Et depuis Mars 2011 …
Et donc en Mars 2011, trente mois après l’invitation des Champs Elysées, débute dans le pays même, des violences dirigées contre le pouvoir, et en particulier ce que la presse internationale a immédiatement appelé « le clan Assad ».
Concomitantes des autres révoltes, la tentation fut grande de rapprocher ces violences des autres évènements de la Tunisie à l’Egypte, en passant par la Libye et le Yémen. Or il n’y a strictement aucune unicité de motivations entre toutes ces révoltes. Chacune a des sources spécifiques, locales, le seul dénominateur commun étant l’utilisation intensive des réseaux dits sociaux.
« …aucune unicité de motivations entre toutes ces révoltes… »
La première observation est qu’il est vain de tenter des explications avec la grille de lecture de l’intelligentsia française, évacuant l’attachement religieux de chaque communauté dans une mosaïque compliquée.
En l’espèce nous sommes devant un conflit entre des sunnites majoritaires dans le pays et les alaouites à la tête de l’Etat. Lesquels ont résisté dès le début des révoltes chez les voisins, à toute tentative d’islamisation chez eux. Les Alaouites ne se résument pas au clan Assad, contrairement à ce que le matraquage médiatique en Occident tente d’accréditer. L’éventuel départ d’Al-Assad et de sa famille ne changerait rigoureusement rien à la guerre civile qui perdure en réalité en Syrie depuis les années 1980. Un exemple : un commando de Frères musulmans s’est introduit dans l’école des cadets de l’armée de terre d’Alep, a soigneusement fait le tri des élèves officiers sunnites et des alaouites et a massacré 80 cadets alaouites au couteau et au fusil d’assaut en application de la fatwa d’Ibn Taymiyya. Les Frères l’ont payé cher en 1982 à Hama – fief de la confrérie – que l’oncle de l’actuel président a méthodiquement rasée en y faisant entre 10 et 20000 morts. Féroce répression que Mitterrand refusa de condamner estimant que les Frères musulmans étaient plus à craindre que la brutalité des Assad. Mais les violences intercommunautaires n’ont jamais cessé depuis même si le régime a tout fait pour les dissimuler.
Qui sont ces deux millions d’Alaouites, encore plus résolus à se battre que les Assad eux-mêmes ?
Issus au Xème siècle, aux frontières de l’empire arabe et de l’empire byzantin d’une lointaine scission du chiisme, ils pratiquent une sorte de syncrétisme mystique compliqué entre des éléments du chiisme, des éléments de panthéisme hellénistique, de mazdéisme persan et de christianisme byzantin. Ils se désignent eux mêmes sous le nom d’Alaouites – c’est à dire de partisans de Ali, le gendre du prophète – quand ils veulent qu’on les prenne pour des Musulmans et sous le nom de Nosaïris – du nom de Ibn Nosaïr, le mystique chiite qui a fondé leur courant – quand ils veulent se distinguer des Musulmans. Et – de fait – ils sont très éloignés de l’Islam des sunnites qui les considèrent comme les pires des apostats. Cela leur a valu au XIVème siècle une fatwa du jurisconsulte salafiste Ibn Taymiyya, l’ancêtre du wahhabisme actuel, prescrivant leur persécution systématique et leur génocide. Bien que Ibn Taymiyyah soit considéré comme un exégète non autorisé, sa fatwa n’a jamais été remise en cause et est toujours d’actualité, notamment chez les salafistes, les wahhabites et les Frères Musulmans. Pourchassés et persécutés, les Alaouites ont dû se réfugier dans les montagnes côtières arides entre le Liban et l’actuelle Turquie tout en donnant à leurs croyances un côté hermétique et ésotérique, s’autorisant la dissimulation et le mensonge pour échapper à leur tortionnaires. Dans les années 1970, Hafez el-Assad, issu d’une des plus modestes familles de la communauté alaouite, devenu chef de l’armée de l’air puis ministre de la défense, s’est emparé du pouvoir par la force pour assurer la revanche et la protection de la minorité à laquelle sa famille appartient et des minorités alliées – chrétiens et druzes – qui l’ont assisté dans sa marche au pouvoir. Il s’est ensuite employé méthodiquement à assurer à ces minorités – et en particulier à la sienne – le contrôle de tous les leviers politiques, économiques et sociaux du pays selon des moyens et méthodes autoritaires.
Face à la montée du fondamentalisme qui progresse à la faveur de tous les bouleversements actuels du monde arabe, les Alaouites ont été rejoints dans leur résistance par les autres minorités religieuses de Syrie, Druzes, Chi’ites, Ismaéliens et surtout par les Chrétiens de toutes obédiences instruits du sort de leurs frères d’Irak et des Coptes d’Égypte.
Peu habitué à faire de la communication, le régime s’est rapidement laissé déborder. Même sans une observation très précise, personne n’aura manqué de constater que toutes les informations concernant la situation proviennent d’un « Observatoire syrien des droits de l’homme » (OSDH) ou plus laconiquement « ONG », ce qui revient au même, l’ONG en question étant toujours l’Observatoire syrien des droits de l’homme.
