Les Allemands sont entrés à Bruxelles et ont exigé le paiement immédiat d’une contribution de guerre de 200 millions. On dit que Guillaume II s’apprête à prononcer l’annexion de la Belgique à l’Empire allemand… Toutes les choses dont on avait dit qu’elles étaient imaginaires ou impossibles se réalisent l’une après l’autre; le programme pangermaniste, roman d’hier, s’accomplit aujourd’hui.
Les X… arrivent de Hongrie après un voyage de huit jours en troisième classe, – haute faveur due à ce qu’ils étaient dans le même train que l’ambassadeur d’Angleterre et le consul de France à Vienne. Ils ont croisé chemin faisant plus de cent trains de soldats austro-hongrois et disent qu’il leur a paru que la mobilisation autrichienne s’effectuait avec ordre et promptitude.
A Buda-Pest, ils ont vu le comte Tisza, l’homme à poigne calviniste qui est président du conseil et pour autant dire dictateur en Hongrie, et même un peu à Vienne. Tisza prend sur lui toutes les responsabilités du conflit austro-serbe. Il ne se cache pas d’avoir poussé le comte Berchtold – un hésitant – et l’empereur François-Joseph à envoyer la note comminatoire à la Serbie. Mais il avoue qu’il ne prévoyait pas qu’en voulant « mater » les Serbes, il déclencherait tout le système des alliances. Il avait cru que la Russie laisserait les Serbes en tête à tête avec l’Autriche comme en 1909. Il se dit sincèrement désolé que l’Autriche-Hongrie soit entrée en guerre avec la France… Bref, le comte Tisza fait penser à l’apprenti sorcier de Goethe, qui connaissait bien le mot par lequel les éléments se déchaînent, mais qui ne savait pas celui par lequel on les fait rentrer dans l’ordre.
Dans un article du 20 août intitulé la « Guerre des Nations », j’ai essayé d’expliquer le « pourquoi » et le « comment » que le comte Tisza paraît ne pas avoir compris. J’en ai vu, non sans surprise, des fragments importants reproduits dans plusieurs journaux. On me dit qu’il a été aussi très commenté dans divers milieux. Je le reproduis ici, – pour prendre date :
« Il importe de comprendre à fond et de saisir avec force les causes du conflit européen si l’on en veut pas que la politique française soit exposée à des erreurs, le public à des déceptions. Déjà, de divers côtés, on a fait fausse route, on a tiré des interprétations excessives de certaines paroles comme celle de ce prisonnier allemand qui aurait dit : « Cette guerre est une guerre d’officiers. » Méfions-nous des anecdotes et essayons de pénétrer au centre des réalités.
Si nous remontons à trois mois en arrière, – un peu de temps avant l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, – nous découvrons que la situation diplomatique était la suivante.
L’Europe se trouvait divisée en deux groupes antagonistes, Triple-Alliance et Triple-Entente, dont l’opposition, en temps normal, avait pour résultante un équilibre, relatif sans doute, mais qui, tel quel, était considéré comme une garantie de paix. Garantie extrêmement précaire, ainsi que l’évènement l’a prouvé. En fait, les deux grands systèmes d’alliance renouvelaient, avec une frappante similitude, les plus célèbres combinaisons de la diplomatie historique, celles qui s’étaient incessamment formées, dissoutes et reformées au XVIIIème siècle et qui avaient causé les interminables conflits de ce temps-là, continués et aggravés par les grandes guerres de la Révolution. Triple-Alliance et Triple-Entente eussent été des conceptions immédiatement familières à Choiseul, Kaunitz ou Frédéric II revenant parmi nous. Cent fois nous avons dit ici que la République française faisait, sans s’en rendre compte, de la diplomatie d’ancien régime dans les conditions d’existence de la démocratie.
Quelque dangereux que pût être l’antagonisme de deux groupes de puissance rivalisant d’armements, on pouvait cependant estimer que la paix européenne qui s’était maintenue, à travers des circonstances si défavorables, pendant de longues années, pourrait se maintenir encore.
Certes, la politique d’intimidation, à laquelle l’Allemagne se livrait sans trêve depuis le coup de Tanger, était dangereuse et risquait à chaque fois d’entraîner la guerre. Chaque fois l’état d’esprit sincèrement pacifique de la Triple-Entente écartait ou différait le danger. La prudence dont on faisait preuve à Paris et à Londres et à Saint-Pétersbourg était telle qu’il était évident qu’il faudrait à Berlin et à Vienne une volonté nettement provocatrice pour troubler la paix.
