(Article paru dans le n° 94 de Politique Magazine, de mars 2011)
Au début du mois de février, le président de la République déclenchait un début de polémique avec la Commission européenne à propos de l’influence de la spéculation sur la variation des cours des matières premières. Certains économistes en ont alors profité pour expliquer tout l’intérêt de la spéculation dans le monde économique d’aujourd’hui.
Pour bien comprendre l’enjeu de ce différend, il convient d’examiner la spéculation dans son contexte entre les fluctuations des prix des matières premières et les conséquences économico- sociales qui en résultent. Comment expliquer, par exemple, que les pièces d’un, deux et cinq centimes d’euros aient disparu du Nord de l’Europe, soit que les gouvernements ne les mettent plus en circulation soit que les populations les récupèrent ? Le prix du cuivre a augmenté de 35 % en un an et de plus de 250 % par rapport à son point bas de 2008. De la même façon, le prix de l’étain a augmenté de près de 80 % en un an. A cette mesure, l’aluminium fait figure de parent pauvre qui n’a augmenté que de 12 % au cours des douze derniers mois. Mais certains experts pensent que ce métal va bientôt avoir sa revanche, pouvant dans de nombreuses applications, servir de substitut au cuivre. Et, dans cet envol du prix des métaux, mieux vaut ne pas examiner les prix de l’argent, de l’or et des terres rares ! Comme chacun le sait les prix du pétrole et du gaz ne sont pas près de connaître une baisse. Reste donc, dans ce survol des prix des matières premières, à regarder rapidement celui des matières premières agricoles. Et, de ce point de vue, force est de constater que le prix du coton a atteint des sommets qu’il n’avait pas connus depuis la fin de la guerre de Sécession.
Au cours des derniers mois, les prix des matières premières alimentaires qui avaient un peu baissé depuis 2008, année qui avait été marquée par les « émeutes de la faim », se sont à nouveau envolés battant, les précédents records. Quelle qu’en soit l’origine, mauvaises conditions climatiques ou spéculation internationale, tous les prix des matières premières augmentent, entraînant des hausses de prix dans les pays où ils ne sont pas artificiellement fixés par des intermédiaires puissants et des règles étatiques pesantes. Dans les grandes villes chinoises, le prix des principaux produits alimentaires a augmenté de plus de 30 %.
En Russie, la hausse moyenne des prix dépasse les 8 %, emportée par l’explosion des prix du chou, du sarrasin et de la pomme de terre.
Il en est de même en Inde et au Brésil à cause du prix du blé.
Pour la FAO, les prix alimentaires vont continuer à croître alors qu’ils ont pourtant déjà globalement atteint des sommets jamais vus auparavant. L’indice des prix alimentaires établi par la FAO a en effet augmenté de 28 % au cours des douze derniers mois (dont 15 % au cours des seuls trois derniers mois).
Des records inusités
La production de blé est insuffisante, la sécheresse ayant sévi en Chine et en Ukraine et les inondations ayant recouvert l’Australie n’y étant pas étrangères ; et ce n’est peut-être pas sans surprise que l’on constate que sur la liste des plus gros importateurs de blé de la planète, l’Egypte arrivait au premier rang. Le prix du sucre s’est envolé pour atteindre un niveau que l’on n’avait pas connu depuis la bulle spéculative d’il y a plus de trente ans. Or, rien ne permet de penser que cela va s’arrêter puisque la pénurie en Inde s’accroît et que son premier fournisseur, l’Australie, a été dévasté par le cyclone Yasi. En Europe, c’est le prix des produits laitiers qui a augmenté de plus de 9,5 % en un an… à cause d’une sécheresse en Nouvelle- Zélande où se trouve le plus gros marché laitier du monde. Il n’est pas sans intérêt de noter que, si la France à elle seule produit 35% de plus de lait que la Nouvelle-Zélande, 37 % du lait en poudre mondial est vendu sur le marché néo-zélandais contre à peine 22 % sur l’ensemble des marchés européens.
De l’assurance à la spéculation
Ce dernier exemple laisse supposer que la spéculation pourrait jouer un rôle dans cette envolée. Mais cette spéculation est-elle utile ?
Est-elle légitime ? Oui, répondent en cœur ceux qui, pour légitimer leur position, se réfèrent souvent à l’exemple d’Air France. Le coût d’un voyage aérien est, disent-ils avec raison, fortement tributaire du prix du pétrole consommé pour faire voler les avions. Or, ce prix évolue sans cesse au gré de la demande. Si aujourd’hui le prix du baril est de 80 $, qui peut assurer Air France que dans trois mois il sera toujours au même niveau, qu’il ne sera pas à 100 ou 120 ? Si la demande augmente du fait de la croissance économique mondiale, si l’offre diminue du fait d’un accident sur une plateforme pétrolière au milieu du Golfe du Mexique ou d’un accès de fièvre des monarchies pétrolières ou encore d’un blocage ne serait-ce que temporaire du canal de Suez, il faut bien qu’Air France puisse s’en protéger. Pour cela, il existe une méthode simple l’achat à terme à prix fixe : Air France achète au prix d’aujourd’hui le pétrole qui lui sera livré demain. Air France se couvre ainsi contre les risques futurs d’augmentation des prix. Comme les producteurs, eux, ne veulent pas vendre demain au prix d’aujourd’hui, il va bien falloir qu’interviennent entre les deux un intermédiaire qui va retenir aujourd’hui pour le compte d’Air France la quantité de pétrole nécessaire. Cet intermédiaire va donc virtuellement devenir « propriétaire » d’une certaine quantité de pétrole non encore extraite. Au moment de la livraison par le producteur à Air France l’intermédiaire lui vendra la quantité qu’il avait retenue et se fera payer le prix convenu à l’avance ; il règlera alors le producteur au prix du jour. Pour le risque qu’il aura pris, il se fera aussi payer par Air France le coût de cette assurance.
