Il savait qu’une Allemagne puissante reviendrait à ses pulsions hégémoniques.
« Trop tard est un grand mot, un mot terrible de l’histoire. » Lancé au lendemain du traité de Versailles, l’apophtegme de Jacques Bainville (1879-1936) est peut-être le meilleur résumé de la relation tourmentée entre la France et l’Allemagne.
En 1920, dans ses célèbres Conséquences politiques de la paix, ce brillant sujet analyse le danger représenté par l’Allemagne nouvelle, anticipant le conflit des Sudètes et l’Anschluss.
Et dès le début des années 1930, il pressent la folie hitlérienne ou la planche savonneuse de l’alliance avec les Soviétiques.
Bainville, pourtant, n’est pas suspect de germanophobie : il est plutôt obsédé par l’Allemagne, d’abord parce que, comme tous les Français, il a baigné dans la crainte du « péril boche », ensuite parce qu’ayant vécu des années à Berlin, il est un immense connaisseur de la culture germanique.
Contrairement à certains de ses petits camarades, il est totalement hermétique à l’antisémitisme et au racisme : « La France, écrit-il, est mieux qu’une race : c’est une nation. ». Et cette nation, un peuple voisin n’a de cesse de l’envahir et, dans la foulée, de dominer l’Europe entière.
La question allemande est donc centrale pour la diplomatie française. Que l’Allemagne soit divisée en de multiples États, principats ou monarchies, et l’équilibre est assuré ; qu’elle se rassemble en une nation impériale unique, le désordre surgit. La politique de la France, qui servira, dit Bainville, l’intérêt de toute l’Europe, doit faciliter cette dispersion : « La vraie politique de la France consistait à favoriser les mouvements de sécession qui se produisaient naturellement à l’intérieur…, à intervenir par tous les moyens, y compris ceux de la force, lorsqu’un des États de l’Allemagne faisait mine de vouloir soumettre et rassembler les autres. »
Aussi lucide ait-il été, Bainville peut-il éclairer notre monde, si différent du sien ?
L’Allemagne est aujourd’hui pacifique, Dieu merci. On n’en assiste pas moins, depuis la chute du Mur, à la réactivation du tropisme, inconscient et récurrent, qui la pousse à dominer l’Europe d’une façon ou d’une autre.
L’économie est-elle la poursuite de la guerre par d’autres moyens ? Le 21 août 1914, l’historien notait dans son Journal : « Quelle imprudence chez ces socialistes français qui croient encore que la République allemande assurerait la paix de l’Europe ! »
On paie aujourd’hui au sens propre le prix de la pusillanimité de François Mitterrand lors de la réunification. Résultat : dans l’Europe de 2013, comme dans celle de 1920, « il reste l’Allemagne, seule concentrée, seule homogène, suffisamment organisée encore ».
Organisée, sans doute, puissante assurément. Mais malheureuse. La première victime de l’hybris allemand, c’est l’Allemagne, observe Bainville. Et si elle souffre, c’est parce qu’elle a oublié la loi de Bismarck : « L’Allemagne devait éviter de casser quoi que ce fût dans une Europe formée à sa convenance, d’attenter à un état de choses dont elle était l’unique bénéficiaire, et au maintien duquel elle était la plus intéressée. »
On aimerait qu’Angela Merkel fût plus fidèle à l’héritage du génial Prussien.
PS : on nous permettra, suite à cet excellent article, de renvoyer à notre Album Maîtres et témoins…(II) : Jacques Bainville. et à notre Catégorie « Lire Jacques Bainville »…
Je crois qu’il faut nuancer le propos de Guillebon : il ni raisonnable, ni juste, aujourd’hui, dans une Europe pour l’instant pacifiée, de reprocher à l’Allemagne sa puissance économique – et, par voie de conséquence naturelle, politique.
Au fond, Bainville ne déplorait pas tant la force de l’Allemagne que la faiblesse de la France. Et c’est pourquoi il était d’Action française, pourquoi il voulait la monarchie.
La clé du désordre européen actuel, du blocage qui en résulte, est sans-doute encore aujourd’hui, dans le déséquilibre qui s’est creusé entre nos deux pays. Et c’est à la France, au relâchement de la France, qu’en incombe la responsabilité. De son côté que pourrait être la solution. Pour elle-même, d’abord, et, éventuellement, pour l’Europe.
L’Allemagne cherche par son influence économique l’égalité des autres nations qui lui est refusée au plan international. Bainville, 16 janvier 1918 :
« Nous n’avons pas le crâne fait de même […] le président Wilson a dit dans son message que l’Allemagne devait à l’avance se contenter d’être l’égale des autres nations, au lieu d’aspirer à les dominer. Aussitôt un journal modéré et qui lutte contre les pangermanistes, comme la Gazette de Francfort, relève cette phrase et affirme que si l’Allemagne se bat contre les trois quarts du monde, c’est justement afin de conquérir l’égalité qui lui était refusée ».
Je ne pense pas que dans la période pacifiste actuelle, les élites allemandes aient beaucoup changé ; par tout moyen, le second de personne.