C’est à Berlin et à Vienne que cette volonté s’est rencontrée en effet. Mais pourquoi s’est-elle rencontrée en 1914 et non dans les années antérieures ? Pourquoi l’Allemagne a-t-elle, le mois dernier, franchi le large pas qui sépare la menace de guerre, moyen de chantage diplomatique, de la guerre elle-même avec tous ses risques ? Nous voici au cœur du problème.
On s’aperçoit, en effet, en évoquant l’origine du conflit, c’est-à-dire l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, que, pour la première fois cette année, depuis la fondation de l’Empire allemand, on aura vu le monde slave résister à la pression germanique. En 1878, au congrès de Berlin, comme en 1912-1913, à la conférence de Londres, le bloc austro-allemand avait fait reculer le slavisme, en avait tenu pour nulles les aspirations. Cette fois le slavisme ne s’est pas laissé faire, et aussitôt l’Allemagne a tenté de le briser.
Ainsi, dans son principe, cette guerre était une guerre de Germains contre les Salves. On a pu espérer, à Berlin, que la France l’interpréterait ainsi, se dégagerait de l’alliance russe au moment où l’alliance l’exposait à être attaquée elle-même : la procédure dont s’est servie M. de Schoen prouve bien qu’on a essayé, toujours par l’intimidation et la menace, d’obtenir notre neutralité. Ainsi l’Allemagne eût détruit l’alliance franco-russe et tenu la Russie à sa discrétion : d’une pierre deux coups. Ce calcul, – qui nous réservait de cruels lendemains, – a été déjoué et la guerre est devenue générale. Mais il reste toujours que c’est la résistance du monde slave aux prétentions de l’Allemagne et de l’Autriche dans l’affaire Serbe qui a servi au moins de prétexte aux deux gouvernements germaniques pour se lancer dans la guerre. Imaginez, en effet, la Russie se désintéressant de la Serbie, laissant ce petit peuple aux prises avec l’Autriche, – comme précédemment il était arrivé maintes fois à la Russie de le faire, – et le prétexte cherché par l’Allemagne tombait. Quel que fût son désir mauvais d’ensanglanter le monde, elle devait se contenter d’un « succès diplomatique », comme après l’ultimatum présenté à Saint-Pétersbourg en 1909 par l’ambassadeur de Guillaume II.
Que s’est-il donc passé entre 1909 et 1914 pour que l’attitude de la Russie ait à ce point changé ? Il s’est passé ceci que la Russie a évolué de l’autocratie pure à un régime où l’opinion fait entendre sa voix. Naguère le tsar autocrate n’avait – pour adopter le vocabulaire républicain – que des sujets : il y a aujourd’hui – toujours pour parler le même langage – un peuple russe. Et ce peuple a ses passions, ses visées. Il a une haute idée de ses droits, dont il a pris conscience, et le droit de vivre, de se développer comme nation, est le premier de tous. Souvenez-vous des séances orageuses de la Douma, où, depuis un an et demi, la politique de prudence, de temporisation et même d’effacement, que la Russie officielle a pratiquée depuis l’annexion de la Bosnie par l’Autriche, a été blâmée avec tant de véhémence. La fin de l’amitié traditionnelle qui régnait entre la cour de Saint-Pétersbourg et la cour de Berlin, c’est, pour la plus large part, à la Douma, c’est à la naissance d’une opinion publique russe qu’il faut l’attribuer.
