Le Chemin de Paradis
Nous sommes dans la Maison du Chemin de Paradis. Elle tire son nom du recueil de neuf contes qu’a publié Maurras en 1895 après cinq ans de rédaction, et qui ouvre le tome I des Œuvres capitales. Le jeune écrivain, dont c’est le premier livre important, n’a alors que 27 ans. L’ouvrage s’attirera les louanges d’Anatole France et de Marcel Proust. Il s’inscrit dans la vogue de l’hellénisme fin de siècle, mais le dépasse pour proposer, à partir de ce que Stéphane Giocanti appelle une « poétique méditerranéenne », une réflexion sensuelle et païenne sur l’homme et sur le monde. Maurras joue ici de toute une mythologie tissée de réminiscences antiques pour mettre en scène sa philosophie en terre grecque, romaine et provençale.
Aquarelle de Gernez pour la Préface de l’Edition de luxe du Chemin de Paradis
Dans une lettre datée du 10 décembre 1892, il mentionne effectivement la préparation d’« un livre de mythes » qui aurait pour titre La Douce Mort. Le titre changera bientôt en Le Chemin de Paradis. Mais l’énigme de la mort reste présente dans ces contes dont certains sont clairement inspirés par Edgar Poe. L’influence de l’écrivain américain ne doit pas être négligée chez Maurras comme d’ailleurs chez son disciple Pierre Boutang. Dans une note sur l’un des neuf contes, « Les serviteurs », l’auteur fait une allusion directe au conte de Poe, le « Colloque entre Monos et Una » et en cite un passage essentiel. Il s’agit d’un dialogue des morts puisque Monos et Una, qui étaient deux amants dans leur vie antérieure, se parlent dans l’au-delà. Monos confie à Una, qui vient de le rejoindre aux portes du Paradis, ce qu’il pense de la condition humaine et du monde moderne. « En dépit de la voix haute et salutaire des lois de gradation qui pénètrent si vivement toutes choses sur la terre et dans le ciel, des efforts insensés furent faits pour établir une démocratie universelle ».
On voit que la critique maurassienne de la démocratie commence dans un conte et s’appuie sur le conte de Poe qui a la forme d’un mythe gréco-latin. Monos est un terme grec qui évoque la solitude de l’homme, Una un mot latin qui dit l’unité de l’humanité identifiée ici à une femme. Maurras, à la suite de Poe qui était lui-même, bien qu’américain, fasciné par le classicisme gréco-latin, conjoint ici son inspiration méditerranéenne avec sa vision métaphysique de la mort et sa conception politique de la vie. Il reprendra à plusieurs reprises cette citation de Poe, qui justifie la hiérarchie cosmique, dans son ouvrage Trois idées politiques. Poe, à son tour, l’avait trouvée chez Shakespeare dans la tragédie Troïlus et Cressida qui remonte à la guerre de Troie. C’est Ulysse, un autre héros mythique de Maurras, qui s’adresse ici aux Grecs :
« Les cieux mêmes, les planètes et ce centre où nous sommes
Observent avec le rang, la place, et le degré,
Position, direction, saison, mesure et forme,
Coutumes et fonctions, en tout ordre donné » (I, 3, v. 85-88).
Le monde nous oriente ainsi vers une hiérarchie des êtres que les hommes devraient suivre, selon l’Ulysse de Shakespeare et selon le Monos de Poe. Il va de soi que cette inspiration mythique et cosmique convient admirablement aux idées de Maurras. Sa critique de la démocratie, qui met en péril l’ordre du monde, est en même temps liée à sa fascination pour la mort. Le Chemin de Paradis devait s’appeler La Douce Mort : comment en effet s’engager sur ce chemin de salut sans passer par les portes de la Mort ? Un autre conte du même recueil porte comme titre « La Bonne Mort ». Il met en scène un adolescent déchiré entre un goût effréné de jouir et un violent appétit de paix religieuse. Pour se garder d’une mort soudaine qui le condamnerait à l’enfer, Octave se couvre d’un scapulaire de Notre Dame du Carmel. Mais il choisira le suicide pour conquérir le Paradis, joignant ainsi, écrit Maurras, « la terre au ciel ». Son chemin aura été mortel, mais il sera libéré et il gagnera le Paradis guidé par la Vierge Marie.
