(Voici l’analyse politique d’Hilaire de Crémiers parue dans le numéro 103 – de janvier – de Politique magazine; très originalement, il y adopte, cette fois-ci, la forme d’un Conte; mais, comme disait Maurras, « seul l’extraordinaire arrive… »…. Hilaire de Crémiers ayant choisi, avec bonheur, de parler cette fois sur le ton de la fantaisie et de l’inattendu, non dénué d’humour, nous essaierons nous aussi de faire preuve d’imagination et de fantaisie dans l’illustration de ce Conte, dans sa profondeur : voici, pour l’illustrer, l’Allégorie de la fresque du Bon gouvernement, de Lorenzetti, à Sienne…. )
Ce qui devait arriver, arriva. Les bons esprits de la planète terre l’avaient prévu. L’agence de notation française La Capétienne, célèbre dans le monde entier pour la rigueur de ses critères et l’impartialité de ses jugements, avait fini par dégrader la note de la Chine et avait corrélativement placé les États-Unis en perspectives négatives. Un système bancaire déplorable, des mœurs financières inacceptables, des procédés commerciaux qui ressortissaient à l’antique flibuste, étaient cause de ce gâchis. Des faux crédits à tout-va, des déséquilibres commerciaux insensés, tout aggravait de jour en jour la situation, jusque et y compris la monétisation, non déguisée, de toutes les dettes, instituée en système de paiement. Le monde en pâtissait ; les risques devenaient incalculables. La Capétienne s’était engagée à alerter les autres puissances et toutes les nations secondaires qui faisaient naturellement confiance à son jugement.
La philosophie de l’humanisme civique a une expression picturale célèbre, la fresque du bon gouvernement, peinte dans la salle du conseil (Salle des Neuf ou salle de la Paix) du Palazzo Pubblico de Sienne par Ambrogio Lorenzetti vers 1338 : il s’agit d’une « mise en image » de la doctrine thomiste du Bien commun.
La fresque est composée de trois parties : l’allégorie du bon gouvernement proprement dite, sur le mur nord, les effets du bon gouvernement, sur le mur est, et l’allégorie du mauvais gouvernement, du gouvernement tyrannique et les effets du mauvais gouvernement sur le mur ouest.
1. Sur le mur Est (ci-dessus), on voit l’allégorie des effets du bon gouvernement : ces effets bienfaisants sont peints sous les couleurs les plus douces : les vertus dansent dans la ville où les citoyens et citoyennes se croisent et devisent, où les artisans s’affairent pendant que les écoliers étudient. La prospérité règne dans la campagne ; les portes de la ville sont ouvertes, les échanges peuvent se faire facilement.
La France qui était encore, il y a quelques années, presqu’inconnue de l’Américain moyen et de l’Asiate innombrable, n’avait cessé de gagner en prestige. Cela faisait cinq ans qu’elle avait opéré un redressement spectaculaire. Un de plus qui se rajoutait à la liste de ceux qui avaient rythmé son histoire millénaire.
Il faut dire qu’après les élections présidentielles de 2012, tout avait été catastrophique. La crise monétaire avait aggravé la crise économique qui avait provoqué la crise sociale qui avait déclenché la crise politique qui avait accéléré la crise institutionnelle. Faillites en série, chômage de masse, misères sociales et humaines, insécurité généralisée, saccages, administration en panne… Bref, le lot commun des pays qui ne marchent plus. Cela datait déjà d’avant 2012, puis avait soudainement empiré, et après, avait duré longtemps, trop longtemps… Et les Français s’étaient lassés. De ce mal avait surgi un bien. Plus aucune promesse électorale en ces temps-là ne les satisfaisait. Et le régime des partis qui, lui, prospérait dans cette chienlit, les écoeurait.
Cependant était apparu un puissant courant de pensée qui profitait des moyens les plus modernes de diffusion et de communication. Là, dans ce courant, les leçons politiques tirées de l’histoire et de l’actualité s’exprimaient librement. Cette nouvelle liberté de l’esprit dont tout à coup les Français se rendaient compte que le régime partisan les avait totalement privés, leur faisait le plus vif des plaisirs et excitait leur juste fierté. Le régime dans le passé leur avait appris assidûment à se détester eux-mêmes et voilà que sans crainte aucune ils apprenaient maintenant à s’aimer, à aimer leur histoire, leurs arts, leur civilisation.
