Philippe Vallet, qui n’en rate pas une, n’a évidemment pas laissé passer cette occasion d’élever son public, dans sa toujours excellente Chronique Le Livre du jour, sur France info :
Jean-Cyrille Godefroy Editions, 1056 pages, 39 euros
Préface de Michel Déon
Qui est-il ? Je crains qu’en dehors d’un milieu chevronné de dix-septiémistes, on ne connaisse guère ce L. Dussieux qui, en 1885, se présente comme Professeur à l’Ecole militaire de Saint-Cyr, chevalier de la Légion d’Honneur, Officier de l’Instruction publique et Correspondant du comité des travaux historiques.
Son chef-d’œuvre – Le Château de Versailles — a été publié hors Paris, sur les lieux mêmes qui l’ont inspiré. La page de titre porte : Bernard, libraire-éditeur, 9 rue Sartory à Versailles. La mise en page de l’exemplaire original est d’une exceptionnelle clarté et la typographie a l’élégance convenant à un livre aussi majestueux. Le choix des héliogravures (E. Charreye, à Paris) est un bonheur. On regrette, une fois de plus, que le relieur n’ait pas conservé la couverture. Dans combien de bibliothèques sommeille encore ce chef d’œuvre ?
Un livre sur le château de Versailles ? Avec les albums de photos, il s‘en publie des dizaines par an, et celui de Dussieux est unique dans son genre et sa minutie. On imagine aisément que c’est l’œuvre d’une vie consacrée à la gloire du génie français. L’auteur s’est proprement incarné dans les quatre Louis qui ont été l’âme de ce château mythique chargé d’Histoire et de légende. Il en est le guide en compagnie de ses Rois et de la Cour, le confiant ami de Saint Simon, du si précieux Dangeau, du Marquis Tallemant des Réaux, des grands seigneurs qui écrivaient un français au sommet de sa perfection. Si les murs ont de la mémoire, ils se souviennent du génie de Racine, historien du Roi, de Molière son auteur préféré, des violons de Lully, des artistes venus de l’Italie, de l’Allemagne, de l’Espagne, et que dire des nombreuses femmes dont la beauté, l’intelligence et… les charmes ont été une des séductions – et non la moindre – de ces lieux enchantés. Versailles est le musée d’une France à son apogée brisée par la Révolution de 1789 après laquelle rien ne sera plus comparable. De l’utilisation du château de Versailles par Louis-Philippe, par les IIIe, IVe et Ve républiques, on ne saura évidemment rien et nous oublierons quelques outrages, un homard en carton dans la chambre de Louis XIV, les viols répétés de l’art du XXIe siècle qui n’est ni l’art ni une pauvre instantanéité.
La réussite de cette extraordinaire somme est la méthode de Dussieux. Il est partout, prête l’oreille, s’abandonne – mais brièvement – aux rumeurs, fouille les archives, trie les factures et les devis, discute des grands projets, apporte des raisons là où il n’en paraissait pas, cite abondamment les commentaires et les réactions, mêle savamment la petite et la grande Histoire, la petite ayant souvent des causes plus graves que la grande. La mosaïque des sources et des témoignages dresse devant le lecteur une large fresque, un Versailles universel, le sommet de toutes les passions humaines libérées. Le XVIIe siècle explose comme a explosé le Ve siècle de la Grèce classique. Il a aussi ses témoins, ses acteurs, ses dénigreurs, ses héros, ses intelligences. Versailles en est la symbiose. Une langue, le français, est commune à l’Europe. Le goût est français. Dussieux est un rat de bibliothèque et d’archives, un détective à qui rien n’échappe, le petit comme le grand, et ce qui aurait pu être une lourde enquête est une promenade dans l’Histoire, commentée par un guide qui a pris modèle sur la célèbre promenade de Louis XIV dans les jardins commentée pour ses invités, les ambitieuses perspectives de Le Nôtre, grand pacificateur des beautés de la nature. Tout doit plier devant le plus ambitieux des ordres et gare à ceux qui se trompent. L’inventaire de Dussieux est impitoyable : « Piganiol se trompe quand il attribue les sculptures de cette bibliothèque à Dugoulon et Promié. Ce malheureux ne sait pas que dans les registres elles sont de Verbecht. » Ou bien il a repéré un vol – ou un emprunt indélicat : « Le tableau, un Déjeuner d’huîtres » appartient aujourd’hui au Duc d’Aumale. » C’est tout juste s’il ne prie pas le Duc de le rapporter dans les plus brefs délais. Comme il aurait été au Paradis quand, dans une vente publique, un secrétaire racheté par un mécène américain est rendu au château 150 ans plus tard. Intendant soucieux des cruelles lézardes de la pierre, il note : « Ce balcon a été placé au premier étage de la Cour des Cerfs, en remplacement de l’ancien qui était en mauvais état. » Avec Dussieux, on ne court aucun risque de se tromper dans une scène historique. Blessé d’un coup de couteau par Damiens, Louis XV, atteint à la poitrine, refuse de l’aide pour remonter l’escalier dont il descendait, notre historien ajoute un mot : « l’escalier est le 35. »
Certes, on attend Dussieux sur le sujet délicat du Parc-aux-Cerfs. Il n’évite rien, garde son sang-froid et sans un blâme, livre les règles secrètes du gynécée, compte les enfants naturels plus ou moins acceptés, garde le silence sur les autres. Le portrait de la Pompadour est vu par un gardien de sérail. À peine se plaint-il seulement que Versailles, ce phare de l’Europe, ait, au fil des ans, perdu de son prestige politique et acquis une réputation scabreuse, rachetée par Louis XVI et Marie-Antoinette. La Révolution est en marche. À la porte même du château, elle gronde. Les fastes lyriques de Versailles n’y sont pas pour rien. C’est dans ce qu’elles ont de plus – ou de trop – précieux que les civilisations sont le plus vulnérables. Dussieux ne s’y trompe pas, mais ce n’est pas l’affaire d’un historiographe.
Michel Déon, de l’Académie française
Anne sur Journal de l’année 14 de Jacques…
“Très beau commentaire en vérité. Je suis d’ailleurs persuadée que Bainville vous approuverait !”