(Comme tous les textes publiés dans cette catégorie, celui-ci, aussitôt paru, est incorporé à notre album Maîtres et témoins…(II) : Jacques Bainville. – 135 photos)
Huit millions de pauvres, six millions de chômeurs, une précarité et une fragilisation de son état matériel qui ne cesse d’augmenter pour une grande partie de la population; et, attaquées de toutes part, un affaiblissement général et constant de ces fameuses « classes moyennes », dont Bainville dit – avec raison – qu’elles sont l’un des atouts de la France, l’une de ses forces, et qu’elles concourent à sa stabilité générale (et pas seulement économique…) : l’échec patent du Système, qui saute aux yeux aujourd’hui, et dans tous les domaines, rend ces lignes écrites il y a 110 ans encore plus actuelles – hélas !… – qu’à l’époque…
Nous avançons chaque jour un peu plus vers des temps qui seront véritablement des temps de fer, où il ne sera plus permis à personne de travailler que pour gagner sa vie. L’industrie de l’homme, la longue accumulation de ses épargnes avaient formé le capital, qu’il faudrait appeler non pas l’odieux mais le divin capital, et grâce auquel il pouvait parfois se soustraire à la dure loi qui l’oblige à gagner son pain à la sueur de son front. C’est à la méditation que ne viennent pas troubler les soucis de l’existence, c’est au travail désintéressé que sont dûs la plupart des progrès et des enrichissements de l’esprit. M. Maurice Barrès disait à propos de son héros Roemerspacher, fils de braves gens de Lorraine : Bénissons l’économie et le labeur des grands-pères qui permettent au petits-fils d’étudier et de réfléchir librement. Ainsi l’Eglise, tutrice de la civilisation, fondait les instituts où ses clercs, assurés de la vie, travaillaient en paix pour les lettres et pour la science.
(Illustration : le scriptorium du Mont Saint-Michel)
Aujourd’hui la démocratie poursuivant son oeuvre barbare chasse les ordres qui étudient et qui méditent à l’abri du cloître. Les Bénédictins iront poursuivre sur le sol étranger leur grand inventaire des richesses littéraires de la France (1). Mais en même temps qu’elle dissout les Congrégations et qu’elle les spolie, la démocratie détruit lentement les aisances familiales, ruine les fortunes moyennes qui ont facilité tant d’oeuvres d’art, de réflexions, de découvertes impossibles à monnayer.
Dans la société collectiviste, vers laquelle nous marchons, une loi d’airain cent fois plus dure et plus impitoyable que celle des salaires nous obligera à n’entreprendre que les seules occupations reconnues et rétribuées. C’en sera fait de tout travail indépendant, de toute recherche peut-être vaine; c’en sera fait surtout de toute vie d’ami des arts ou de la sagesse. Il ne sera plus possible à de nouveaux Meurice de servir pieusement et pour l’honneur la gloire des Victor Hugo.
Toute occupation désintéressée sera formellement impossible. Et ce sera la fin de tout art et de toute science. Car les travaux de l’esprit sont ceux qui veulent le plus grand désintéressement.
(1) : Bainville écrit ce texte au début du XXème siècle, au moment de l’expulsion des Congrégations et de la furieuse politique anticléricale de la toute jeune IIIème République : 1880, première expulsion; 1903, seconde expulsion; 1904, suppression des Congrégations…
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