2. Du côté opposé, sur le mur Ouest, L’allégorie du mauvais gouvernement montre le pouvoir tyrannique qui foule aux pieds la justice et dont les effets sur la vie commune sont la désolation et faim dans les campagnes et les massacres en ville. Le dirigeant démoniaque de la cour maléfique s’appelle Tyrannie : il tient prisonnière à ses pieds la Justice. Les effets qui en dérivent sont la misère, les abus, la destruction et la famine, dans une ville où le seul artisan est le forgeron qui fait les armes.
Lorenzetti a inscrit lui-même les devises de sa loi sous les fresques du Mal Governe :
I. Pour faire son bien sur la terre, la Tyrannie a soumis la justice : nul ne passe par là sans risque de la mort.
II. Où est Tyrannie, Guerre, Vol et Dol prennent force près d’elle.
III. La Tyrannie s’accorde avec tous les vices liés à la nature.
À un certain moment ce courant de pensée avait eu le courage de se dire enfin « politique »… oui, politique ! Non plus une de ces œuvres de bienfaisance, d’ailleurs remarquables et nécessaires parmi tant d’autres, où des autorités intéressées essayaient constamment de les cantonner. De crainte que… « De crainte que quoi ? » s’étaient dit un jour ces Français-là ; et ils avaient ri du grand rire libérateur ! Pour en finir avec le régime des partis, ils avaient poussé la témérité, ces honnêtes gens, incapables de quelque mauvais coup que ce soit, oui, la témérité jusqu’à se proclamer, eux, « le parti des politiques », à l’instar de celui qui au xvie siècle avait mis fin aux querelles partisanes en imposant par l’intelligence et la douceur la seule solution nationale qui réponde à la question institutionnelle en France, la solution royale.
Il se trouva dans la même période qu’il y eut un prince de la dynastie nationale qui depuis un certain temps se faisait connaître.
Il fut évidemment reconnu pour ce qu’il était : le prince français, le prince chrétien. Il était marié ; il y avait une princesse ; ils avaient des enfants ; lui se préparait à ce qu’il appelait sa mission.
Les choses se firent tout simplement par la rencontre d’un peuple et d’un prince. Selon une habitude française tellement immémoriale qu’elle en était inconsciente, ce fut Hugues Capet qui servit de modèle. Les Français avaient bien compris ce que leur histoire leur dictait. Hugues Capet lui-même, en son temps, ne s’était-il pas inspiré du modèle de Clovis, premier roi catholique et franc ? Ce modèle de Clovis avait été transfiguré par la légende que les archevêques de Reims, Hincmar et Adalbéron – des évêques courageux et intelligents, c’est toujours utile ! – avaient réussi à magnifier et à établir comme règle politique suprême.
Pendant mille ans, ce fut la règle d’or des institutions françaises ; il n’en était point d’autre. Depuis lors – et le « parti des politiques » avait bien insisté dans sa campagne sur cet ensemble de certitudes roboratives – sous les premiers Capétiens, sous les Valois, sous les Bourbons, tous les redressements français avaient obéi à la même loi. C’était tellement clair !
Restauration de l’autorité, instauration concomittante du pouvoir du prince, sacralisation de ce principe souverain, rétablissement de l’ordre et de la sécurité, rénovation de la justice incarnée dans l’arbitre suprême, fin des querelles partisanes, le travail et les arts remis à l’honneur, vastes conceptions présidant à l’organisation et à la prospérité du royaume, habile politique étrangère assurant à la France sa liberté, sa prépondérance et son rayonnement dans le monde.
Répété à chaque grand redressement dans l’histoire, cet enchaînement d’évidences si naturelles constituait le plus précis des programmes politiques. Pourquoi chercher ailleurs ?
Ainsi, les Français avaient compris l’essentiel de leur histoire et de leur destin. La République en France, pour reprendre l’expression du vieux Bodin, ne pouvait être que royale. Dès que l’autorité de leurs rois avaient faibli pour une raison ou pour une autre, aussitôt les Français s’étaient divisés. À chaque fois, ils s’étaient jetés avec délectation et fougue, puis avec acrimonie, violence et haine dans la lutte des partis. Les expériences qui suivirent la Révolution le démontrèrent amplement.