Oui, mais nous ne sommes plus dans le contexte guerrier des deux conflits mondiaux. Comment, dans une Europe pacifiée, reprocher à l’Allemagne de ne vouloir être le second de personne et d’être devenue, par son travail et ses efforts, la première puissance économique d’Europe et la troisième ou la quatrième du monde ? Des deux nations, c’est la France qui a décroché; c’est elle qui s’est crue dispensée de sérieux et d’effort, avec l’idée purement illusoire que la construction européenne et la mondialisation garantiraient, en tout cas, sa prospérité. Elle y a bradé ses intérêts par pans entiers ; il serait facile d’en dresser le détail. L’Allemagne, au contraire, après qu’elle se soit relevée de ses ruines de la dernière guerre et qu’elle ait décidé l’effort colossal, aujourd’hui réussi, d’intégrer et de remettre à niveau l’ex-RDA, n’a pas cru à ces mirages. Elle a refait sa propre puissance, tout en participant, en position de force, à l’Union européenne. Plutôt que de la mettre – bien vainement – en accusation, la France, selon moi, n’a qu’une chose à faire : réunir les moyens de reconstruire son économie, en particulier son industrie, qu’elle a en grande partie détruite; et se fixer pour grand objectif national – autant qu’européen – de rétablir, en dix ou quinze ans, autant qu’il se peut, la parité franco-allemande. Pour cela, il lui faudrait un Etat digne de ce nom, capable de lui définir une politique de moyen et long terme et de s’y tenir; il lui faudrait aussi une société civile qui ait en tête d’autres préoccupations principales que le mariage pour tous, ou autres sottises de ce genre.
Il est vrai que nos chances de nous orienter vers une telle politique – vers la restauration de notre puissance – et de refaire de la force française, paraissent aujourd’hui bien minces; pourtant, si nous n’y parvenons pas, c’est nous qui serons de toutes façons et pour longtemps les seconds de beaucoup d’autres, en particulier de l’Allemagne. Et le plus triste est que ce ne sera pas de sa faute mais de la nôtre.
Je ne vois pas d’autre analyse possible de cette situation.
Bainville comparait les architectures mentales des deux nations qui ne sont pas fongibles. C’était le seul propos de mon commentaire.
Pour ma part, je ne reproche rien à l’Allemagne. Nous sommes ici un peuple de cigales et « l’Allemagne paiera » de l’entre-deux-guerres faisait déjà la différence dans la reconstruction des deux pays. On sait la suite.
A mon avis, nous avons décroché pour longtemps. L’inversion des courbes démographiques sur laquelle se reposaient nos dirigeants devient un leurre depuis que l’Allemagne importe des compétences à partir de tous les pays latins en capilotade. Quatre cent mille personnes complètement formées ont atterri en Allemagne l’an dernier à ce que j’entends, et ça continue. Il y en avait déjà beaucoup avant, dès que la crise de l’euro a impacté les économies méridionales.
Entretemps, nos diplômés et nos courageux qui le sont moins quittent la gérontocratie stratifiée française pour des cieux où le succès est bien accueilli et nous laissent nos dettes qui gonflent comme gangrène gazeuse.
Renan écrivait en 1870 : » Le grand malheur du monde est que l’Allemagne ne comprend pas la France et que la France ne comprend pas l’Allemagne ». Un siècle et demi plus tard on en est toujours là.
Il est frappant de constater combien l’Allemagne, les Allemands, l’esprit allemand restent incompris en France, de sorte que les mêmes erreurs et les mêmes malentendus se reproduisent toujours.
On ferait aisément plusieurs ouvrages en réalisant une anthologie des écrits racistes antiallemands publiés en France depuis un siècle. Il en est resté forcément quelque chose , notamment dans la façon dont les problèmes allemands sont traités par la médiacratie française.
Si l’on compare le développement de la France et de l’Allemagne, on constate que l’idée de nationalité s’y exprime de façon rigoureusement inverse. En France l’Etat créé la nation, en Allemagne la nation a créé l’Etat au travers de la conscience nationale.
Ainsi, tandis que pour les français, le mot français et le mot national sont synonymes, en Allemagne « deutsch » et « national » signifient pas nécessairement la même chose, car il n’y a presque jamais eu d’état allemand, mais seulement un peuple allemand, une langue allemande, une culture allemande et un « pays des allemands » aux frontières sans cesse remises en question.
Pourquoi est-il si important pour les Français et les Allemands de se comprendre (ce qui ne signifie pas s’aligner les uns sur les autres)? Parce que la France et l’Allemagne sont voisins et que ce couple avec ses composantes germanique, celtique méditerranéenne et slave est un résumé de l’Europe dont il constitue le cœur.
L’Allemagne ne refera pas l’erreur stratégique des années 1890. Elle dominera pas l’économie et laissera le reste aux bavards impénitents qui parlent pour ne rien faire. En effet, la grosse erreur de trajectoire du pouvoir allemand date de la fin du XIX° siècle (1890). Qu’était alors l’Allemagne ? Une mosaïque d’Etats réunifiés depuis seulement dix ans qui s’étaient jetés dans l’industrie et la recherche à tout crin :
Après avoir édifié un modèle social qui fera des petits chez les autres nations (pensions de retraite et d’invalidité, assurance-maladie), l’Etat se prévalu du « Consensus de Berlin » pour centraliser la construction d’infrastructures de développement économique et celle d’instituts de recherche puissants. Dominants en sidérurgie, chimie et en électricité, ils étaient les fournisseurs de tous leurs voisins, et amassant du capital par ce commerce, ils parvinrent à manger leur taggesuppe sur la tête des grandes banques anglaises avec la Deutsche Bank devenue premier établissement mondial à la fin de 1913. Leurs universités étaient réputées jusque pour l’étude des langues romanes ou du grec antique. La suite par ici :
http://royalartillerie.blogspot.fr/2012/11/le-soft-power-allemand-et-le-power.html