Premier succès : nos troupes sont à Altkirch et à Mulhouse. Emotion grave. Aucun transport. Aucune manifestation : une joyeuse surprise. Les visages, un peu crispés depuis dix jours, se détendent. La proclamation du général Joffre aux Alsaciens parle de la revanche : ce mot naguère honni, presque ridiculisé, abandonné à Déroulède, et devenu soudain officiel, surprend, déroute. Il semble qu’on ose à peine le redire de peur que l’enchantement soit rompu.
En somme, en nous penchant bien sur nous-mêmes, nous découvrons que le souvenir de 1870 pèse d’un poids écrasant sur l’esprit français. C’est l’accablement de la défaite qui empêche de faire confiance à la victoire. Chose remarquable : les militaires, les chefs, sont seuls à avoir la certitude absolue que nous vaincrons. Dans le reste de la population subsiste un doute. C’est ce doute qui tempère l’enthousiasme, qui empêche de goûter la beauté de l’heure. Je n’aurais jamais cru que le jour où les Français rentreraient en Alsace serait un jour aussi calme, et même (comment ne pas le dire ?) un jour aussi ordinaire…
Paul Souday me dit qu’il a rencontré Anatole France le lendemain de la déclaration de guerre. Anatole France était triste et croyait à la défaite. Comme Marcel Sembat et comme Renan, il est convaincu que la démocratie ne peut pas faire une guerre heureuse. « Au fond, comme il est réactionnaire », ai-je dit à Souday.
Les évènements présents changeront bien des points de vue. Et il va se faire, comme à toutes les grandes dates historiques, une étrange chimie dans le creuset humain.
Guillaume II vient de lancer une proclamation où il expose les raisons qui l’ont poussé à entreprendre la lutte « contre un monde d’ennemis ». Il y explique très clairement qu’il a pensé que le gouvernement impérial devait jusqu’au bout rester fidèle à son allié autrichien, « qui défend sa situation de grande puissance et dont l’humiliation serait la perte de notre puissance et de notre honneur ».
Autrement dit, l’Allemagne s’est exposée à un immense danger pour tirer l’Autriche des embarras où la question d’Orient l’a plongée.
Or cela, c’est exactement la faute que l’Allemagne ne devait pas commettre, c’est la faute capitale contre laquelle elle aurait dû être en garde, car le fondateur de l’Empire, Bismarck lui-même, l’avait prévue, annoncée, décrite sous tous ses aspects. Si le chancelier de fer pouvait voir ce que l’on fait aujourd’hui de son œuvre, de sa politique et de ses conseils, il serait désespéré.
Dans ses Pensées et Souvenirs, il a consacré tout un chapitre, celui des relations du nouvel Empire allemand avec la Russie, à signaler l’écueil sur lequel ses successeurs viennent de donner.
La politique de l’Allemagne depuis la fondation de l’unité, disait Bismarck, doit consister « à diriger le vaisseau de l’Etat allemand à travers les courants des coalitions auxquels nous sommes exposés par notre position géographique et nos origines historiques ». Bismarck mettait formellement en garde contre « les périls qui reposent dans le sein de l’avenir ». Ces périls, c’était de faire intervenir prématurément l’Allemagne dans les affaires d’Orient; c’était encore de rendre ses alliés trop exigeants et de les habituer à compter sur l’Empire allemand : il est impossible de désigner l’Autriche plus clairement.
Pourquoi l’intérêt de l’Allemagne lui conseillait-il de faire le contraire de ce que Guillaume II et M. de Bethmann-Hollweg ont fait depuis un mois ? Bismarck l’expliquait par un raisonnement d’une limpidité parfaite :
« L’Allemagne est peut-être la seule grande puissance européenne qui ne soit tentée par aucune de ces fins que seules peuvent procurer des guerres victorieuses. Notre intérêt est de conserver la paix, tandis que nos voisins continentaux sans exception forment des voeux secrets ou publics que seule la guerre peut remplir. C’est sur ces données que doit se régler notre politique. C’est-à-dire que nous devons, dans le jeu européen, être les derniers à jeter notre carte. Par aucune impatience, par aucune complaisance dont le pays paierait les frais, par aucune vanité, par aucune provocation partie d’une puissance amie, nous ne devons nous laisser entraîner à passer de la phase d’attente dans la phase de l’action. Sinon, plectuntur Achivi. »
Ainsi Bismarck prophétisait la défaite à ses successeurs s’ils faisaient ce qu’ils viennent de faire ces temps-ci. Acceptons l’augure de celui dont le génie avait fondé l’unité allemande et qui devait savoir mieux qu’un autre ce qui la mettrait en danger.
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“« Mais vouloir étendre le contrat aux relations entre médecin et patient, maître et élève, parents et…”