composantes de notre pays réussissent à partager des valeurs communes avant que nous ne pensions à en faire venir d’autres. En l’absence de socle intégrateur, il n’y a pas d’immigration réaliste possible. La priorité, c’est de travailler à ce socle intégrateur.
Alors que 10 % de la population active n’a plus de travail, est-ce en favorisant l’immigration que nous résoudrons le problème du chômage ? Donnons d’abord du travail aux chômeurs. Attention, le vase pourrait déborder ! Absorbons et intégrons les immigrés présents sur notre sol avant d’en faire venir d’autres !
Quant à Bruxelles, c’est une administration qui se contente de poser des additions sans rien connaître des réalités concrètes des nations qui composent l’Europe.
Qu’en est-il à vos yeux de la représentativité et de l’action syndicales ? Les syndicats ne se contentent-ils pas trop souvent de canaliser les mécontentements ou de servir une clientèle sans être de véritables forces de proposition ?
Les syndicats sont nécessaires : le monde du travail a besoin de représentants. Le problème, c’est qu’ils sont politiques. L’existence de grandes centrales syndicales au plan national est légitime mais à condition qu’elles orientent leur action en direction des branches et des entreprises. Le rôle des syndicats est de défendre les salariés face à la direction en manifestant des besoins particuliers.
Vous souhaitez une simplification du droit du travail. N’est-ce pas la porte ouverte à de possibles dérives ? C’est souvent au nom de la simplification qu’on dérégule pour, prétend-on, adapter le droit du travail à l’évolution de la société…
L’homme est sur terre pour travailler : c’est un fait. Parce qu’on n’a pas le courage de traiter les problèmes au fond, on ne cesse de multiplier les aménagements ou les niches, que ce soit dans le domaine social avec les 35 heures qu’on n’a pas osé abroger, ou fiscal avec le «bouclier». Je suis patron de deux entreprises et je dirige une association : les seules questions administratives occupent quasiment un plein-temps. Plus aucun patron, même d’une TPE, ne peut s’en sortir sans comptable ni avocat. Les Français étaient des entrepreneurs, mais comme on ne leur facilite pas la tâche, ils n’osent plus s’engager dans des projets. Nos structures manquent de souplesse, elles sont figées. Une plus grande fluidité du marché du travail serait également nécessaire (ci contre, tchat avec les lecteurs du quotidien La Provence, ndlr). Certes, l’opinion publique ne sera pas rassurée car depuis trente ans l’assistance l’a emporté sur la prise de risque, mais comme l’Etat est endetté, les mentalités vont devoir changer.
Personnellement, j’aurais bien voulu créer un emploi, mais, si je le faisais, compte tenu des charges, je mettrais en péril mon entreprise. D’ailleurs, ce qui est en cause, ce n’est pas tant le droit du travail que l’état d’esprit. On accumule de la législation en perdant de vue les principes, ce qui est contraire à notre tradition du droit. La loi devrait se contenter de poser les grands principes gouvernant le droit du travail et de l’encadrer. Cela permettrait notamment de faciliter l’embauche et la prise de risque, d’autant que les entreprises détournent la difficulté en recourant à tous les artifices juridiques pour reculer la signature des contrats d’embauche.
Dans le cadre de l’association Gens de France, nous travaillons à dégager les conditions de recréation du tissu social et économique français, en portant une attention toute particulière au rôle que doivent jouer les petites et moyennes entreprises dans cette reconstruction : une fois repérées une dizaine de problématiques, nous dégagerons les solutions concrètes permettant au pays de recouvrer son dynamisme.
Je le répète : la législation doit d’autant plus viser avec simplicité les grands principes qui président à la vie sociale et économique, que l’Europe ajoute aux difficultés en créant de nouveaux étages réglementaires qui ne tiennent aucun compte de la réalité.
Monseigneur, dans vos vœux aux Français, publiés sur le site Gens de France, vous avez évoqué votre «détermination à accentuer [votre] présence dans la vie publique.» «Je ne me contenterai plus de prendre la parole», avez-vous ajouté, souhaitant «agir concrètement dans un sens qui contribue à faire régner plus de justice». Serait-ce prématuré de vous demander de préciser votre pensée ?
Comme je vous l’ai dit, Gens de France se consacre cette année à la question sociale. Nous cherchons à faciliter l’action de plusieurs associations en mettant en relation des réseaux susceptibles d’apporter des fonds. Nous souhaitons également accompagner certains projets, comme l’organisation de sorties ponctuelles ou de camps d’été, non seulement en trouvant les fonds nécessaires pour faire partir un nombre toujours croissant de jeunes en difficulté, mais également en leur faisant découvrir concrètement de nouveaux centres d’intérêt : par exemple, si le camp se trouve en forêt, je peux leur apporter mon expertise de forestier pour les intéresser à la filière bois, qui est une activité d’avenir en raison de la nécessaire diversification des sources d’énergie (exploitant d’une forêt, le Prince en forêt de Fontainebleau, ndlr). Un tel environnement leur permettra également de se pacifier intérieurement.
Il s’agit aussi, sur le plan culturel, de leur faire découvrir des lieux – châteaux, cathédrales – qui sont l’expression de nos racines : rien ne vaut une appréhension concrète, d’autant qu’à cette occasion, ils pourront découvrir, là encore, de nouveaux métiers – restauration, artisanat, compagnonnage. Notre objectif est de suivre ces jeunes des quartiers sensibles dans leur évolution.
Un dernier mot, Monseigneur…
Les pays qui sont en difficulté ont souvent un fort potentiel mais manquent de structures. La société, ce sont les classes moyennes qui la constituent et l’armature des classes moyennes, ce sont principalement les familles et leurs entreprises. C’est une richesse que la France néglige trop souvent.
Si les projets actuels de grandes métropoles se réalisent et que nous déplaçons les centres de gravité vers des mégavilles, nous allons au-devant de grandes difficultés. Du reste, c’est la première fois que nous avons un président des villes. Nous avions auparavant des présidents des champs. La ville, ça brille, ça bouge sans cesse, c’est stressant. Il faut revenir à des comportements plus sains. Notre philosophie politique et économique est profondément biaisée. Il convient avant tout de rétablir les grands principes : les solutions devront en découler. Quels sont-ils ? L’homme au cœur de la problématique économique et sociale, avec pour perspective le bien commun et un fort enracinement. Enfin, il est nécessaire, plus que tout, de conserver une grande liberté intérieure.
Propos recueillis par Axel Tisserand * (AF 2000 – n° 2812)
* Axel Tisserand est agrégé de lettres classiques, docteur en philosophie.
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