Cet intermédiaire est, pendant un un laps de temps, devenu propriétaire virtuel du pétrole. Il peut donc utiliser les droits qu’il possède sur ce pétrole et les vendre à son tour, quitte à les racheter juste pour pouvoir les revendre à Air France au jour convenu. Cette faculté est, en principe, destinée à le protéger contre une fluctuation trop importante du prix du pétrole qui le conduirait lui-même à ne plus pouvoir honorer le contrat d’origine, et donc de se voir substituer un autre intermédiaire plus solide. Mais il peut aussi être tentant pour cet intermédiaire de profiter des fluctuations erratiques du cours du pétrole et de faire quelques allers et retours afin d’engranger des bénéfices rapides. Aujourd’hui, le marché du pétrole virtuel représente plus de trente fois le marché du pétrole réel. Autrement dit, le pétrole non extrait et non livré change de main trente fois avant d’arriver à son utilisateur final. Il y a gros à parier que ces mouvements intermédiaires sont plus dictés par la recherche d’un gain financier rapide de la part des intermédiaires que par le simple mécanisme de réassurance d’un intermédiaire fragilisé.
Ce que l’on dit moins, c’est que ce mécanisme permet aussi à Air France de faire des projections de résultats. Ceci lui permet de donner des prévisions aux agences de notation facilitant par contre- coup le développement d’une spéculation sur les cours de Bourse.
La spéculation sur les matières premières sert donc aussi d’aliment à la spéculation financière.
Ce qui est vrai pour le pétrole est vrai pour toutes les matières premières. Sur le seul marché à terme de Chicago, le blé change de mains plus de quarante fois avant même d’avoir été récolté. Au mois de juillet dernier, le fonds spéculatif britannique d’Anthony Ward détenait plus de 15 % des stocks mondiaux de cacao, soit 7 % de la production mondiale annuelle. La banque J.P. Morgan détient ainsi le plus gros stock mondial de cuivre…
De lourdes conséquences
Souvent, lorsque l’on examine l’évolution du prix des matières premières et que l’on constate leur augmentation, on commence par penser au risque d’inflation. Celui-ci est réel, surtout si les Etats en mal de politique à court terme cherchent à relancer la consommation en inondant les marchés de liquidités. Cependant, cette inflation, dans un monde où le chômage est devenu endémique, ne s’envole qu’après une certaine période de latence au cours de laquelle divers désordres peuvent apparaître. Ce moment doit être l’occasion, notamment pour les hommes publics, d’examiner le bien fondé des politiques économiques actuelles au regard de la poursuite du bien commun dont ils ont la charge.
Le 19 février, à Paris, le président de la banque mondiale, R. Zoellick, a rappelé que 44 millions de personnes supplémentaires vivaient au-dessous du seuil de pauvreté, fixé à 1,25 $ par jour et par personne. Elles seraient ainsi plus d’1,2 milliard dans le monde. Il s’est, en marge du G20, déclaré inquiet des effets potentiels que les prix « peuvent avoir sur la stabilité politique ». La moindre variation du prix des biens de première nécessité peut en effet transformer une situation déjà dramatique en issue fatale. Que cette évolution soit le fruit d’une catastrophe naturelle est un mystère qui nous dépasse ; qu’elle soit le résultat de la spéculation de quelques multinationales anonymes qui ne cherchent qu’à faire croître un profit nominal virtuel, est un scandale qui peut conduire beaucoup de régimes à leur chute. Lorsque la révolte a éclaté en Tunisie, celle-ci était un pays riche.
L’Egypte, non plus, n’était pas ce que l’on appelle habituellement un pays pauvre ; au cours des six dernières années, son produit intérieur brut avait bondi de 7 % par an en moyenne. Mais ces deux pays ont en commun la grande hétérogénéité de la répartition des richesses au sein de leurs populations : à côté de quelques fortunes immenses subsistent de nombreux pauvres qui sont non seulement privés des biens de première nécessité mais surtout du principal d’entre eux, l’accès au travail. Les président Ben Ali et Moubarak avaient l’un comme l’autre fait de lourds efforts pour augmenter la richesse globale de leurs pays respectifs. Mais cette richesse n’était pas le fruit du travail de tous. Dans un monde où la consommation est considérée comme une valeur plus importante que la production, l’homme est privé de sa liberté fondamentale de participer à l’œuvre de création. Parmi les migrants qui quittent leur pays en proie au chaos, il ya bien sûr des personnes qui vont chercher ailleurs la paix et les allocations, mais il y a aussi des personnes qui veulent simplement aller chercher de quoi gagner leur pain à la sueur de leur front. Le malheur veut que, dans les pays où ils arrivent, les deux soient mélangés et que les autochtones les confondent comme le bon grain et l’ivraie. Dès lors ces déracinés transmettent à leur tour les germes d’une déstabilisation sociale, surtout s’ils arrivent en masse dans des régions où la richesse globale n’est pas réellement plus grande que celle du pays qu’ils ont fui. ■
payons-nous des augmentations sur les réserves,les stocks par exemple sur le pétrole déja raffiné ou sur le blé avant les incendies en Russie ou encore sur les légumes déja récoltés avant le gel ect…?Qu’en pensez-vous?J’aimerai savoir.