J’emprunte pour partie ce titre à un récent article de Gérard Leclerc (Politique Magazine Janvier 2014) dans lequel, avec sa perspicacité habituelle, il souligne la profondeur de la crise que nous traversons- il est un des rares à le faire – et en même temps, aussi, l’opportunité qu’elle représente si on veut bien la regarder en face, l’apprécier correctement et en tirer les conséquences qui s’imposent…
« Voir, juger, agir », c’était, on s’en souvient, la bonne méthodologie de l’Action Catholique, qui n’a rien perdu, au fond, de sa pertinence.
Voir
Cette crise qui affecte nos sociétés et au premier chef la société française, il s’agit bien d’abord de la voir et de la voir clairement, avec ses yeux propres.
Clairement, on veut dire en écartant les écrans de fumée que le monde, ou notre propre entendement, tendent à propager pour nous empêcher d’y voir clair. Et Dieu sait s’ils sont nombreux !
Commençons par battre notre coulpe car nos tentations intérieures sont fortes pour éviter de voir le présent en face. Dont deux principales, toujours les mêmes au demeurant : celle du passé et celle du futur. Celle du passé : nous réfugier dans un passé mythique et idéalisé qu’il s’agirait purement et simplement de restaurer pour un juste retour à l’ordre ancien. Celle du futur : la culture du cataclysme et de la catastrophe « inévitables » qui vont permettre de révolutionner le monde, remettre en un seul grand soir les choses à l’endroit.
Deux manières, irresponsables, de fuir le présent.
Car le passé, c’est bien connu, n’a de valeur que s’il nous permet de comprendre et de maîtriser le présent : quand on ne sait plus où on va – ce qui, en effet, est notre cas –, il faut regarder d’où l’on vient. Mais en repartir. Par un autre chemin. Les commémorations n’ont de sens que si elles stimulent la mémoire pour imaginer un présent neuf. Dans cette perspective, l’utopie futuriste peut aussi avoir un effet stimulant mais elle est, comme l’étymologie l’indique, « sans lieu », u – topos. Et sans temps : u – chronie.
Or, nous n’avons prise que sur l’ici et le maintenant.
Du côté du monde, les écrans de fumée sont légion, crachés à flux tendus par l’industrie médiatique dominante. Une vraie pollution intellectuelle qui nous condamne à la courte vue. On n’en citera qu’un parce qu’il nous paraît le plus redoutable, celui du paradigme économico-financier : la crise actuelle serait principalement – dans son principe – une crise économique et financière. Eh ! bien non. Bien sûr, le chômage, la désindustrialisation, l’exclusion… sont des réalités certaines et dramatiques. Mais si on veut qu’elles aient des chances de le rester… et pour longtemps, il suffit de s’en tenir à ce registre fallacieux du Grand Satan économique et financier. Car la racine de la crise est ailleurs.
Pour tenter de la découvrir, il faut abandonner les yeux du monde et faire appel à nos ressources propres qui sont immuables et inépuisables : la Foi et la Raison, ces deux ailes de la pensée que la modernité a prétendu dissocier. Pour son malheur. Et pour le nôtre.
Juger
Nous voici donc sur le registre du jugement. Avec ici, à nouveau, deux impératifs.
Le premier commence de plus en plus à être ressenti, proclamé, et c’est un bien. Il s’agit du devoir de penser. La crise que nous traversons est le fruit empoisonné d’une démission et d’une défaite de la pensée. Hannah Arendt y voyait la cause première du totalitarisme. Le propos est toujours d’actualité. Car, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, le totalitarisme n’est pas d’hier ou de demain, il est d’aujourd’hui et de toujours, comme germe maléfique et protéiforme – « prométhéiforme » – présent dans tout organisme social et ne demandant qu’à se réactiver.
Le second impératif dès lors est, précisément, de mettre en conscience ce « pressentiment totalitaire » qui nous a traversé lors des évènements éthiques du printemps dernier. Ces évènements, pour reprendre une problématique d’Alain Finkielkraut, nous ont réveillés de notre « sommeil anthropocentrique ». Ne nous rendormons pas. Veillons en pensée et en actes.
Et, s’agissant de la pensée, nous avons tout ce qu’il faut avec, côté Raison, toute une pléiade de penseurs – dont ceux qu’indiquait Gérard Leclerc – qu’il nous suffit de retravailler. Arendt, Boutang, Henry, Legendre… etc. Mais nous avons surtout ce trésor de la Révélation sur lequel nous dormons alors qu’il est, comme disait Benoît XVI, une véritable bombe. Une bombe de Vérité.
Une bombe qui met à jour la vraie racine de notre crise avec cette affirmation centrale de Caritas in Veritate : « La question sociale est devenue radicalement une question anthropologique ». Radicalement, à la racine.
