Qui se souviendrait de Hendrick van der Burch sans son tableau Les Joueurs de cartes qui récite déjà la mondialisation(1). On est en 1660. Le chapeau est en castor du Canada, le motif des carreaux de sol est chinois, le pichet en faïence de Delft imite la porcelaine de Canton, le tapis est turc, la carte marine invite à rêver, le jeune serviteur d’importaton en livrée chamarrée regarde le jeu, un peu surpris. La fillette repose son chien sur un coussin en brocart de soie italienne à l’insu de sa mère qui bluffe. Les fenêtres nous séparent de l’ailleurs qui est partout présent dans la pièce. L’officier regarde cet ailleurs d’où provient la lumière blanche de Hollande, au ras de la mer.
Nous sommes au faîte de la puissance de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Les Provinces-Unies débarrassées de la tutelle espagnole repoussent leur horizon. C’est leur Siècle d’or. Les Hollandais écriront après les Portugais une des plus belles pages d’histoire du commerce international.
Les comptoirs ont disparu, l’esprit demeure.
L’horizon de l’ermite est un trait
Pour tous les autres, il bouge. Sauf à croître et embellir sur place dans un immense empire borné de montagnes et de mers comme le fit le Cathay, les nations dominantes bougent l’horizon. Irrépressible syndrome du découvreur, faim des espaces cachés, fantasmes d’immensité, richesses, épices, femmes adorables inconnues, eldorado, c’est la mondialisation annoncée. L’affaire est vieille comme la race humaine. L’homme marche, que voulez-vous.
Nos lecteurs les plus vieux se souviennent de la conquête chinoise francoanglaise dans leurs livres d’histoire, les autres achèteront des ouvrages sur liseuse pour apprendre ce que fut la mise au joug de l’empire décadent des Grands Tsings par les barbares mécanisés que nous fûmes avant eux. On les battit au canon; puis nous fîmes ouvrir de force leurs ports au commerce impérial jusqu’à pourrir sciemment leurs moeurs par la commercialisation de l’opium. La ratification d’accords sous la menace fut réunie sous le terme de « traités inégaux »; et ça continue mais ici : à notre tour, nous sommes un peu les Grands Tsings du jour.
L’Europe proie
Nos empires jadis privaient de lit le soleil, l’Europe a fini de « bouger l’horizon ». Elle sédimente sur place, elle vieillit et se dégrade lentement vers ce qui restera à la fin, un grand marché ouvert aux quatre vents. Sera-ce le terrain vague à tout le monde comme on le dit des filles publiques ? Non ! La fille aînée de l’Europe entend capter l’héritage décadent dès à présent pour se nourrir des derniers sucs du pré-cadavre de sa mère et ne rien laisser à ses contempteurs aussi affamés qu’elle. Elle nous force à un traité inégal, mais librement consenti par ceux qui en espèrent des avantages personnels pour eux et leurs familles. On l’appelle Accord de libre-échange transatlantique, ou Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP). Des hallucinés chantaient l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, les Américains vont réussir l’Atlantique de Hawaï à Brest(-Litovsk) ! Même pas peur !
On parle aussitôt chez nous de boeuf aux hormones, de maïs transgénique, d’obésité et d’abêtissement culturel. A cet égard, on fait mine d’oublier certains combats réactionnaires nés aux Etats-Unis qui foisonnent maintenant sur le vieux continent pour freiner la gangrène gazeuse de nos lois. Bref, les paramètres en analyse sont nombreux. Au-delà des tracts de promotion édités par les services gouvernementaux, il serait utile, avant de continuer à brailler, de toucher du doigt ces réalités promises.
Justement ça tombe bien ! On passe maintenant en mode OACI : The Future of Transatlantic Trade sous-titré (Building an integratedtransatlantic marketplace: TTIP and Beyond) est un symposium(2) qui se tiendra au Shangri-La Hotel de Paris le 10 avril 2014. Je traduis la bandeannonce : « Tandis que la croissance des marchés économiques émergents est en train de ralentir, l’Ouest recherche des accords commerciaux régionaux tels que le TTIP entre l’UE et les Etats-Unis pour stimuler la croissance économique globale. Ce partenariat, s’il est conclu, devrait accroître le PIB global et créer des opportunités pour de nouveaux emplois. Selon le Centre de Recherche en économie politique, un accord transatlantique d’ensemble devrait accroître le PIB de l’Europe de 70 à 120 milliards d’euros et celui des Etats-Unis de 50 à 95 milliards. »
Suit la liste des intervenants : http://www.developmentinstitute.com/en/sitededie/47/transatlantic_trade/speakers
Puis l’inscription à 1290€ + TVA récupérable, si vous réglez avant le 14 mars, et 1490€ après cette date (les abonnés au Washington Post ont 30% de remise). Coordonnées : Dii agency – European Voice – 164 boulevard Haussmann 75008 Paris – Tel : +33 1 43 12 85 55 – Fax : +33 1 40 06 95 26 – adresse email : register@europeanvoice.com
D’après les organisateurs, les questions primordiales sont au nombre de quatre :
– Quel impact attendre des élections européennes et américaines de 2014 sur les négociations transatlantiques ?