C’est sans doute aussi le chemin de Maurras fasciné par une mort qui serait le chemin pour conduire au Paradis. Un suicide analogue est celui d’Eucher de l’île, le pécheur de Martigues, ou de Mastramèle pour lui rendre son nom romain. Il a remonté de la mer le corps d’un jeune homme d’une merveilleuse beauté. Le mort va lui parler, toujours comme dans le « Colloque de Monos et Una », et lui conter comment il s’est tué pour échapper aux ravages du temps. Eucher le pécheur, après s’être identifié au mort, se laissera donc glisser dans l’eau, comme Mireille dans le poème de Mistral, pour en finir avec une vie qui doit le mener vers l’au-delà.
L’inspiration de ces contes philosophiques est doublement tissée d’amour et de mort. On reconnaît de nouveau l’influence d’Edgar Poe qui, dans son sonnet Al Aaraaf, écrivait :
« Je n’ai pu aimer que là où la Mort
Mêlait son souffle à celui de la Beauté. »
Cette inspiration est plus platonicienne que chrétienne et rappelle l’enseignement du Banquet, un dialogue qui fascinait Maurras, et dont il place un extrait en épigraphe de « La Reine des Nuits ». C’est un hymne amoureux à la Lune, Phœbe la Brillante, qui se métamorphose dans les trois femmes que le narrateur a aimées, Hélène, Sylvia et Lucie. Toutes les trois se confondent dans le « miroir magique » de la Lune en « l’essence féminine » ou « l’essence de la beauté » à laquelle le narrateur n’abordera qu’en un rêve. L’élan amoureux vers l’idée de Beauté passe nécessairement par l’épreuve de la mort, la vie ne pouvant satisfaire cette exigence platonicienne d’absolu. Le conte « Les Deux Testaments de Simplice » reprend le modèle du dialogue posthume. Simplice, un gentilhomme provençal, est assassiné par ses deux maîtresses qui vont ensuite se tuer mutuellement. Il a écrit une dernière lettre, la « Lettre d’un ami de la mort », dans laquelle il expose sa conception de l’existence. Il pressent que la vie est « un mouvement qui nous emporte et nous fait toucher un grand nombre de réalités inégales, rudes, pressées, aiguës qui nous froissent et nous déchirent ». Telle est sa « cruelle essence »
Simplice va alors rechercher ce qu’il nomme en reprenant les termes d’Ulysse dans la pièce de Shakespeare, « cadence » et « symétrie », « nombre » et « mesure », un « système d’accords », bref, une harmonie du monde que la vie ne peut jamais offrir. Il ne découvrira ce qu’il nomme la « volupté » que dans le visage de la mort, qui éveille en lui comme une idée de Paradis. Le mot « paradis « n’est ici utilisé qu’une fois, alors que le terme de « volupté » revient à onze reprises dans le conte. Cette volupté insondable et parfaite, Simplice l’a trouvée une première fois dans le visage d’une jeune morte qu’il a vue, enfant, dans son cercueil. On retrouve de nouveau l’inspiration d’Edgar Poe, dans son conte « Ligeia » par exemple, qui conduit le personnage de Maurras à parler du « repos tant convoité de la mort » et de « la belle mort qui me rendra la paix réelle avec l’idéale unité ». Simplice dira encore : « Je n’eus d’attachement véritable qu’aux lieux où l’on songe en paix à la mort ». Ce lien entre l’amour et la mort se retrouvera chez Guillaume Apollinaire dans son poème La Maison des morts :
« Car y-a-t-il rien qui vous élève
Comme d’avoir aimé un mort ou une morte
On devient si pur qu’on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
À se confondre avec le souvenir ».
Apollinaire est ici manifestement influencé par Maurras qu’il cite d’ailleurs avec faveur dans son texte « La Poésie » (La Vie anecdotique).
Le Chemin de Paradis est ainsi cet étrange chemin qui avance entre les deux versants de l’amour et de la mort pour tenter d’accéder au paradis. Maurras disait de ce livre matriciel, dans sa dédicace à son ami Frédéric Amouretti, qu’il était « un traité presque complet de la conduite de la vie ». Et cette conduite de la vie passe par un cheminement ordonné en neuf contes selon une triple symbolique. Je ne sais si Maurras a pensé aux Énnéades de Platon, ordonnées en neuf parties ou aux neuvaines de la religion catholique. Pour le christianisme, une neuvaine est une dévotion publique ou privée qui dure neuf jours. St Jérôme disait que « le chiffre neuf marque la souffrance et le chagrin dans l’Écriture sainte ». On ne le trouve pas chez les Juifs, mais chez les Grecs et les Romains qui observaient un deuil de neuf jours. C’est sans doute pour suivre cet ordre symbolique que Porphyre, le disciple de Plotin, organisa les leçons de son maître en Ennéades.
