Voici les dernières lignes du dernier chapitre du Napoléon de Jacques Bainville.
« A égale distance de tout parti pris, nous avons essayé d’écrire son histoire naturelle… Nous voudrions – écrit-il dans son Avant-propos – comprendre et expliquer la carrière de Napoléon Bonaparte, en établir l’enchaînement, retrouver les motifs qui l’ont poussé, les raisons qu’il a pu avoir de prendre tel parti plutôt que tel autre. Nous avons tenté de discerner les causes générales et particulières d’une fortune qui tient du prodige et d’évènements qui semblent forgés par un conteur oriental… ».
Comprendre et expliquer, plutôt que d’accorder une place prépondérante au récit des évènements – en l’occurrence, pour Napoléon, les batailles : tout Bainville est là.
Comme dans ses autres livre majeurs : L’Histoire de France, L’Histoire de deux peuples, continuée jusqu’à Hitler, La troisième République, Les conséquences politiques de la paix, Bismarck…
On verra une fois de plus, dans ces quelques pages qui clôturent son Napoléon, comment Bainville, selon le mot si juste du Duc de Levi-Mirepoix « …faisait, à la fois, de l’histoire un théorème par la logique de la pensée et une oeuvre d’art par la pureté de son style » (duc de Lévis Mirepoix, discours de réception a l’Académie, éloge de Maurras).
En Annexe, la « brochure » de Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons, et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes pour le bonheur de la France et celui de l’Europe.
« …S’il n’était que le soldat heureux devenu roi, il serait un entre mille. L’Empire romain, le monde asiatique regorgent de cas comme le sien. Mais le sien est unique aux temps modernes et sous nos climats. Un officier d’artillerie qui, en quelques années, acquiert plus de puissance que Charlemagne et coiffe la couronne de Charlemagne, de telles étapes brûlées à toute vitesse, ce phénomène parut, à juste titre, prodigieux au siècles des lumières, dans une Europe rationaliste, en France surtout, où les débuts des autres « races » avaient été lents, modestes, difficiles, où les anciennes dynasties avaient mis plusieurs générations à se fonder. Les contemporains de Napoléon n’étaient pas moins éblouis de la rapidité que de la hauteur de son ascension. Nous le sommes encore. Lui-même, en y pensant, s’émerveillait un peu bourgeoisement, quand il disait à Las Cases qu’il faudrait « des milliers de siècles » avant de « reproduire le même spectacle ».
Un spectacle qu’il a regardé, lui aussi, quand il en a eu le temps. Il ne tirait pas vanité d’être un grand capitaine. La guerre – « un art immense qui comprend tous les autres » – il savait la faire comme on sait jouer aux échecs, « un don particulier que j’ai reçu en naissant », et il se flattait que ce ne fût pas sa seule faculté. Le pouvoir, il l’a aimé, mais « en artiste » – il tient au mot qui le définit si bien – et il ajoutait : « Je l’aime comme un musicien aime son violon ». Le plus étrange est qu’on lui demande encore ce que, de son temps, « l’école du possible » lui reprochait déjà de ne pas donner. Pourquoi ne s’est-il pas modéré ? Pourquoi n’a-t-il pas été raisonnable ? On s’est fait, on persiste à se faire de Naopoléon une idée si surhumaine qu’on croit qu’il dépendait de lui de fixer le soleil, d’arrêter le spectacle et le spectateur au plus beau moment.
