Les tontons flingueurs
Rousseau, Voltaire, Marx et Freud. Ces quatres hommes ont été présentés commes des Lumières, sinon des phares, de la pensée en Europe. Pourtant, ce sont bien eux les philosophes désignés par Yvan Blot comme les faux prophètes dans son dernier ouvrage. Leurs pensées y sont passées au crible et déconstruites en les confrontant à Pascal, Nieztsche, Kierkegaard et Heidegger.
Qu’il me soit permis d’évoquer un souvenir personnel. Ce jour-là, je travaillais avec Hassan II à son livre majeur, Le défi. Etonné par une remarque du Souverain chérifien, je lançais : « Parole de Roi ! ».
Il haussa un sourcil, surpris par ma véhémence ; puis il me dit avec douceur : « Apprenez que je ne suis pas un roi, mais de l’être qui persévère dans l’être ! »;
Posant alors mon stylo, je regardais avec gratitude Hassan II, avant d’ajouter : « Sire, je vous remercie, vous venez de m’offrir la plus juste définition de la monarchie ».
Ces précieuses minutes sont revenues à mon esprit à la lecture des Faux prophètes, le nouvel et passionnant essai d’Yvan Blot. De quoi s’agit-il ? De quatre penseurs éminents, dotés d’un immense talent, qui ont contribué à conduire notre monde là où il se trouve aujourd’hui, et j’ai nommé Karl Marx, Sigmund Freud, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau. « Prophètes de malheur, écrit Jean-François Mattéi dans sa préface, qui ont annoncé, non pas l’advenue de Dieu, mais la disparition de l’homme ».
Déjà, dans Le sophiste, Platon, le grand initié des temples égyptiens, parlait d’un « combat de géants au sujet de l’être ». L’affontrement n’est pas nouveau. Il se poursuit le long des siècles, opposant (s’il se peut) deux géants : Héraclite d’Ephèse, d’après qui le Logos découle de ce monde-ci, et saint Jean l’Evangéliste, suivant qui « Au commencement était le Logos », le Verbe divin, créateur de ce monde. à hauteur d’Histoire, Héraclite donne le branle à la grande tradition des matérialistes qui ira jusqu’à Karl Marx et au-delà, tandis que Saint Jean inaugure la longue et sublime cohorte des saints et des martyrs.
Tel est l’enjeu. Yvan Blot l’a si bien compris qu’il confronte ses « faux prophètes » à quatre penseurs tout aussi prophétiques, à savoir : Pascal face à Voltaire, Nietzsche face à Rousseau ; Kierkegaard face à Marx et Heidegger face à Freud. Il crée de la sorte une dialectique qui donne sens et relief à sa réflexion, non pas dans un souci polémique, mais dans un désir de clarté. Chaque système philosophique, en effet, a sa logique totalitaire, et le seul moyen d’en prendre la réelle mesure est de le comparer à un autre. La liberté de la pensée est à ce prix.
Avec beaucoup de finesse, Yvan Blot montre en quoi ces « faux prophètes » – René Char les appelait « les tontons flingueurs » – ont été avant tout des séducteurs. Semblables en cela à Méphistophélès devant Faust, ils ont commencé par promettre aux hommes des biens après lesquels ceux-ci ne cessaient de soupirer. Ainsi, Voltaire a promis la liberté, Rousseau le pouvoir, Marx l’argent, Freud la libération du moi par le sexe.
Sur la psychanalyse, Malraux porta un jugement terrible : « Elle a réintroduit les démons dans l’homme . Cela est si vrai que Freud, arrivant par le paquebot aux états-Unis, vit sur le quai une foule qui l’attendait et qui l’accueillait avec des vivats. Appuyé au bastingage, il dit alors à Férenczi, qui l’accompagnait : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste ! » En vérité, le mot de Malraux s’applique à chacun de ces « faux prophètes ». Tous, et en toute conscience, ils se sont dressés contre ce qu’ils croyaient être « l’ordre établi » et ils se sont ingéniés à réveiller le démoniaque – à moins que le démoniaque ne les eût guidés…
Las ! Siècle après siècle, le christianisme a édifié une civilisation destinée à éveiller les âmes, à ouvrir les coeurs, à maîtriser les corps, suivant par là l’intuition majeure qu’eut Platon sur les trois cerveaux qui nous constituent, c’est-à-dire le reptilien ou paléo-cortex qui commande aux instincts, le méso-cortex qui régit la sphère affective et le néo-cortex qui préside à la raison. Il a fallu que ces « faux prophètes » missent à terre cette belle civilisation. Au total, ils ont fini par tuer l’homme en le privant de Dieu, et ce total se chiffre par centaines de millions de cadavres.
« La peste ! » disait Freud. Nous y sommes. Avez-vous remarqué les visages sans regard de nos contemporains ? Comment pourrait-il en aller autrement ? Nous vivons désormais parmi des âmes mortes. Ce monde sue la désespérance.
Gageons que cet essai aidera à une nouvelle Renaissance. Nous en avons tellement besoin.
*Critique parue dans le n° 118 de Politique magazine (Mai 2013).
En effet, mais pour remonter d’où nous sommes la pente est raide. Comme disait je ne sais plus qui : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile. C’est le difficile qui est le chemin. »