– Quels sont les obstacles possibles à cet accord ?
– Comment le TTIP affectera-t-il les émergents et le commerce mondial ?
– Quel futur pour le commerce transatlantique si l’accord n’aboutit pas ?
Il ne s’agit rien moins que d’un marché commun intégral. Cette affaire est plus importante que toutes les dérives sociétales (réversibles) et tous les reniements doctrinaux du pouvoir parisien (révocable), sans parler des élections pour de rire dont beaucoup attendent tant et qui ne changeront rien car le Système est construit contre elles.
L’accès aux salles de la négociation officielle du TTIP nous étant toujours barré, à nous et à tous autres, je suis tenté de recommander aux responsables de tout mouvement souverainiste d’envoyer son « reporter » au symposium du Shangri-La pour connaître la vérité au coeur des attentes d’acteurs économiques globaux ; cent cinquante décideurs-clés sont annoncés. Car ce ne sont pas les textes qui priment, même en droit écrit, mais la lecture qu’en font ceux qui les appliqueront. Ne pas se contenter donc du truchement de MM.Chevènement, Védrine, Quatrepoint ou Philippot ; analyser par soi-même et commenter à la source.
On peut aussi assister au pré-programme de la veille 9 avril qui réunira les principaux protagonistes du symposium au Cercle de l’Union interalliée à Paris de 17h30 à 19h00 pour 250€ seulement, sur le thème « What’s going on in Washington ? » ; pour se faire des potes.
Repousser l’horizon ? Appel aux dons.
Catoneo
Notes :
(1) Dix ans plus tard, Pieter De Hooch qui fut son maître et dont la cote est bien supérieure, recomposera toute la scène mais sans la ‘mondialisation’ dans son Couple jouant aux cartes avec une servante : http://www.rivagedeboheme.fr/medias/images/de-hooch-couple-jouant-aux-cartes-avec-servante-1670.jpg. Pour la petite histoire, le tableau de Van der Burch était au musée de Detroit, ville ayant déclaré sa banqueroute ; il n’y est plus.
(2) Le site de l’événement au Shangri-La : http://www.developmentinstitute.com/fr/sitededie/41/transatlantic_trade/accueil
L’url du tableau de Pieter De Hooch a changé :
http://www.rivagedeboheme.fr/medias/images/de-hooch-couple-jouant-aux-cartes-avec-servante-1670.jpg
Au travers du TTIP, c’est ni plus ni moins que l’homogénéisation planétaire, l’uniformisation des comportements, la disparition des modes de vie différenciés, la généralisation d’un modèle uniforme de « développement », etc. Tout ce qui qui fait que d’un bout à l’autre de la Terre les hommes consomment de plus en plus les mêmes produits, avec des « idiots utiles » chargés de distiller une propagande implicite qui tend à discréditer tout modèle alternatif.
Quand l’histoire resurgit, c’est toujours sous des formes inédites, propres à décevoir les nostalgiques qui rêvent d’un simple retour au vieil ordre des choses. Nous ne savons pas ce qu’elles seront, et nous ne les feront pas advenir. Elles adviendront d’elles-mêmes. Même aux époques de basses eaux, la marée, un jour, finit par venir.
Le TTIP tend, en effet, à tout ce que dit Thulé, avec juste raison. De tous temps, les financiers, les commerçants, les voyageurs, les cosmopolites, les aventuriers partis, parfois très loin de leurs bases, fonder des comptoirs, la colonisation, sous ses diverses formes, l’extension démesurée de certains Etats, les empires bâtis, parfois, sur plusieurs continents, ont, toujours mais seulement pour un temps, tendu à uniformiser le monde. Ceci n’est pas inédit. L’Histoire a connu un grand nombre de « mondialisations ». La mondialisation n’est pas une nouveauté. Mais il est bien vrai que jamais ce mouvement d’indifférenciation n’a disposé d’autant de moyens techniques pour se répandre. Au point d’apparaître comme irréversible. Si tel était le cas – et il n’est pas sûr que ce ne le soit pas – ce serait la fin d’une humanité organique, donc différenciée. C’est ce qui était le souci du Levy-Strauss des dernières années qui se réjouissait d’être trop âgé pour risquer d’assister à une telle catastrophe. Une catastrophe qui détruirait – ou réduirait au statut de musée – la totalité du patrimoine vivant de l’humanité. Patrimoine vivant, donc différencié : peuples, races, cultures, religions, langues, mœurs, etc. Pour bâtir ce que Saint Exupéry appelait « la termitière future ».