2 avril 1810 : Napoléon épouse Marie-Louise d’Autriche. 17 ans auparavant, la Révolution a guillotinée Marie-Antoinette parce que Reine et « autrichienne »; et le Roi, parce que roi, alors qu’elle donne maintenant du « Sire » à Napoléon, son « sabre ». Et le mariage est « catholique » : le 18 avril 1802, jour de Pâques, le nouveau « Sire » avait réuni dans la cathédrale Notre-Dame de Paris tous les dignitaires du régime pour un Te Deum solennel : c’était la première fois que la cathédrale était rouverte au culte, depuis la Terreur. Le général Delmas, a qui Napoléon demandait son avis sur la beauté de la cérémonie, lui répondit : « Il n’y manque que les 100.000 hommes qui se sont fait tuer pour supprimer tout cela… »
Lui-même, qu’a-t-il été ? Un homme tôt revenu de tout, à qui la vie a tout dispensé, au-delà de toute mesure, pour le meurtrir sans ménagement. La première femme n’a pas été fidèle, la seconde l’a abandonné. Il a été séparé de son fils. Ses frères, ses soeurs l’ont toujours déçu. Ceux qui lui devaient le plus l’ont trahi. D’un homme ordinaire, on dirait qu’il a été très malheureux. Il n’est rien qu’il n’ait usé précocement, même sa volonté. Mais surtout, combien de jours, à sa plus brillante époque, a-t-il pu soustraire au souci qui le poursuivait, au sentiment que tout cela était fragile et qu’il ne lui était accordé que peu de temps ? « Tu grandis sans plaisir », lui dit admirablement Lamartine. Toujours pressé, dévorant ses lendemains, le raisonnement le conduit droit aux écueils que son imagination lui représente, il court au-devant de sa perte comme s’il avait hâte d’en finir.
Son règne, il le savait, était précaire. Il n’a aperçu de refuge certain qu’une première place dans l’histoire, une vedette sans rivale parmi les grands hommes. Quand il analysait les causes de sa chute, il revenait toujours au même point : « Et surtout une dynastie pas assez ancienne. » C’était la chose à laquelle il ne pouvait rien. Doutant de garder ce trône prodigieux, alors même qu’il ne négligeait rien pour le rendre solide, il reposait sa pensée sur d’autres images. Daru n’admettait pas que sa vaste intelligence se fût fait des illusions : « Il ne m’a jamais semblé qu’il eût un autre but que de ramasser, durant sa course ardente et rapide sur la terre, plus de gloire, de grandeur et de puissance qu’aucun homme n’en avait jamais recueilli. » Mme de Rémusat confirme pour le sens religieux ce que disait Daru pour le sens pratique : « J’oserais dire que l’immortalité de son nom lui paraissait d’une bien autre importance que celle de son âme. »
Beaucoup ignorent, ou font semblant d’ignorer, que si Napoléon a pu faire ce qu’il a fait – militairement s’entend – c’est parce qu’il a disposé de l’excellent « outil » qu’était l’armée de la monarchie, et de ses avances technologiques : ici, le fameux canon de Gribeauval, qui donna à l’artillerie française de nombreuses années de large supériorité sur ses adversaires…
Sans oublier, bien sûr, la démographie : la France était, à l’époque où il naissait un million d’enfants par an, la Chine de l’Europe : Napoléon n’a vécu et vaincu – jusqu’à ce qu’il perde tout – que par les réserves immenses accumulées sous les Rois et qu’il a dilapidées, lui qui se flattait, devant un Metternich consterné, d’avoir « trois cent mille hommes de rente… »….
