Déjà le bruit se répandait dans la tribu que les cavernes allaient être abandonnées pour des habitations placées entre l’eau et le ciel. Les uns s’en promettaient une vie plus heureuse. D’autre se moquaient de ces nids aquatiques ou prophétisaient l’effondrement des pieux et la noyade des occupants. D’autres enfin, comme Rhâ l’avait prévu, montraient un visage sombre et désolé parce qu’on délaissait les usages des ancêtres. Mais, déjà, dans leur coeur, les Vieillards avaient décidé d’abolir l’ancien ordre des choses. Leur chef déclara que le Saumon lui-même lui était apparu dans un de ces songes qui révèlent les volontés des puissances souveraines. Et le saumon avait dit :
– Que ma tribu habite près de moi. Quelle laisse les antres de la nuit à ceux qui sont morts afin qu’ils y poursuivent en paix leur seconde vie.
Ainsi furent conciliés le progrès et la tradition. Et la délibération fut portée devant le Conseil.
Cependant un petit groupe se tenait à l’écart de l’assemblée, marquant de la réprobation et de la tristesse. Ces hommes étaient estimés et d’ailleurs peu nombreux. C’étaient ceux qui composaient les chants funéraires et qui, par le moyen de paroles rythmées, fixaient dans les mémoires les hauts faits de la tribu. C’étaient encore ceux qui ornaient de peintures les poteries, qui modelaient des amulettes callipyges, et qui, sur la surface lisse des rochers, gravaient des scènes de chasse et de guerre. Ces hommes étaient doux et leur opposition peu redoutable. Aussi le chef des Vieillards leur donna-t-il volontiers la parole. Aad à la voix harmonieuse la prit en leur nom.
Et ce qu’il dit, les autres n’y avaient point songé. Il parla du lac inviolé qui allait retentir des bruits du maillet et se souiller par l’industrie des hommes. On ne reconnaîtrait plus ses rives aux nobles lignes, familières à tous ceux et à toutes celles du saumon. C’était là qu’enfants ils avaient joué et que, dans le printemps de l’adolescence, ils avaient échangé leurs aveux d’amour. Ces souvenirs du coeur seraient à jamais abolis avec les arbres antiques, témoins d’une histoire plusieurs fois séculaire, qui ombrageaient les eaux et s’y reflétaient sous mille formes changeantes. L’onde elle-même, pure comme un coeur sans reproche, perdrait sa limpidité….
Après avoir longuement déroulé ces images, Aad évoqua la déesse du lac fuyant dans sa robe vaporeuse devant les profanateurs, et, par une audacieuse prosopopée, il la fit parler en ces termes :
– O vous, qui ne songez qu’à l’utile et qui ne respectez pas l’oeuvre du céleste fécondateur, sachez que votre âme deviendra sèche et votre coeur désert. Par moi, votre vie était parfumée. En m’exilant, vous vous condamnez aux labeurs mécaniques qui oppriment les hommes, altèrent leur essence divine et tuent leur joie. »
Ayant parlé, Aad fut salué par un murmure d’admiration. Les Vieillards eux-mêmes l’avaient éouté avec complaisance, car son éloquence et ses chants étaient l’honneur de la tribu. Mais leur décision ne fut pas changée par son discours.
Cependant l’inquiétude oppressait le coeur de Kab. Il se demandait si les amateurs de vieilleries n’allaient pas l’emporter et détruire, avant qu’elle fût née, la cité lacustre. Inventif pour la construction et le commerce, il n’était pas habile au jeu des idées et il ne trouvait pas de réponses à des objections qu’il jugeait oiseuses et puériles. Aussi attendait-il avec anxiété que quelqu’un réfutât les vains propos d’Aad, quand le chef des Anciens prit la parole. Et le miel de la raison coula de sa barbe neigeuse.
– Les ans, dit-il, ont passé sur ma tête. J’ai vu beaucoup de choses. J’ai donc vu des changements nombreux. Je sais que nos ancêtres n’ont pas toujours habité les profondeurs de ces montagnes. Ces antres étaient vierges lorsqu’ils les noircirent du feu de leurs foyers. Et le miroir intact de l’eau n’avait pas été fendu par nos filets et nos pirogues. Nulle voix humaine n’avait éveillé ces échos. Pourtant la déesse du lac ne nous a pas maudits, de même que les génies protecteurs des cavernes sont restés parmi nous. Aad nous invite à tourner les yeux vers le passé. Regardons vers l’avenir. Qui sait si, un jour, les habitations que nous aurons élevées sur les eaux ne seront pas à leur tour abandonnées et détruites ? Alors ces demeures, qui pour nous sont nouvelles, deviendront chères à ceux qui les auront connues depuis les jours dorés de leur enfance. C’est là qu’ils auront vécu, aimé, chanté, qu’ils auront vu naître leurs fils et fermé les yeux de leurs parents. Pour eux, le souvenir donnera une âme à ces poutre équarries et ils ne les quitteront pas sans douleur. Ils pleureront sur leur ville disparue, et, eux non plus, ils ne reconnaîtront pas le lac. Et d’autres Aad s’attristeront si, plus tard, sur ces rivages, des hommes savants et hardis élèvent des murs et des machines. D’autres Aad s’attristeront encore lorsque ces murs se seront effondrés, lorsqu’à ces machines auront succédé des mécaniques plus parfaites. Sache-le, peuple du Saumon, tu n’es pas la première génération qui regrette le visage du monde. Tu n’es pas la dernière non plus.
On applaudit le Sage, l’Inspiré, et il se hâta de prononcer les formules qui consacrent les décisions du Conseil et leur donnent force de loi. Et Kab, à l’instant, se mit au travail.
Mais tandis que, sous ses ordres, ceux du Saumon édifiaient la cité lacustre, il pensait en lui-même :
– Oui, le Vieillard a bien parlé. Sa ruse et sa subtilité passent la mienne. Mais pourquoi a-t-il dit qu’un jour viendrait où mes constructions sans pareilles seraient délaissées comme les cavernes fumeuses ? Mon oeuvre est édfinitive. On ne la remplacera pas. On pourra l’imiter seulement.
Et Kab, l’architecte, chargé d’ans et d’honneurs, mourut dans l’illusion qu’il avait bâti pour l’éternité.
Cording1 sur Ce crime impuni, contre l’honneur paysan
“Le monde paysan selon Gustave Thibon est mort depuis longtemps. Les paysans sont plus entrepreneurs de…”