Une date et un lieu : 17 décembre 2010, Sidi Bouzid, Tunisie. Le suicide par le feu d’un jeune diplômé au chômage se débattant dans sa misère. Et le début d’une série de soulèvements propagés de manière inattendue. L’orientaliste Antoine Sfeir y va d’un brin d’humour : « Hosni Moubarak arrive au paradis, où il rencontre Nasser et Sadate ; les deux lui demandent : « kalachnikov ? poignard ? poison ? », et Moubarak de répondre « Non, Facebook … ».
Nous l’avons déjà écrit à de nombreuses reprises, il n’y a aucune unicité de motivations dans les révoltes des peuples arabes contre des présidents prédateurs à bout de souffle. Il faut exclure le cas de la Libye, pays très riche et peu peuplé, où s’est déclenché un soulèvement tribal, Cyrénaïque contre Tripolitaine, et trois pays occidentaux intervenant sous un prétexte très fallacieux sans considération pour la suite et les prolongements en dehors des frontières, en arrachant une résolution à l’ONU, d’ailleurs largement contournée (la 1973, du 17 Mars 2011).
En relisant ce que la presse, française en particulier, a répandu selon un plagiat désormais formalisé et atterrant, on mesure aujourd’hui ce qu’est l’ « ’hiver des journalistes », selon le professeur Frédéric Pichon. Jusqu’à cet ancien des Services Spéciaux français, se présentant comme un grand spécialiste des pays arabes, dans les quelques salles de rédaction et conférences où il se fait inviter, pour promouvoir les notions, pêchées dans sa loge maçonnique, de laïcité, démocratie, et autres Lumières de Voltaire. Autant de prescriptions étrangères à l’islam, et oubliés les anciens officiers des affaires militaires musulmanes et les anciens de l’EFOM. Antoine Sfeir intitule un de ses derniers Cahiers d’Orient (N° 109), « Révolutions arabes, suite sans fin … ». Très loin du « printemps arabe », dont on se demande ce que les créateurs de la formule pouvaient bien y mettre.
L’Égypte, qui suffoquait sous un état d’urgence totalement anachronique, et dans une société civile bloquée, ne pouvait pas laisser passer l’aubaine de faire venir les caméras et les journaux occidentaux. Mais une fois dispersé (et presqu’oublié) le rassemblement, en définitive marginal, de la place Tahir, comment vit ce pays de 85 millions d’habitants, sur un espace géographique inextensible, à la démographie incontrôlée et incontrôlable, et aux ressources identifiées limitées ? En Égypte la démographie est un frein majeur au développement économique. En effet si ces 85 millions d’habitants se répartissent sur un peu plus d’1 million de km2, près de 90% d’entre eux sont concentrés le long du Nil, projetant ainsi la part de densité réelle de population à 2.000 habitants par km, l’une des plus fortes du monde. La population a été multipliée par 3,5 en 50 ans, conduisant certains économistes à comparer la démographie égyptienne à la huitième plaie de l’Égypte selon Exode 10, les sauterelles. Cette démographie galopante se traduit par un accroissement de la population de 2,03 % par an, soit autour de 1,6 millions de plus chaque année. La moitié de la population a moins de 24 ans.
Ce furent des émeutes de la misère, bien avant une volonté de prendre le pouvoir. Et certaines formulations statistiques sont très malvenues. Dire ainsi que 50 % de la population vit avec moins de 2 US$ par jour, peut masquer que l’on parle de 40 millions d’habitants, et que ce sont 10 % des plus aisés (8 millions) qui captent 30% des richesses. Soulignons aussi que le soulèvement ne prit une certaine ampleur que dans le centre du Caire, marginalement à Alexandrie, et nullement dans le reste du pays.
Béligh Nabli chercheur à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques) a établi une liste fort juste des plaies d’aujourd’hui, outre le poids démographique :
– L’accroissement des inégalités sociales
– La corruption
– La dépendance de l’économie nationale
– La dépendance alimentaire
– Un système d’éducation défaillant
– Le blocage institutionnel
– Sentiment d’une révolution confisquée
– Et au bout du chemin, le spectre d’un régime autoritaire et religieux !
Rappelons ce que furent les évènements politiques depuis l’explosion populaire de Janvier 2011, soit depuis deux ans :
* Premier référendum (mars 2011);
* Une législative (janvier 2012);
* En juin 2012 a eu lieu une élection présidentielle qui a porté au pouvoir le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi, élu avec 51,6 % des voix contre son adversaire Ahmed Chafik, ancien ministre de Moubarak. Le 22 novembre 2012, Morsi promulgue une déclaration constitutionnelle qui lui confère la possibilité de légiférer par décret et d’annuler des décisions de justice déjà en cours. En réaction, des manifestations de plusieurs milliers de personnes ont lieu dans le pays, rassemblant en particulier des militants se définissant comme des « défenseurs du principe de laïcité ». Le 9 décembre 2012, pour prendre de court les contestations, il annonce qu’il soumet le projet de constitution à référendum.
Ahmed Chafik (à gauche), battu par Mohamed Morsi (à droite)…
* Second referendum constitutionnel, Décembre 2012.
Les mieux disposés des observateurs voient une instabilité durable, les plus pessimistes une guerre civile, ce qui est plus incertain car peu dans la « tradition » du pays.
Nous reproduisons in extenso une partie d’une analyse de Bernard LUGAN, du 7 Décembre 2012 :
« S’il n’est pas question d’annoncer le résultat de la partie qui se joue sous nos yeux, il est cependant possible d’identifier les acteurs qui ont pris place autour du tapis car la vie politique égyptienne est organisée autour de quatre grandes forces :
– La première, celle qui a provoqué le départ du président Moubarak est composée de citadins, de gens qui mangent à leur faim, de « privilégiés » qui ont pu s’offrir le luxe de revendiquer la démocratie sous les gloussements de bonheur des médias internationaux.
– La seconde est celle des islamistes, dont les Frères musulmans. Pourchassée depuis des décennies cette force a commencé par s’abriter derrière les « idiots utiles » du premier groupe. Elle s’est ainsi peu à peu réintroduite sur l’échiquier politique pour finir par s’imposer.
– La troisième force est la plus discrète. C’est celle qui vit dans les banlieues défavorisés, loin de l’hôtel Hilton, quartier général des journalistes « baroudeurs » et donneurs de leçons, ou dans les misérables villages de la vallée du Nil, loin des yeux des touristes. C’est celle des fellahs besogneux, de ce petit peuple « nassérien » au patriotisme à fleur de peau qui exècre à la fois la bourgeoisie cosmopolite lorgnant du côté de Washington et les barbus qui voudraient ramener l’Égypte au Xème siècle.
– La quatrième force est l’armée dont l’encadrement est coupé en trois : un état-major composé de vieillards soldés par Washington, une fraction islamiste difficile à cerner numériquement et une majorité composée d’officiers et de sous-officiers nationalistes ayant pour modèle le colonel Nasser. »
Dans le prolongement de cette analyse didactique et pertinente, nous complèterions avec une autre photographie des communautés qui se côtoient dans une société qui s’est progressivement fragmentée pour aboutir aujourd’hui à une accumulation de profondes cassures. (à suivre).
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“Après plusieurs essais demeurés vains, je tente une dernière fois de m’inscrire à votre lettre.”