On a fait de Napoléon mile portraits psychologiques, intellectuels, moraux, porté sur lui autant de jugements. Il échappe toujours par quelques lignes des pages où on essaie de l’enfermer. Il est insaisissable, non parce qu’il est infini, mais parce qu’il a varié comme les situations où le sort le mettait. Il a été aussi peu stable que ses positions successives. Son esprit, qui était vaste, était surtout souple et plastique. Il avait des limites pourtant. Peut-être ne remarque-t-on pas assez que, fécond en prophéties, du reste contradictoires, Napoléon n’a prévu ni les machines ni le machinisme. Ses anticipations ne tiennent aucun compte du développement des sciences appliquées. Pour la guerre elle-même, il n’a pas songé à des engins nouveaux, il l’a faite avec les moyens, les instruments de Gribeauval et de Suffren. Ni le bateau à vapeur de Jouffroy, ni celui de Fulton n’ont retenu son attention. Grand lecteur d’Ossian, amateur de tragédies et du Discours sur l’histoire universelle, la mémoire garnie de vers qu’il s’applique à lui-même dans les occasions pathétiques, faiseurs de mots sur l’amour dont s’honoreraient Chamfort et Rivarol, son tour d’esprit est peut-être avant tout littéraire et, par là, un peu néronien. Cependant il se penche comme personne sur le détail des choses. Comptable méticuleux, il sait le nombre des caissons qu’il a dans ses parcs d’artillerie comme il sait la valeur de l’argent. C’est un maniaque du contrôle et de la statistique qui tient avant tout à l’exactitude. Mais des témoins sérieux rapportent qu’il affirmait volontiers des chiffres en l’air. Ainsi chacun de ses portraits est faux par quelque endroit et l’on peut lui faire tout dire parce qu’il a presque tout dit. On l’a appelé Jupiter-Scapin, on a répété le « comediante-tragediante » jusqu’à la fatigue. Mais il disait de lui-même qu’il n’y a pas loin du sublime au ridicule et, si l’on veut le prendre tout entier, ce n’est pas encore par ce côté-là. Ce n’est pas non plus par ses origines italiennes ou corses. S’il a eu une vendetta avec le duc d’Enghien, il n’en a pas eu avec Fouché ni bien d’autres qu’il a epargnés, fussent-ils Bourbons. Si l’on admet que, selon les moeurs de son île natale, il a été l’esclave du clan, on ne comprend plus qu’il ait excepté Lucien et Louis, ni que Louis et Lucien, nourris du même lait que leur frère, se soient retranchés de la tribu. Enfin s’il est proposé tant d’explications de Napoléon, s’il en est tant de plausibles, s’il est permis de le concevoir de tant de manières, c’est parce que la mobilité et la diversité de son esprit ont été égales à la variété, peut-être sans exemple, des circonstances de sa vie.
Dans le Mémorial de Sainte Hélène, Emmanuel Las Cases revient plusieurs fois sur les propos tenus par Napoléon sur le Bailli : « Oh ! pourquoi cet homme n’a-t-il pas vécu jusqu’à moi, ou pourquoi n’en ai-je pas trouvé un de sa trempe, j’en eusse fait notre Nelson, et les affaires eussent pris une autre tournure, mais j’ai passé tout mon temps à chercher l’homme de la marine sans avoir pu le rencontrer…. »
Sauf pour la gloire, sauf pour l’ « art », il eût probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé. Tout bien compté, son règne, qui vient, selon le mot de Thiers, continuer la Révolution, se termine par un épouvantable échec. Son génie a prolongé, à grands frais, une partie perdue d’avance. Tant de victoires, de conquêtes (qu’il n’avait pas commencées), pourquoi ? Pour revenir en-deçà du point d’où la République guerrière était partie, où Louis XVI avait laissé la France, pour abandonner les frontières naturelles, rangées au musée des doctrines mortes. Ce n’était pas la peine de tant s’agiter, à moins que ce ne fût pour léguer de belles peintures à l’histoire. Et l’ordre que Bonaparte a rétabli vaut-il le désordre qu’il a répandu en Europe, les forces qu’il y a soulevées et qui sont retombées sur les français ? Quant à l’Etat napoléonien, qui a duré à travers quatre régimes, qui semblait bâti sur l’airain, il est en décadence. Ses lois s’en vont par morceaux. Bientôt on sera plus loin du code Napoléon que Napoléon ne l’était de Justinien et des Institutes, et le jour approche où, par la poussée d’idées nouvelles, l’oeuvre du législateur sera périmée.