Qu’en devenant un nation, au sens que le mot avait chez nous en 1792, la Russie dût faire une grande poussée de nationalisme, c’est d’ailleurs ce que l’on pouvait annoncer par l’expérience de l’histoire. Comme la Révolution française, l’ « évolution russe » aura posé les problèmes de nationalités et de races dans les termes et avec la passion qui déchaînent les vastes chocs des peuples entre eux. Voilà ce qui a servi à faire rompre le fragile équilibre de la Triple-Entente et de la Triplice…
A mesure que les idées de libéralisme et de démocratie repassent de l’Occident à l’Orient, ce sont les mêmes incendies qu’elles allument. Guerres de notre Révolution, guerres pour l’unité de l’Allemagne et de l’Italie au milieu du XIXème siècle, guerres pour l’affranchissement et la croissance des peuples slaves aujourd’hui, les unes se sont engendrées des autres avec une implacable régularité. Quelle erreur, quelle hérésie de voir dans le vaste choc qui met en ce moment les nations aux prises le seul crime des empereurs et des rois : la vague vient de plus loin que les trônes, et parfois c’est la même qui les a emportés. Et quelle imprudence chez ces socialistes français qui croient encore que la République allemande assurerait la paix de l’Europe ! Plusieurs républiques allemandes, et aussi petites que possible, peut-être… Mais une grande République allemande, qui se battrait avec toutes les ressources accumulées par les Hohenzollern en y mettant l’énergie d’une fureur nouvelle, – celle des républicains de 1793, – une République allemande qui, pour le coup, ne ferait plus une « guerre d’officiers », mais une guerre du peuple, et qui défendrait farouchement son unité… Si les socialistes français croient que cette République-là arrangerait les affaires de la paix, c’est qu’ils ont oublié tout ce que disait Bebel, c »est qu’ils n’ont pas compris pourquoi le camarade Liebknecht, fusillé, avait-on dit, pour refus d’obéissance, a pris le sac et le fusil. »
Des millions d’hommes qui se battent en ce moment en Europe, combien y en a-t-il au fond qui comprennent pourquoi, en vertu de quelles raisons, de quelles idées ? C’est toujours le même mystère de l’histoire, la même complexité de forces, de courants, de nisus, qui président à la destinée du genre humain. Et le peuple souverain, le socialiste conscient se fait casser la tête pour un ensemble de causes si lointaines qu’il pourrait dire au principe des choses comme l’apôtre à la divinité : « Tu es vraiment un dieu caché ! »
Si nous sommes vainqueurs, Viviani sera un grand homme. Si nous sommes battus, il passera au rang d’Emile Ollivier, et son mot à M. de Schoen, – mot qui, en somme, voulait dire : nous choisissons la guerre, – « la France est calme et résolue », ce mot-là pourrait bien prendre place dans l’histoire à côté du « cœur léger ».
Remarquable, cette vision de très haut vol de Bainville. Nous autres, royalistes, pouvons être fiers d’avoir eu dans nos rangs des personnalités de tout premier plan comme lui. Je sais bien que ce texte vient du « Journal », privé et donc publié beaucoup plus tard; mais Bainville ne disait rien d’autre dans L’Action française quotidienne… C’est là qu’on comprend l’éloge de Marcel Proust, expliquant pourquoi la lecture de cette Action française quotidienne était « une cure d’altitude mentale » :
« …Mais dans quel autre journal le portique est-il décoré à fresque par Saint-Simon lui-même, j’entends par là Léon Daudet ? Plus loin, verticale, unique en son cristal infrangible, me conduit infailliblement à travers le désert de la politique extérieure, la colonne lumineuse de Bainville. Que Maurras, qui semble détenir aujourd’hui le record de la hauteur, donne sur Lamartine une indication géniale, et c’est pour nous mieux qu’une promenade en avion, une cure d’altitude mentale. » (Texte publié dans Marcel Proust, « Un esprit et un génie innombrables : Léon Daudet « , in Essais et articles, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 603)
Quelle extraordinaire analyse ! Que de leçons pour notre temps ! La mécanique des guerres à forte composante plébéienne où les passions de l’opinion aggravent singulièrement la fragilité naturelle de la paix, la Grande Guerre resituée, malgré la présence des rois et des empereurs, dans la filiation des conflits révolutionnaires et postrévolutionnaires, tout cela y est démontré, analysé, les mécanismes en sont démontés, avec cette clairvoyance, ce sens de la perspective historique, cette aptitude à « pénétrer au centre des réalités », qui sont la marque de Jacques Bainville. Avons-nous encore conservé assez de culture, de réalisme et de bon sens pour en faire notre profit face aux réalités et aux évolutions que nous vivons aujourd’hui ? On peut en douter et il faut, néanmoins, l’espérer. Merci à lafautearousseau, en nous restituant le Bainville de l’année 14, de contribuer à ce que cet espoir-là ne soit pas trop irréaliste, invraisemblable.