Dès lors que la tâche de l’école est d’accompagner un double processus vital et social, et non de conduire une action intellectuelle qui vise une tout autre fin, c’est-à-dire l’humanisation de l’homme, le « pathos de la nouveauté » que dénonçait Hannah Arendt dans l’éducation contemporaine prend la forme d’une idéologie de la rupture. Elle ne peut plus reconnaître la vérité de ce que Léo Strauss appelait, dans une lignée kantienne, l’éducation libérale : « L’éducation libérale est une éducation qui cultive ou une éducation qui a pour fin la culture. Le produit fini d’une éducation libérale est un être humain cultivé » (9).
L’idéologie nouvelle, en rompant délibérément avec l’idée de « fin », dénoue par conséquent, l’un après l’autre, les liens qui unissaient l’enfant à l’école en un même pacte pédagogique :
a. le lien avec l’élève
L’enfant n’est plus considéré comme un être à « élever » que le maître devrait hausser progressivement vers les connaissances qui l’ouvriront à son humanité. Réduit à un processus social déterminé par des procédures éducatives, il devient un « apprenant » anonyme dont le statut scolaire lui accorde des droits de type démocratique – même si, théoriquement, il demeure mineur – et lui reconnaît les pouvoirs d’un « usager ». Or, éduquer un enfant, c’est l’élever vers l’homme, ou plutôt le hausser vers la véritable idée de l’homme qu’aucun de nous n’atteint jamais : le sens obvie du mot « élève », en français, est suffisamment clair à cet égard.
Le magister, celui qui par définition en sait « plus », magis, est sommé de s’effacer devant l’enfant pour ne pas contrarier sa spontanéité dans son « lieu de vie » compris comme un espace de convivialité. Il se contente d’aider l’« apprenant » en tant qu’animateur du « groupe-classe », sans rien lui imposer, et sans nul souci des remarques de Kant : « L’être inculte est grossier, l’indiscipliné est violent. La négligence de la discipline est un mal plus grand que la négligence de la culture » (10). Il en résulte que le devoir d’éducation impose la présence d’un maître qui forme l’être encore inculte. Rousseau soulignait que le maître ne doit pas proposer à l’élève ce qui est pour lui faisable, argument paresseux qui revient à faire ce que l’on a déjà fait et, par conséquent, à soumettre le droit au fait, mais de lui proposer ce qui est bon.
La connaissance n’est plus située au centre du système éducatif pour évoquer la relation de l’homme au monde. C’est désormais l’enfant qui est au « centre » de la scène pédagogique. Là, il règne sans partage, en roitelet de fortune, sans conseiller ni maître. On oublie que l’élève n’est qu’un voyageur passager, privé de bagage initial, alors que l’éducation a pour fin de transmettre un ensemble de connaissances et de principes permanents qui adapteront l’élève au monde édifié par la culture. Montaigne disait dans ses Essais ne pas peindre l’être, mais le passage. Mais on ne saurait enseigner un passager sans le support d’un être qui, lui, ne passe pas : l’école.
Pour satisfaire le besoin transactionnel de la pédagogie, on a remplacé les fins de la connaissance par des procédures centrées sur des objectifs limités. Le learning by doing de Dewey, compris comme learning by living, avait substitué le « faire » à l’« apprendre » pour mieux éviter le learning by thinking.
Les conséquences ne se sont pas fait attendre. Dans L’École, mode d’emploi, Philippe Meirieu, directeur de l’Institut National de Recherche Pédagogique en 1998, avançait que ce qui fait « l’efficacité scolaire d’un élève », c’est ce qu’il nommait « sa capacité à stabiliser des procédures dans des processus », expression que l’auteur lui-même trouvait « un peu barbare » (12). Mais l’éducation ne saurait se limiter à des pratiques procédurales ; elle exige des contenus substantiels, c’est-à-dire la visée de fins. Une fin est une idée régulatrice de la raison qui commande l’expérience au lieu de se soumettre à elle. On ne saurait la réduire à un simple objectif, entendons à une réalité limitée qui s’accomplirait en suivant la procédure correcte. Définir l’enseignement par ses objectifs et l’éducation par ses programmes est une attitude pédagogiquement et politiquement correcte, ce n’est pas pour autant une attitude pédagogiquement vraie. La correction est une qualité du comportement qui se ramène aux procédures nécessaires pour résoudre un problème donné ; la vérité n’est pas affaire de procédure, et ne dépend pas d’une adéquation des moyens à un objectif déterminé.
Il s’agit bien de former un homme, et non un individu fonctionnel défini par une série de processus pédagogiques, administratifs ou sociaux. La vérité de la pédagogie, qui tient à la fin qu’elle se propose plus qu’aux moyens qu’elle utilise, ne se réduit pas à ce qui paraît pédagogiquement correct, car la correction n’est en aucun cas la vérité. Kant a suffisamment établi que « l’homme ne peut devenir homme que par l’éducation » car « il n’est rien que ce que l’éducation fait de lui ». Or l’homme, ajoute-t-il, « ne reçoit son éducation que d’autres hommes, éduqués par les mêmes voies » (13), selon un appel vers l’extériorité qui dénonce à l’avance l’indigence du slogan moderne : « l’élève au centre du système éducatif ». Comme l’a souligné Hannah Arendt, en faisant fond sur saint Augustin, l’homme est cet initium qui a été créé pour qu’il commence une action dans le temps en faisant usage de sa volonté. Mais commencer une action, c’est en viser nécessairement le terme et assurer la continuité de la fin et du commencement, ce qui est l’achèvement même de l’éducation. « Avec l’homme créé à l’image de Dieu, est arrivé dans le monde un être qui, du fait qu’il était commencement courant vers une fin, pouvait être doté de capacités de vouloir et de non-vouloir » (14). Ces cinq ruptures envers la tradition se ramènent à la thèse absurde d’une éducation concentrée sur l’enfant, et non excentrée sur la connaissance, c’est à- dire à la thèse encore plus absurde d’un enfant qui, pour s’éduquer, devrait se recentrer sur lui-même.