Or, Le Chemin de Paradis, s’il ne suit pas la neuvaine catholique tout en conservant le thème de la souffrance lié à l’amour et à la mort, est distribué en neuf contes ordonnés en trois domaines qui sont comme les trois stades de l’existence : Religions, Voluptés et Harmonies. À la fin de sa préface au recueil des contes, Maurras donne la clé de son ouvrage : « Neuf fois, dans ces récits égalant le nombre des Muses, […] j’ai osé évoquer en présence de mille erreurs les types achevés de la Raison, de la Beauté et de la Mort, triple et unique fin du monde ». Il faudrait aussi mentionner les « neuf cieux » qui éclairent le rêve du narrateur de « La Reine des Nuits » Il faut comprendre cet ouvrage comme neuf étapes sur un chemin de vie qui, par-delà la mort, serait un chemin de paradis.
Aux trois contes des Religions correspondent le type achevé de la Raison ; aux trois contes des Voluptés, le type achevé de la Beauté ; et aux trois derniers contes des Harmonies, le type achevé de la Mort. La Raison, et Maurras songe ici à la raison grecque dans cet ouvrage au goût païen et non chrétien, est la mesure cosmique exigée par les Religions. La Beauté, et Maurras pense ici à la beauté grecque qu’il cisèle dans son conte sur Phidias, est la mesure amoureuse des Voluptés. Quant à la Mort, et Maurras parle ici de la mort grecque chantée par les poètes qui conduit vers l’au-delà, est la mesure divine des Harmonies.
Tout l’ouvrage est donc conduit, avec la métaphore du « chemin », de la vie présente vers le Paradis futur à travers l’épreuve inéluctable de la mort. Le conte le plus remarquable, à cet égard, est celui des « Serviteurs ». Il se passe chez les Morts, comme dans le voyage d’Ulysse aux Enfers au cœur de l’Odyssée. Le narrateur, Criton (un coup d’œil au Criton de Platon qui visitait Socrate dans sa prison avant sa mort) se retrouve aux Champs-Élysées après son décès. Son ancien serviteur, Androclès, déplore que son maître soit mort comme lui et qu’il ne puisse plus régner sur ses esclaves. Et Maurras de justifier l’ordre inégalitaire de la vie grecque par un éloge de la hiérarchie qui structure une véritable communauté au lieu de la dissoudre dans un individualisme mortel.
C’est ce que montre le conte « le Miracle des Muses », dans lequel on voit Phidias terminer la statue en or et en ivoire de Zeus à Olympie. Ulcéré d’avoir été peu rétribué par les prêtres du temple alors que la statue attire les visiteurs de toute la Grèce, il ouvre une école de sculpture où l’on blasphème les dieux, et il refuse l’aide des Muses alors qu’il sculpte leur bas-relief. Égoïste et vaniteux, il déclare qu’il mourrait plutôt que de devoir son art aux Muses et non à lui-même. Les Muses s’enfuient alors d’Olympie, et la statue de Zeus perd aussitôt son éclat, son front devient « terne et muet », tandis que toutes les statues de Phidias sombrent dans la décrépitude. Le sculpteur suit sa promesse et se donne une mort qui sera le sommet et le terme de son impiété.
Que signifie cette mort qui frappe les personnages du Chemin de Paradis au moment même où ils sont au sommet de leur vie, de leur amour ou de leur art ? Maurras pose pour principe qu’il y a un point extrême de l’existence humaine. Lorsqu’il est atteint, seule la mort peut en garantir la pérennité. On le voit dans le conte « Le Jour des Grâces ». Le vieil Euphorion, élève de Pythagore et d’Empédocle, un homme sage donc, tue son esclave Syron. Celui-ci revient de Sybaris, capitale de toutes les voluptés, et lui raconte l’anéantissement de la ville par les dieux qui ont puni sa démesure. L’esclave lui-même a joui de ces voluptés, mais a miraculeusement échappé à la mort. Le sage alors le transperce d’un stylet parce qu’il n’a pas respecté l’équilibre de la nature. Et Euphorion de se dire en lui-même : « Rien d’entier ne demeure au monde, et la perfection entraîne la mort. Dès que l’homme confine à Dieu, il est juste qu’il n’ait plus que faire de vivre ». Mais une telle sentence s’applique aussi à celui qui l’a prononcée. Le sage, à son tour, se donnera la mort parce qu’il est arrivé, en tuant son esclave, « au plus haut point de la sagesse ».
