Bataille de Saint-Privat, 18 août 1870 – Peinture de Alphonse de Neuville
Quinze ou vingt familles de réfugiés belges, soixante personnes en tout, sont arrivées ici. Les notables du bourg appréhendaient que la population ne leur fît pas un accueil très chaud. En temps ordinaire, la fourmi normande n’est pas prêteuse. Elle s’est montrée admirablement empressée et généreuse avec les malheureux exilés.
Ce sont des ouvriers mineurs ou métallurgistes, de petits commerçants, de petits propriétaires cultivateurs, tout le pays wallon vu comme dans un microcosme. Placides, les hommes fument d’énormes pipes. Ils paraissent las de raconter les horreurs dont ils ont été les témoins et failli être les victimes. Aucune emphase, aucun goût de nous dire : « C’est pour vous sauver, pour la France que nous avons fait cela, que nous nous sommes mis en travers de l’invasion. »
Une femme, avec un flegme extraordinaire, nous fait un récit de son odyssée, tragique dans le décousu et la pauvreté de l’expression :
– Nous sommes du village du Châtelet, dit-elle avec l’accent et les locutions belges. Comme il y avait la guerre, nous avions fait des provisions de riz et de café. Aujourd’hui ce sont les Prussiens qui les mangent. Ce peuple-là, voyez-vous, il n’y a rien à faire avec lui… Ils commettent des barbaries qu’on ne pourra jamais tout dire… Mais les soldats français, on les suivrait au bout du monde, tellement qu’on se sent en sûreté avec eux… Voilà qu’une nuit, au Châtelet, les cloches de l’église sonnent et tout le monde se réveille… « Sauve qui peut », qu’on crie de tous les côtés… Les soldats français nous disent : « Venez vite, mais n’ayez pas peur, les Prussiens ne sont pas encore là… » Si nous étions restés, nous aurions été fusillés comme tant d’autres. Les Prussiens pillent et violent les femmes… Ils leur font enlever leur robe et tout et veulent qu’elles les servent ensuite à table… Ah ! la guerre, c’est quéqu’chose !… »
Ce « ah ! la guerre, c’est quéqu’chose ! » sert de refrain au lamentable récit, vient en scander les épisodes les plus affreux.
-Nous avons suivi les soldats français dans leur retraite… Parfois nous rampions avec eux, nous nous cachions derrière les haies… Nous dormions sous leur protection, à la belle étoile. Une nuit il y a eu alerte; les chevaux ont pris peur et nous ont piétinés. L’un d’eux est passé au-dessus de moi sans que ses sabots m’aient touchée… C’est bien miracle… Enfin, une fois arrivés en France, on nous a mis en chemin de fer… Nous étions des cents et des cents… On s’étouffait dans les fourgons… Dans le nôtre, deux femmes ont accouché au milieu de la nuit, sans lumière, sans secours, sans pouvoir remuer… Je crois qu’une mère et son enfant sont morts…
Et elle répète encore, avec la vision de ces horreurs dans les yeux, la formule de sa mélopée qui résume toute sa vision du drame : « Ah ! la guerre c’est quéqu’chose ! »
Ce soir, L… est arrivé de Paris avec ses enfants. On n’a commencé à comprendre la situation véritable qu’à partir du moment où, par un communiqué du ministère de la guerre, le public a su que « nous tenions de la Somme aux Vosges ». De la Somme aux Vosges, s’est-on répété avec stupéfaction. Si les Allemands sont sur la Somme aujourd’hui, ils seront donc devant Paris dans deux semaines ?
Comment reproduire tous les « on-dit » que les voyageurs nous apportent ? C’est un flot dont on pourrait à peine rendre le murmure. On dit que la banque de France a transporté son numéraire à Bordeaux et qu’elle y sera bientôt suivie par le gouvernement. On dit que le général Percin est à la prison du Cherche-Midi pour avoir voulu rendre sans combat la place de Lille. On dit que la nouvelle poudre Turpin a été acceptée par le ministère de la Guerre depuis qu’il est avéré que les Allemands violent la convention de La Haye, se servent de balles explosives et de baïonnettes dentelées : c’est une poudre asphyxiante qui tue des milliers d’hommes à la fois, et l’injection d’un contrepoison suffit à immuniser nos propres soldats. On dit que le fusil allemand est meilleur que le fusil Lebel, mais que nos fantassins chargent l’ennemi avec trop d’ardeur et gênent le feu de notre artillerie. On dit que nous avons remporté une grande victoire à Péronne. On dit qu’un général n’aurait pas transmis une certaine dépêche et que, par sa faute, toute l’armée française a dû se replier. On dit que les soldats qui partent pour le feu demandent des médailles bénites…
Surtout on commence à dire ! « Ah ! la République !… » du ton de sombre reproche et de malédiction dont on commençait à dire il y a quarante-quatre ans : « Ah ! l’Empire ! »
Bien qu’un aéroplane allemand ait, dimanche à midi, jeté trois bombes sur Paris du côté de la gare de l’Est (une femme a été tuée dans la rue des Vinaigriers), L… rapporte l’impression que l’état moral de la ville reste excellent; de la tristesse, sans doute, et qui se lit sur les visages, de l’accablement qui se voit, mais pas de surexcitation, pas de nerfs. On réfléchit… La raison s’exerce et domine… Un sérieux règlement de comptes d’annonce pour les idées et les principes de la démocratie.
Ce qui geint, ce qui s’affole, ce qui murmure, ce qui reconstruit les plans des généraux, se lamente sur le haut commandement, ce sont les vieillards, les témoins de 1870, qui sont dans l’état d’esprit nihiliste de la défaite sans espoir, du désastre inévitable, de la chute dans le noir et le néant voulue par une aveugle destinée. Les générations nouvelles refusent d’écouter ce langage-là, se bouchent les oreilles, et, dans les familles, on tient pour négligeables les propos funèbres des vieillards à qui l’on a déjà donné ce surnom : grand-père Panique…
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