Une dénomination qui sonne bien aux oreilles occidentales dont il est devenu la source d’information unique. Emanation de l’Association des Frères Musulmans et il est dirigé par des militants islamistes dont certains ont été autrefois condamnés pour activisme violent, en particulier son fondateur et premier Président, Monsieur Ryadh el-Maleh. L’Osdh s’est installé à la fin des années 80 à Londres sous la houlette bienveillante des services anglo-saxons et fonctionne en quasi-totalité sur fonds séoudiens et maintenant qataris.
Autre favori des médias et des politiques occidentaux, un Conseil National Syrien, créé en 2011 à Istanbul sur le modèle du CNT libyen et à l’initiative non de l’État turc mais du parti islamiste AKP. Censé fédérer toutes les forces d’opposition au régime, le CNS a rapidement annoncé la couleur. Au sens propre du terme…. Le drapeau national syrien est composé de trois bandes horizontales. L’une de couleur noire qui était la couleur de la dynastie des abbassides qui a régné sur le monde arabe du 9è au 13è siècle. L’autre de couleur blanche pour rappeler la dynastie des Omeyyades qui a régné au 7è et 8è siècle. Enfin, la troisième de couleur rouge censée représenter les aspirations socialisantes du régime. Dès sa création, le CNS a remplacé la bande rouge par la bande verte de l’islamisme comme on peut le constater lors des manifestations contre le régime.
Drapeau syrien (ci-dessus) et drpeau du CNS (ci-dessous)
Néanmoins la place prédominante faite aux Frères Musulmans au sein du CNS par l’AKP turc et le Département d’État américain a fini par exaspérer à peu près tout le monde et a fortement inquiété Israël. La Syrie n’est pas la Libye et les minorités qui représentent un bon quart de la population entendent avoir leur mot à dire, même au sein de l’opposition. Lors d’une visite d’une délégation d’opposants kurdes syriens à Washington en avril dernier, les choses se sont très mal passées. Les Kurdes sont musulmans sunnites mais pas Arabes. Et en tant que non-arabes, ils sont voués à un statut d’infériorité par les Frères. Venus se plaindre auprès du Département d’État de leur marginalisation au sein du CNS, ils se sont entendus répondre qu’ils devaient se soumettre à l’autorité des Frères ou se débrouiller seuls. Rentrés à Istanbul très fâchés, ils se sont joints à d’autres opposants minoritaires pour démettre le Président du CNS, Bourhan Ghalioun totalement inféodé aux Frères, et le remplacer par un Kurde, Abdelbassett Saïda qui fera ce qu’il pourra – c’est à dire pas grand chose – pour ne perdre ni l’hospitalité des islamistes turcs, ni l’appui politique des néo-conservateurs Américains, ni, surtout, l’appui financier des Saoudiens et des Qataris.
Tout cela est surtout révélateur de l’orientation que les États islamistes appuyés par les néo-conservateurs américains entendent donner aux mouvements de contestation dans le monde arabe.
Ce ne sont évidemment pas ces constatations qui vont rassurer les minorités de Syrie et les inciter à la conciliation ou à la retenue. Les minorités de Syrie – en particulier, les Alaouites qui sont en possession des appareils de contrainte de l’État – sont des minorités inquiètes pour leur survie qu’elles défendront par la violence. Faire sortir le Président syrien du jeu peut à la rigueur avoir une portée symbolique mais ne changera rien au problème. Ce n’est pas lui qui est visé, ce n’est pas lui qui est en cause, c’est l’ensemble de sa communauté. Et il faut être particulièrement aveugle pour ne pas voir que la politique de déstabilisation conduite par Washington vise l’Iran dont les Alaouites sont religieusement si proches.
Puisque l’Arabie et le Qatar – deux monarchies théocratiques se réclamant du wahhabisme – sont théoriquement nos amies et nos alliées, nous aurions pu leur demander d’annuler la fatwa d’Ibn Taymiyyah… Il n’en a rien été. À ces minorités syriennes menacées, l’Occident, France en tête, n’a opposé que la condamnation sans appel et l’anathème parfois hystérique tout en provoquant partout – politiquement et parfois militairement – l’accession des intégristes islamistes au pouvoir et la suprématie des États théocratiques soutenant le salafisme politique. Il n’est objectivement plus possible de parler de la politique arabe de la France.
Débarrassés des ténors du nationalisme arabe, de Saddam Hussein, de Ben Ali, de Moubarak, de Kadhafi, à l’abri des critiques de l’Irak, de l’Algérie et de la Syrie englués dans leurs conflits internes, les théocraties pétrolières n’ont eu aucun mal à prendre avec leurs pétrodollars le contrôle de la Ligue Arabe et d’en faire un instrument de pression sur la communauté internationale et l’ONU en faveur des mouvements politiques fondamentalistes qui confortent leur légitimité.
Etrange apparaît en revanche l’empressement des Occidentaux à favoriser partout les entreprises intégristes encore moins démocratiques que les dictatures auxquelles elles se substituent et à vouer aux gémonies ceux qui leur résistent.
Champsaur (à suivre…)
Remarquable analyse. Bravo !
L’une de mes soeurs a épousé un chrétien libanais, et vit depuis à Beyrouth; je suis allé passer un mois de septembre avec eux et leurs quatre enfants : ils m’ont emmené partout, au Liban (pays fort petit, il est vrai…) et aussi un peu en Syrie, à Damas entre autres… Je retrouve tout ce qu’ils m’ont dit dans tout ce que vous dites…