Elles finirent toutes mal : banqueroute, défaite, désastre, effondrement politique jalonnent cette triste histoire, cependant encore brillante. Preuve a contrario de l’inaltérable loi française, à chaque fois que la République non royale voulut se sortir de ses impasses, elle se donna pour s’illusionner comme une imitation de pouvoir royal, le plus semblable possible à l’original mais qui avait le défaut essentiel de ne l’être pas. Ainsi des deux Bonaparte, des maréchaux, du général et de tous ces présidents de la Vème République qui, tout en se disant démocrates, ne pouvaient faire autrement que de se façonner sur la figure monarchique dont l’institution suprême portait le caractère indélébile. Ils voulaient faire les rois et ils ne l’étaient pas ! D’où les déconvenues !
Eh bien, ces à peu-près, il n’en fut plus question. Les Français n’en avaient plus voulu. Ils s’étaient portés spontanément vers l’héritier naturel des lys. La règle d’or royale avait été institutionnalisée. Elle avait l’avantage d’être brève et suffisante. Elle faisait l’unanimité.
3. Le mur Nord montre L’Allégorie du bon gouvernement, clairement divisée en deux parties, et qui se lit de gauche à droite : la partie gauche est dominée, en haut, par la « sapientia », la Sagesse nécessaire à la bonne organisation de la vie publique. Elle tient en main le livre de la sagesse, certainement un des livres de la Bible, connu aussi sous le titre La sagesse de Salomon, un livre qui commence par l’éloge de la justice et s’adresse à ceux qui veulent juger ici-bas. La dimension religieuse est évidente, mais on aurait tort de réduire la fresque à cela, et, du reste les deux fresques latérales concernent principalement la vie profane et le bon gouvernement se juge précisément à ses effets sur la vie quotidienne.
La Sagesse ici est donc tout aussi bien la sagesse que cherchent les philosophes et elle s’inscrit parfaitement dans la tradition humaniste qui renoue le fil entre la tradition proprement chrétienne et l’antiquité gréco-latine, en l’occurrence principalement romaine.
Du livre de la sagesse part un fil qui conduit, juste en dessous à la Justice, entourée des plateaux de la balance. Sur un plateau de la balance, un ange récompense les mérites et pose une couronne sur la tête d’un homme ; mais juste à côté, elle punit un autre homme qui a la tête tranchée avec une épée. Sur l’autre plateau, un ange semble donner ou recevoir un objet mal déterminé à deux personnages. L’ange de gauche, surmonté du mot DISTRIBVTIVA punit les coupables et récompense par les honneurs et la gloire ceux qui sont méritants. Ce que fait l’ange de droite, surmonté du mot COMUTATIVA n’est pas bien clair. L’un des deux personnages tient des objets qui pourraient ressembler à des piques, l’autre tient un coffre ou une balle de tissu, et serait peut-être un drapier.
De la Justice le fil passe à la Concorde, figure féminine assise qui tient un rabot. Tout part de la justice : la concorde dépend d’elle. Le fil est alors pris par un groupe de vingt-quatre personnages, tous de même taille, qui constituent la partie inférieure de la fresque et se dirigent vers sa deuxième partie. En tenant le fil, les vingt quatre personnages sont liés, mais ils ne sont pas attachés. C’est volontairement qu’ils se lient entre eux par le fil de la concorde. Le rabot que tient la Concorde symbolise le nécessaire nivellement des citoyens : les conflits doivent être aplanis. Par opposition, dans le mauvais gouvernement, on a la figure de la Discorde qui tient la scie qui divise les citoyens et les pousse les uns contre les autres. Il est donc clair que la concorde est tout à la fois la condition et l’objectif de la vie commune et celle-ci dépend de la justice…..
Le Prince régnait et gouvernait. Et les Français en étaient heureux. C’est qu’ils voulaient un vrai roi. Au fond cela faisait plus de deux cents ans qu’ils l’attendaient.
Toutes les réformes avaient été expédiées sans inutiles atermoiements. La fiscalité avait été simplifiée, la justice rapprochée du citoyen, la politique pénale définie avec vigueur et humanité, et les familles avaient retrouvé leur liberté, les patrimoines étaient garantis, l’économie relancée par un encouragement constant à toutes les entreprises, les lois sociales réaménagées dans le souci du bien commun, les territoires restructurés selon l’histoire, la géographie et les liens économiques, les « pays » et les régions étaient devenus des collectivités réelles de plein exercice ; il n’y avait qu’une seule Alsace ainsi que l’avaient décidé les Alsaciens avant même les évènements, une seule Corse, une seule Normandie, une seule Bretagne, un seul Poitou, etc… La représentation qui fut le grand échec de la Révolution et de toutes les républiques à cause du caractère idéologique de la sélection, avait trouvé enfin son principe de réalité par l’incorporation de toutes les représentations sociales, professionnelles, associatives et territoriales.