Pour dissiper cette illusion pédagogiste, il faudrait entreprendre une véritable révolution copernicienne de l’éducation : ce ne sont pas les connaissances objectives qui tournent autour du sujet, mais bien le sujet qui tourne autour des connaissances objectives, lesquelles diffusent alors leurs lumières.
Bien des pédagogues contemporains se réclament, pour justifier ce prétendu centrage de l’élève sur lui-même, de Rousseau et de Comenius. Mais ils dissimulent soigneusement, chez le premier auteur, l’autorité du maître, incarnée, dans son extériorité absolue, par le pédagogue d’Émile. Certes, la première éducation pour Jean-Jacques doit être purement négative en empêchant le vice et l’erreur de pénétrer dans le coeur et l’esprit de l’enfant. Certes, encore, le maître doit permettre au germe du caractère de l’élève de se montrer en pleine liberté en laissant mûrir l’enfance dans l’enfant. Mais devra-t-il laisser aller le mûrissement jusqu’au pourrissement sans jamais lui apporter les soins que l’enfant est incapable d’acquérir seul ?Les principes éducatifs comme les expériences que son précepteur impose à Émile ne proviennent à aucun moment de l’élève lui-même : ils viennent « de la nature, ou des hommes, ou des choses », c’est-à-dire de « trois sortes de maîtres » (15) étrangers à l’enfant au moment même où il entre en pédagogie. Il en va de l’éducation comme de la vérité. Celle-ci, comme le montre le dialogue entre Socrate et Théétète, ne provient pas du jeune homme ou du maïeuticien qui réussit à l’en délivrer. Le dieu seul en est l’auteur, selon
Platon, et ce dieu, seul le savoir peut nous orienter vers lui à travers le lent cheminement de la dialectique (16).
Éduquer n’est donc pas une fonction sociale, mais bien un devoir sacré qui permet à chaque homme d’accéder par ses efforts à la conjonction de l’humanité, du monde et de Dieu. Il en résulte que l’éducation universelle du penseur tchèque, la Pampedia, était la réalisation des fins dernières qui permet d’élever tous les hommes à l’humanité. Rien ici qui évoque, si peu que ce soit, les libres dispositions d’un sujet dispensé, dans son idiosyncrasie native, de l’ouverture sur l’extériorité naturelle de toute éducation. Pour Comenius, l’enfant à l’origine n’était « rien », sinon « une matière informe et brute » (17) qui devra être conduite par le maître vers l’humanité. Tous les hommes avancent ainsi, sous la conduite des autres hommes, pas à pas, gravissant « marche après marche » l’escalier qui permet d’approcher sans jamais pourtant atteindre « l’étape suprême » : l’accession à l’éternité !
À défaut d’une éternité que la pédagogie moderne a évacuée au profit d’un présent immédiat, l’éducation a pour tâche de permettre à l’homme de s’adapter à la permanence du monde, comme le soulignait Hannah Arendt, et non à la fugacité des élèves ou aux aléas des modes. Elle lui permet ainsi, en sollicitant son esprit critique, de conquérir et d’augmenter son humanité dans la maîtrise des savoirs et des œuvres. Telle est bien, en son sens premier, l’autorité de l’acte éducatifqui a été contestée et mise à mal par des méthodes pédagogiques hors de tout bon sens. L’« auteur », auctor, est étymologiquement celui qui « augmente », qui « pousse à agir » et qui « garantit de son autorité », augere, ceux qui lui sont confiés, lecteurs ou auditeurs.
La suppression de l’autorité magistrale dans une école réduite à un « lieu de vie » au profit de la libre expression, de la spontanéité créatrice ou de la culture prétendue des élèves, les prive en réalité de l’accroissement de leur savoir et de l’approfondissement de leur humanité. L’auctoritas du maître est la garantie initiale qui accroît la confiance et permet à celui qui s’y confie de développer son assurance au cours de sa formation.
NOTES
9 : L. Strauss, le Libéralisme antique et moderne, op. cit., p. 13.
10 : E. Kant, Propos de pédagogie, OEuvres philosophiques, tome III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1986, p. 1151.
11 : J. J. Rousseau, Émile, livre II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, 1969, p. 302
12 : Ph. Meirieu, L’École, mode d’emploi, Paris, ESF, 1990, p. 24. Souligné par l’auteur.
13 : E. Kant, Propos de pédagogie, op. cit, p. 1151.
14 : H. Arendt, la Crise de la culture, op. cit., p. 131.
15 : J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, livre I, OEuvres complètes, tome IV, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 247.
16 : Platon, Théétète, 150 c-e.
17 : Comenius, Didactica Magna, la Grande Didactique ou l’Art universel de tout enseigner à tous, Paris, Klincksieck, 1992, p. 47.
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