(Comme tous les textes publiés dans cette Catégorie, celui-ci, aussitôt paru, est incorporé à notre Album Maîtres et témoins…(II) : Jacques Bainville. )
« Qu’est-ce que la célébrité ? Voici le malheureux ouvrage à qui je dois la mienne. » Je ne vous donnerai pas en plus de trois ou quatre le nom de l’auteur de ces lignes et vous avez déjà reconnu cet accent de désanchantement et d’orgueil. C’est l’homme que le gouvernement de la République fêtera bientôt au Panthéon qui inscrivait ces mots en tête d’une réédition de son premier ouvrage, ce célèbre et absurde « discours » où il niait la civilisation et l’art dans le pays et le temps même où l’art et la civilisation étaient parvenus au degré d’achèvement le plus haut. On imagine assez bien une sorte de dialogue, pareil à ceux où Rousseau se faisait le juge de Jean-Jacques et dans lequel l’auteur du Contrat social examinerait la séance de la Chambre où il a été question de lui, et où il répéterait, l’appliquant à toute son oeuvre, ses paroles d’une amertume et d’un amour-propre incurables : « Voici le malheureux ouvrage à qui je dois ma célébrité. »
Nous connaissons assez Rousseau pour savoir qu’il serait déjà fâché avec M. Viviani et avec M. Guist’hau, qu’il leur reprocherait toute espèce d’horreurs et de diffamation et qu’il les haïrait pour l’avoir défendu.
D’un certain point de vue, celui de l’auteur, il n’aurait peut-être pas tout à fait tort, car enfin il est bien certain que ce ne sont pas ses partisans qui le lisent le plus. Et, par exemple, le grand écrivain, le grand artiste qui a apporté à la tribune, dans un magnifique langage, les raisons qu’il avait de ne pas s’associer à une fête en l’honneur de Rousseau (Maurice Barrès, ndlr) est, m’a-t-on dit, le lecteur enthousiaste et jamais las des Rêveries du promeneur solitaire.
Connaissez-vous cette suite douloureuse des Confessions ? C’est le lamento du maudit et cela commence sur cette plainte d’autant plus déchirante qu’elle est plus mal fondée : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. Ils ont cherché dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous les liens qui m’attachaient à eux. » Est-ce Job ou Rousseau qui gémit ? Mais toutes les Rêveries du promeneur solitaire ont ce goût de cendre.
Oui, sans l’ombre d’un doute, Maurice Barrès est sinon le seul, à la Chambre, du moins à peu près le dernier qui lit encore Jean-Jacques et personne, en tout cas, n’y sait comme lui en quoi consiste la mélodie de « l’extravagant musicien ». Les professionnels du parlementarisme sont trop occupés par leurs électeurs pour garder le temps de la méditation et de la lecture. Cela se sent d’ailleurs très bien à leurs discours, et à leurs articles pour ceux qui se mêlent d’écrire.
C’est même pourquoi ils aiment si passionément les petites représentations du Palais-Bourbon où des académiciens prennent la parole et où il est question de philosophie, de littérature ou plus souvent de théologie. Le fait de participer, rien que par leur présence sur les bancs, à ces jeux désintéressés et supérieurs, les flatte au bon endroit, celui où tout de même ils sentent quelque chose comme une lacune. Le président Brisson, qui connaissait bien le faible et le fort de ses amis, facilitait toujours le tour de parole aux lettrés de la droite. Il devait, à part lui, appeler çà : relever le niveau.
Je me garderai bien d’ailleurs de faire tout particulièrement un crime aux quelques quatre cents et quelques députés qui ont voté les crédits de la fête, de ne jamais lire et, peut-être, de n’avoir jamais lu une ligne de Jean-Jacques. La plupart de nos contemporains sont dans le même cas.
J’avais une grand’mère – et cela remonte à des temps déjà lointains – qui avait toujours la Nouvelle Héloïse à portée de la main et qui ne passait pas de journée sans relire quelque lettre de Julie, de Saint-Preux ou de milord Edouard. C’était une « femme sensible » et elle serait bien étonnée si elle entendait et si elle voyait ce qui se passe de notre temps. Célébrer Jean-Jacques au moment où personne ne le lit plus lui paraîtrait certainement une gageure assez forte.
Car c’est un fait qu’on ne le lit plus. Rousseau, vivant dans la polémique, imposé par la religion d’état de la République, est aussi absent que possible des conversations et de la littérature. Ainsi, les danseurs russes ne l’ont pas mis en ballet : faut-il qu’il soit oublié ! Cependant, pour Nijinski, le début si passionné, si fiévreux et si charmant de Julie serait bien un prétexte à pantomime aussi fécond que l’Après-midi d’un faune. Cette omission permet de mesurer le peu qu’il reste de Jean-Jacques Rousseau.
L’Action française, 16 juin 1912.
La tombe de Rousseau, transportée au Panthéon le 11 octobre 1794, malgré les protestations du marquis de Girardin, chez qui Rousseau fut d’abord enterré.
Il est significatil et révélateur, ce fait que les Révolutionnaires, pères fondateurs de l’idéologie de la Nouvelle religion républicaine, aient souhaité ce transfert : il veut bien dire quelque chose, « quelque part », comme on dit aujourd’hui dans le jargon….
En 1812, pour le centenaire de la naissance de Rousseau, aucune commémoration officielle n’eut lieu : Napoléon avait bien d’autres chats à fouetter, il partait attaquer la Russie, c’était pour lui le commencement de la fin…
Par contre, son bicentenaire fut célébré très officiellement en 1912, par une République encore mal assurée : cette célébration souleva d’ailleurs une tempête de protestations, comme le discours « anti-Rousseau » de Barrès à la Chambre : « profondément imbécile » (pour le Contrat social) et « demi-fou » (pour Jean-Jacques), Barrès n’y était pas allé de main morte !… Comme Jules Lemaître qui, peu auparavant, en 1907, écrivait : « (Rousseau) qui, semble-t-il, ne savait pas bien ce qu’il écrivait.. ». Sans parler bien sûr de « Charles » (Maurras) et son « misérable Rousseau »…
Et puis, en 2012, pour le tricentenaire : rien….
Richard sur Mathieu Bock-Côté : « Devant le…
“Tombé, il y a quelques années, par hasard, sur un document d’archives dans lequel Oppenheim regrettait…”