Les arts étaient remis à l’honneur. Le Palais des Tuileries avait été reconstruit et dans les jardins sous la façade les petits princes jouaient avec les enfants parisiens.
Du coup, la France remplissait son rôle dans le monde. Ses armées dont le roi était le chef naturel avaient une place de choix au cœur de la nation. Le rayonnement de la France la resituait au centre des politiques mondiales. Avec un roi de France, l’Union pour la Méditerranée avait trouvé sa vraie raison d’être. La France avait parlé comme il convient au Moyen-Orient. Elle avait en Afrique une influence bienfaisante, loin des trafics et des horreurs qui avaient suivi la décolonisation. L’Europe n’était plus un conglomérat informe de technostructures inhumaines ; elle se reconnaissait avec sagesse dans un héritage et elle se réalisait dans des projets communs selon les affinités et les besoins. Point de totalitarisme économique, financier et politique. Les crises en avaient été naturellement apaisées.
Ne restait plus finalement que ce problème sino-américain : une rivalité qui ne cessait de s’exacerber. L’agence de notation La Capétienne était indépendante du roi de France ; mais elle en avait les principes. Et ces principes étaient hautement politiques. Cela se savait. Son intervention n’était point faite pour le plaisir de détruire, mais pour mettre en garde contre des entraînements funestes. Les Chinois eurent la sagesse de le comprendre : Confucius avait en Chine destitué Marx. La paix valait mieux que la guerre.
Quant aux États-Unis, ils reçurent le roi de France en visite officielle. Il eut un entretien avec le Président et il s’adressa publiquement aux représentants des deux chambres. Il leur parla de Louis XVI, de la fondation des États-Unis, de la liberté des mers et de l’équilibre du monde. Le peuple américain est un peuple qui s’enthousiasme. L’enthousiasme fut tel que sa politique en changea. Enfin suffisamment pour que le monde continue…
Moralité de ce conte : faisons tout pour avoir un jour une agence de notation à nous qui s’appelle La Capétienne. La France et le monde s’en porteront mieux. Sinon à quoi sert de gémir ? Crions plutôt Noël ! ■
La deuxième partie de l’allégorie est dominée par une imposante figure royale, dotée d’un sceptre et d’un bouclier. Au-dessus de cette figure, nous avons les allégories des vertus théologales, la foi, la charité et l’espérance, la charité occupant la position la plus élevée puisqu’elle est par excellence la vertu chrétienne : c’est finalement elle qui gouverne toutes les autres. Quittons maintenant le ciel pour descendre sur Terre. Aux côtés de la figure royale siègent les allégories des vertus cardinales, force, tempérance, prudence et justice ; on trouve aussi une allégorie de la paix et une autre de la magnanimité…
La figure royale n’est pas le Bien Commun aristotélicien mais plutôt une représentation du pouvoir politique lui-même. Majestueuse et puissante, c’est la figure du pouvoir politique souverain, une représentation de la Seigneurie de Sienne ou du Conseil des Neuf lui-même, puisque la fresque était destinée à la salle où il se réunissait. Mais il faut préciser que ce pouvoir souverain n’est pas un pouvoir absolu. Si on lit la fresque de la gauche vers la droite en suivant le sens de la marche des citoyens (ou si on la lit comme un livre), le pouvoir souverain doit sa grandeur au fait qu’il est soumis lui-même à la Justice et aux exigences de la Concorde. La grandeur du pouvoir politique lui vient de ce qu’il est l’incarnation du pouvoir des lois.
Dans la partie inférieure, on peut voir des hommes en armes qui veillent à la sécurité des citoyens, des prisonniers enchaînés – par opposition aux citoyens honnêtes qui tiennent volontairement le lien de la concorde, et encore des seigneurs qui viennent se soumettre à la Seigneurie siennoise et renoncent à leur pouvoir au profit de celui de la Commune.
Anne sur Journal de l’année 14 de Jacques…
“Très beau commentaire en vérité. Je suis d’ailleurs persuadée que Bainville vous approuverait !”