Tout Le Chemin de Paradis est ainsi conduit par une esthétique de l’amour et de la mort qui exalte, et punit à la fois, la démesure, l’hubris, tout en évoquant, en contrepoint, l’idéal classique d’ordre et de mesure. Il se retrouve dans la tension constante entre les Religions et les Voluptés que le stade supérieur des Harmonies ne parvient pas, du moins en cette vie, à accorder. C’est ce que laisse entendre « La consolation de Trophime » qui appartient aux trois contes du cycle des Voluptés. L’action se passe en Arles. Une belle courtisane nommée Myrto, en hommage à la jeune Tarentine morte sous « la vague marine », veut mourir après avoir épuisé toutes les ressources du plaisir. L’évêque Trophime, étranger à la ville d’Arles, accourt pour essayer de l’amener à Dieu. Son nom grec signifie « le nourricier ». Mais Myrto ne se rend pas à l’enseignement de l’évêque qui veut la convaincre que « ce qui doit mourir » ne peut « persister dans sa forme heureuse ». En face de lui, le philosophe Philétas défend Myrto en s’appuyant sur la dialectique platonicienne de l’amour. « Elle est montée au plus haut point » de l’existence, et les arguments de Trophime ne la feront pas redescendre. Le philosophe arlésien défend ici l’« ascension dialectique » de l’âme de la courtisane au détriment de la conversion chrétienne que le prêtre lui promet. Myrto se laisse donc mourir, et la foule arlésienne, furieuse, mettra à mort le prêtre qui a échoué à la sauver.
Maurras laisse à son lecteur le soin de comprendre qu’il est d’autres chemins de paradis que les chemins offerts par la religion. Ne peuvent y accéder que ceux qui ont accédé à un point extrême de perfection, serait-ce dans les voluptés, au-delà duquel l’homme n’attend plus que la mort. C’est la leçon du dernier des neuf contes du Chemin de Paradis : « Discours à la louange de la double vertu de la mer ». Sous une épigraphe de Frédéric Mistral, extraite de Mireille lors de la mort de la jeune provençale : « La mer, belle plaine agitée, est l’avenue du Paradis »[1], Maurras rappelle que c’est un « chemin étroit » qui conduit les hommes à leur terme, tout en leur signifiant à quel point ils seront toujours « inégaux à [leurs] espérances ».
Jean-François Mattéi
La Maison du Chemin de Paradis,
Samedi 1er septembre 2012
Bonjour à tous. Merci de nous offrir par écrit la conférence de Monsieur Mattéi Je suis personnellement contente de la lire pour mieux l’enregistrer en moi. Et je ne suis plus distraite par le vent , le froid ou les mouvements alentour Mon esprit va pouvoir l’assimiler, car cette conférence est pleine de richesse.
Pourrez- vous nous offrir également les deux autres conférences que j’ai beaucoup aimé entendre et que j’aurais plaisir à lire s’il se peut Merci, amicalement
Madame Dujol Marie-Louise
(A Madame Dujol) Hélas, non, car les autres intervenants ont improvisé, à partir de courtes notes. Jean-François Mattéi, lui, nous a confié que, très pénétré de la profondeur et de la beauté du sujet, il s’était comme enfermé pendant presque une semaine pour rédiger intégralement son intervention, alors que, d’ordinaire, il improvise lui aussi, librement, à partir de quelques notes…
Il ne vous reste qu’une solution, si vous tenez absolument à disposer du texte écrit des autres allocutions : retranscrire ce que vous entendez sur la vidéo…
Ce fut un moment d’intense bonheur, ces instants quelque fois offerts, ou qu’il faut savoir saisir, qui nous projettent hors du temps.
Merci à lafautearousseau de nous permettre d’archiver ce merveilleux travail.
Merci pour ce voyage poëtique avec ces belles aquarelles aux fraiches couleurs.