Imaginatif, puissant créateur d’images, il sentait cette fuite des siècles. Las Cases lui demandait pourquoi, avec le réveille-matin de Potsdam, il n’avait pas emporté à Sainte-Hélène l’épéee de Frédéric. « J’avais la mienne », répondit-il en pinçant l’oreille de son biographe et avec ce sourire qu’il rendait si séduisant. Il savait qu’il avait eclipsé le grand Frédéric dans l’imagination des peuples, qu’on répéterait son histoire, qu’on verrait ses portraits aux murs, son nom aux enseignes jusqu’à ce qu’il fût remplacé lui-même par un autre héros. Ce héros n’est pas venu. L’aventurier fabuleux, l’empereur au masque romain, le dieu des batailles, l’homme qui enseigne aux hommes que tout peut arriver et que les possibilités sont indéfinies, le démiurge politique et guerrier reste unique en son genre. Pour le développement de l’humanité, peut-être, dans la suite des temps, Ampère comptera-t-il plus que lui. Peut-être l’ère napoléonienne ne sera-t-elle plus qu’un bref épisode de l’âge qu’on appellera celui de l’electricité. Peut-être enfin, apparu dans une île du Levant pour s’éteindre dans une île du Couchant, Napoléon ne sera-t-il qu’une des figures du mythe solaire. Presque aussitôt après sa mort, on s’était livré à ces hypothèses et à ces jeux. Personne ni rien n’échappe à la poussière. Napoléon Bonaparte n’est pas protégé contre l’oubli. Toutefois, après plus de cent ans, le prestige de son nom est intact et son aptitude à survivre aussi extraordinaire que l’avait été son aptitude à régner. Quand il était parti de Malmaison pour Rochefort avant de se livrer à ses ennemis, il avait quitté lentement, à regret, ses souvenirs et la scène du monde. Il ne s’éloignera des mémoires humaines qu’avec la même lenteur et l’on entend encore, à travers les années, à travers les révolutions, à travers des rumeurs étranges, les pas de l’empereur qui descend de l’autre côté de la terre et gagne des horizons nouveaux.
1814 : les Cosaques campent sur les Champs-Elysées; ils y reviendront l’annnée suivante, après les funestes « Cent jours » :
« Sauf pour la gloire, sauf pour l’ « art », il eût probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé. Tout bien compté, son règne, qui vient, selon le mot de Thiers, continuer la Révolution, se termine par un épouvantable échec. Son génie a prolongé, à grands frais, une partie perdue d’avance. »
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Annexe : Texte intégral de la brochure de Chateaubriand, « De Buonaparte et des Bourbons », publiée le 31 mars 1815
De Buonaparte et des Bourbons.
« …L’avenir doutera si cet homme a été plus coupable par le mal qu’il a fait que par le bien qu’il eût pu faire et qu’il n’a pas fait….Il a plus corrompu les hommes, plus fait de mal au genre humain dans le court espace de dix années que tous les tyrans de Rome ensemble, depuis Néron jusqu’au dernier persécuteur des chrétiens….Né surtout pour détruire, Bonaparte porte le mal dans son sein…. »
Louis XVIII déclara que cette « brochure », comme l’appelait Chateaubriand, lui avait plus profité qu’une armée de cent mille hommes….
Elle est divisée en trois parties: la première est de loin la plus longue (presque les deux tiers), la plus féroce et, disons-le, la plus réussie; elle traite « De Buonaparte et des Bourbons, et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes pour le bonheur de la France et celui de l’Europe. »; la deuxième et la troisième parties -nettement plus courtes, donc- traitent respectivement « des Bourbons » et « des Alliés ».
Louis XVIII, le Désiré
Article 2 : Le Peuple français appelle librement au trône de France Louis-Stanislas Xavier de France, frère du dernier Roi, et après lui les autres membres de la Maison de Bourbon, dans l’ordre ancien. (extrait des Registres su Sénat-conservateur, du mercredi 6 avril 1814)
Il s’agit, bien-sûr, du duc de Lévis Mirepoix.