Et une bombe qui pulvérise les lectures mondaines de l’Histoire. Non, l’Histoire ne fonctionne pas de manière cyclique. Non, elle ne fonctionne pas, non plus, de manière linéaire. Elle fonctionne plutôt à la manière d’une spirale ascendante, d’une hélice rédemptrice repassant par des points similaires mais à un degré supérieur. Et chaque crise est le créneau historique ouvrant un acte nouveau pour porter les acquis de celui qui s’achève – car il y en a toujours – à un stade meilleur. Bien sûr, l’affrontement des deux Cités, la lutte du Mal et du Bien se poursuivront tant que le monde ira. Mais c’est le Bien qui triomphera. Ce qui n’est pas une invitation au quiétisme mais au contraire à la confiance active : « un optimisme tragique » disait Henri-Irénée Marrou dans sa théologie de l’Histoire. La Providence est cette force tranquille qui toujours du mal tire un bien. Si nous ouvrons les yeux, nous la voyons tous les jours à l’oeuvre. C’est, en un certain sens, ce qu’Adorno et Horckheimer appelaient l’autodestruction de la Modernité. Le social- libertarisme sape ses propres fondements.
Il y faudrait plus de place… mais là aussi, pour lire en vérité les signes des temps, de quelles richesses ne disposons-nous pas dans l’Ecriture et la Tradition depuis l’Apocalypse jusqu’aux plus récents textes magistériels en passant par Augustin et bien d’autres !
Je mentionnerai simplement – parce qu’il nous ramène à l’actualité et à l’agir – cet ouvrage étonnant de Jean-Paul II intitulé Mémoire et Identité (Flammarion 2005) dans lequel il montre comment l’histoire de l’Europe, couronnée des douze étoiles mariales, est la plus belle illustration, par-delà les apparences, de cette inéluctable victoire du Bien sur le Mal, la Bête totalitaire. Une histoire à poursuivre.
Agir
Mais ne sont-elles pas alors bien dérisoires, par rapport à l’ampleur des défis de la crise, nos échéances électorales démocratiques, communales ou européennes ?!
Eh! bien non, elles ne le sont pas. Certes, la démocratie n’est pas le meilleur des régimes. Comme l’expliquait encore Benoît XVI (Valeurs pour un temps de crise – Parole et Silence 2005),
la démocratie permet le « par tous » mais pas le « pour tous », autrement dit le Bien commun. Celui-ci nécessite d’autres fondements que nous savons bien : un enracinement dans une transcendance théologico-politique institutionnellement incarnée. Mais la démocratie permet le « par tous » et c’est un acquis de l’aventure moderne sur lequel il ne faut pas cracher : en démocratie, il n’y a pas d’impuissance. Chacun par son vote ou son abstention contribue à écrire l’Histoire ou à la laisser écrire… Aide-toi et le Ciel t’aidera : on n’a, finalement, que les hommes politiques et les politiques qu’on mérite. C’est justice.
Laissons donc aussi les trop faciles discours mondains sur le « tous pourris » (ce qui est faux), la sclérose des partis (ils sont indispensables en régime représentatif : y sommes-nous « présents » ?) ou le délabrement des institutions (quel soin, comme disait Ricoeur, leur apportons-nous ?).
Car si le fond de la crise est anthropologique, la voie de son dépassement est d’abord la voie de ces institutions qui forment et soutiennent la personne humaine. Cette voie institutionnelle, elle est largement ouverte devant nous avec tous les degrés obligatoires, de la racine au sommet : famille, communautés locales, Etat, Europe… Engageons-nous-y résolument : c’est la voie royale !
* Pierre CHALVIDAN est Docteur en Droit, diplômé de Sciences Politiques, licencié en Théologie. Après une carrière universitaire à Paris, il s’est retiré avec son épouse dans ses Cévennes natales tout en continuant à donner articles et conférences.
Merci à vous, Monsieur Chalvidan, un vrai bonheur. Vous nous, me manquez.
Bien cordialement
Sylvie Valet
La démocratie n’est pas un principe anthropologique (elle ne nous dit rien de la nature de l’homme), elle ne pose pas que tous les hommes sont naturellement égaux, mais seulement que tous les citoyens sont politiquement égaux.
Cependant, on assiste depuis des années à une dénaturation de la démocratie de la part d’une Nouvelle Classe politico-médiatique qui souhaite en restreindre le plus possible la portée. C’est l’idéal de la « gouvernance » qui vise à placer la politique dans la dépendance de l’économie. Vidée de son contenu la démocratie devient une démocratie « de marché », dépolitisée, confiée aux « experts »et soustraite aux citoyens.
Alors le retour aux institutions démocratiques que préconise Pierre Chalvidan, me rappelle la phrase de Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ».