(Comme tous les textes publiés dans cette catégorie, celui-ci, aussitôt paru, est incorporé à notre album Maîtres et témoins…(II) : Jacques Bainville. – 128 photos)
Comme l’a montré l’excellente et savante étude du « Britannicus » que L’Action française a reproduite hier, elle n’est pas si simple que cela, l’affaire du Canada.
Il ne suffit pas de dire que Louis XV a abandonné les Canadiens à leur sort, que Voltaire a négligemment parlé des « arpents de neige », ni même que l’opinion publique a partagé cette indifférence et ce dédain.
Il y a plus. Le ministre qui a contresigné ce traité de Paris, réputé humiliant et désastreux, était un des plus grands que nous ayons eus. Saluez : c’était Choiseul. Choiseul n’a-t-il pas su ce qu’il faisait ?
Je crois tout de même que si. Dès qu’on av au fond des choses, on s’aperçoit qu’à sa place on n’eût pas été médiocrement embarrassé par la difficulté du problème qu’il avait à résoudre.
Je m’en rapporte à un historien qui au lieu d’être, selon la formule consacrée, peu suspect, doit être fortement suspecté, au contraire, de dreyfusisme et de républicanisme aigu. C’est M. Émile Bourgeois, professeur d’histoire diplomatique, dont le zèle dreyfusard et républicain a été bizarrement récompensé par la direction de je ne sais plus quelle manufacture d’Etat (celle de Sèvres, si je ne m’abuse). M. Émile Bourgeois est l’auteur d’un célèbre Manuel historique de politique étrangère qui sert à la préparation des examens de tous nos futurs diplomates et consuls. Eh bien ! quand M. Émile Bourgeois parle de 1763, de notre politique au dix-huitième siècle, des évènements qui aboutirent à la perte du Canada, je vous assure que c’est un homme qui entrevoit que la question a des facettes multiples. S’il avait pu dire tout bonnement qu’il s’était alors passé des choses abominables, une trahison du pays, croyez bien qu’il l’eût dit avec plaisir et sans se gêner.
M. Émile Bourgeois ne dit pas cela, il s’en garde même avec un soin visible. Car un peu de science conduit aux solutions simplistes et sommaires. Beaucoup de science en détourne. Comme M. Emile Bourgeois, c’est une justice à lui rendre, connaît bien le détail de nos affaires, il n’a pas pu, décemment, s’en tenir tout à fait aux conclusions du brevet élémentaire.
En gros, Louis XV et Choiseul ont sacrifié les colonies, sans doute, mais c’était pour ne rien sacrifier en Europe. Il est bien difficile de dire ce qui serait arrivé s’ils avaient agi différemment. Par exemple, Louis XV ne consentit pas à acquérir l’alliance de la Russie moyennant le droit accordé à cette puissance de prendre une province à la Pologne. Selon M. Émile Bourgeois, c’est ce refus qui perdit tout. Mais ce refus, précisément, permet de comprendre que le roi ne voulait rien changer à l’état de l’Europe en considération de l’Asie et de l’Amérique. Le traité de Paris, en cela, ne contrariait pas ses vues : car il laissait intacte notre situation européenne.
Ce fut même au point que de nombreux Anglais estimèrent que leur pays avait été dupé par ce fameux traité de Paris, réputé si désastreux pour la France. Le célèbre publiciste Wilkes mena une ardente campagne contre le Parlement qui avait ratifié le traité. Les opposants prétendaient que l’Angleterre avait cédé l’essentiel, à savoir ses intérêts en Europe, pour l’accessoire et le précaire, c’est-à-dire de lointains empires. Le fait est, que l’Angleterre, désormais occupée aux Indes et aux Amériques ne se mêla pour ainsi dire plus (jusqu’à la Révolution) de nos affaires sur l’ancien continent.
N’était-ce pas un résultat ?
Et puis, comme la suite l’a prouvé, si regrettable que fut la perte de notre empire colonial, il y a beaucoup d’Amériques, d’Afriques et d’Asies de par le monde et il est aussi aisé de s’y tailler des domaines que de les perdre : nous en avons même plus, pour le moment, que nous n’en pouvons digérer et garder (témoin le Congo). Tandis que des Lorraines, ça ne s’échange pas, ça ne se remplace pas, ça ne se retrouve pas : il n’y en a pas deux.
Et, la Lorraine, c’est précisément Louis XV qui nous l’a donnée. Que ceux qui le blâment à cause du Canada nous en donnent donc l’équivalent.
L’Action française, 1er Août 1912.
En 1552 Henri II réunissait « les trois Evêchés », soit Metz, Toul et Verdun, prémisses, promesses et, surtout, possibilité, de « réunir », à l’avenir, la Lorraine, l’ancienne Lotharingie de… Ce qui sera fait par Louis XV, en 1766.
Entre temps, Louis XIV, « roi de l’est », « roi du Rhin » avait réuni l’Alsace.
La récupération par la France de la rive gauche du Rhin, limite naturelle des Gaules, est inachevée. Mais il est clair que la frontière du Nord-Est aurait été encore plus insatisfaisante si Louis XV n’avait réussi à combler l’énorme échancrure que représentait la partie de la Lorraine non encore réunie, de son temps, à la Couronne…
Bien qu’il soit, si l’on peut dire, parfaitement inactuel et qu’il ne soit que le reflet des lectures, d’ailleurs excellentes, du blogmestre, ce texte de Bainville m’a plu, pour deux raisons.
D’abord, il y a la langue, distinguée et pourtant familière, sa grande clarté, son aisance, la rigueur qui la sous-tend .. Bref, la langue et la pensée de Jacques Bainville. Rien de nouveau.
Mais il y a aussi – bien que je n’aie nulle envie de désobliger nos amis Français d’Algérie ou d’ailleurs, en le faisant remarquer – l’expression d’une sorte d’attitude politique très réservée à l’égard des colonies; attitude qui rejoint celle de Maurras – dont, ici-même, une note récente a donné une illustration. (Note du lundi, 8 octobre 2012 : « Un livre qui remue la cendre des souvenirs », par Pierre de Meuse, à propos du dernier ouvrage de Pierre Gourinard).
Cette fois-ci, j’ai surtout remarqué, dans le texte de Bainville, à propos de Louis XV et des territoires perdus sous son règne, à propos, aussi, de la Lorraine, gagnée pour le Royaume, le passage suivant :
« Comme la suite l’a prouvé, si regrettable que fut la perte de notre empire colonial, il y a beaucoup d’Amériques, d’Afriques et d’Asies de par le monde et il est aussi aisé de s’y tailler des domaines que de les perdre : nous en avons même plus, pour le moment, que nous n’en pouvons digérer et garder (témoin le Congo). Tandis que des Lorraines, ça ne s’échange pas, ça ne se remplace pas, ça ne se retrouve pas : il n’y en a pas deux. »
Si l’on rapproche les deux textes – je veux dire celui de Maurras, qu’il faudrait, d’ailleurs, lire en entier, et celui de Bainville – on peut considérer que les dirigeants de l’Action française d’alors avaient une lucidité, une clairvoyance, un pragmatisme et une liberté de penser dont le moins que l’on puisse dire est que leurs lointains successeurs n’étaient pas doués.
Il ne sert, sans doute, à rien de le leur reprocher. Il faut, je crois, simplement essayer de ne pas leur ressembler. Bainville et Maurras, c’est beaucoup plus sûr !
L’histoire est toujours ouverte sur d’autres possibles. Le plus important est donc d’être capable d’analyser le monde dans lequel on vit, d’essayer de discerner les formes sociales-historiques du monde qui vient, bref d’être conscient du moment historique où nous sommes.
La simple lamentation, si fréquente dans les milieux de droite, n’est pas une réaction contre la décadence. Elle fait aussi partie de la décadence.