Le constat est facile. Que ce soit pour s’en féliciter ou s’en effrayer. Il est, en revanche, plus difficile, tant les apparences sont fortes et les conformismes intellectuels puissants, d’imaginer que ce mouvement, apparemment irréversible, pourrait être contrebalancé, et, éventuellement, mis en échec, par des forces et des évènements contraires. Je dis « des forces » et des « évènements » parce qu’en ce qui me concerne, je ne crois pas à ce que Thulé appelle « modèle alternatif ». L’Histoire ne se compose pas de « modèles » qui seraient, en quelque sorte, forgés abstraitement par l’esprit des hommes, décidés et mis en œuvre.
« Quand l’Histoire resurgit » comme dit Thulé, « c’est toujours sous des formes inédites ». Mais ce n’est pas, non plus, sous des formes indéterminées. Si j’empruntais au langage philosophique, je dirais que les « formes » sont inédites ; probablement pas la « substance ». Certes, « les nostalgiques qui rêvent d’un simple retour au vieil ordre des choses » (Thulé connaît donc des gens aussi stupides !), seront toujours déçus, parce que de tels retours n’existent pas. Mais quand l’Histoire ressurgit, c’est avec toutes les pesanteurs, toutes les réalités nées du passé et, aussi, celles, peut-être plus importantes encore, de la géographie physique et humaine. Aussi, si nous ne savons pas d’avance les formes qu’un nouvel ordre des choses pourrait prendre, il ne nous est pas impossible d’imaginer sur quelles forces et quelles réalités il pourrait se fonder. Et comme l’Histoire ne se fait pas, non plus, sans l’action des hommes, il se trouvera bien un jour une génération à qui il reviendra de le faire advenir.
Ce commentaire, déjà trop long, le serait encore plus si je tentais de décrire les réalités historiques, culturelles, religieuses, ethniques, démographiques, géographiques de toutes sortes qui, d’ores et déjà, à travers le monde, me semblent s’opposer plus puissamment qu’on ne croit, y compris par la violence, y compris par l’utilisation retournée des moyens techniques les plus modernes eux-mêmes, au mouvement d’indifférenciation du monde qui inquiète Thulé, mais, pas que lui ! C’est un autre sujet, sur quoi réfléchir. En résumé et pour finir, je rejoins l’optimisme final de Thulé : « Même aux époques de basses eaux, la marée, un jour, finit par venir ». Oui, même si c’est après beaucoup de dégâts !
@ Anatole
Ne nous leurrons pas mon cher Anatole (et je sais que c’est votre cas), les « nostalgiques », depuis au moins un siècle, se sont fait une spécialité des combats perdus d’avance.
Se lamenter sur la situation présente en regrettant le passé ne mène nulle part. On ne peut se battre qu’en sachant comment se configure aujourd’hui le champ de bataille — et comment il se configurera demain —, non en rêvant sur ce qu’il pourrait être ou en se souvenant de ce qu’il fut autrefois.
Tout à fait d’accord. Encore faut-il avoir une juste et complète appréciation de la configuration actuelle de ce que vous appelez « le champ de bataille ».
Ainsi le TTIP ne doit pas s’analyser comme un progrès d’une « homogénéisation planétaire » qui serait pacifique, mais comme une manifestation claire de l’impérialisme de la nation américaine vis à vis de l’Europe, jugée assez faible pour l’accepter. Il doit s’analyser, aussi, comme un élément de la lutte des Etats Unis pour conserver leur position dominante dans le monde, notamment face à la puissance montante de la Chine et à la résistance de la Russie. Derrière les apparences et les formules, les rivalités, en fin de compte nationales, sont bien la réalité non pas d’hier mais d’aujourd’hui.
Le grand conflit qui se dessine, de plus en plus clairement, entre ces puissances et à travers les sous-puissances qu’elles manipulent, comme on le voit, aujourd’hui, en Ukraine, relativise grandement les perspectives de « gouvernance mondiale ». Autre utopie qui ne date pas d’aujourd’hui, elle non plus.
Pour mémoire,
draft du TTIP édité par la Commission au départ de la négociation :
http://s3.documentcloud.org/documents/1030459/eu-kommission-position-in-den.pdf