La situation est la suivante : la cinquième partie de la France est envahie et dévastée. On se bat aux portes de Paris, sur l’Ourcq et la Marne, et cette bataille décidera peut-être de la ruine ou du salut de la capitale… Cependant la confiance est universelle. La presse donne un mot d’ordre d’optimisme qui prévaut contre toutes les lamentations. Il faut que cela dure, d’autres revers dussent-ils nous atteindre. Si la France venait à se démoraliser, tout serait perdu quand tout peut encore être sauvé. On a le sentiment que Guillaume II a escompté cette démoralisation, qu’il l’attend, que, si elle ne se produit pas, une partie de ses plans tombe. La France a très bien compris que toute la politique allemande était fondée sur une mauvaise opinion de notre pays, gouvernement, armée, peuple. Et les Français se font un plaisir de déjouer les calculs de l’empereur barbare dont ils imaginent avec plaisir les déceptions et les fureurs. Ainsi les Athéniens se moquaient de Xerxès faisant battre la mer indocile dont les flots avaient dispersé sa flotte.
Le pacte de Londres, qui a été signé avant-hier, nous est une garantie non moins précieuse. Voilà les Français protégés contre les faiblesses possibles, les découragements et les sautes d’humeur de l’opinion et du gouvernement. La France, l’Angleterre et la Russie se sont solennellement engagées à ne pas conclure de paix séparée. C’est probablement la détermination la plus grave qui ait été prise depuis le commencement des hostilités. L’avenir des belligérants s’en trouve engagé pour des mois, peut-être des années. Pour ce qui concerne la France seule, un changement de régime ou une transformation du régime, qui n’étaient pas certains avec une guerre courte, même malheureuse, deviennent plus probables avec une guerre prolongée qui bouleversera tout l’état social et entraînera de profondes révolutions dans les idées.
Le gouvernement de la République va de plus en plus à la dérive, entraîné par des évènements qui dépassent ses capacités de prévision et ses moyens d’action. « Une certaine entente des choses de la guerre est indispensable à la direction politique des Etats », a dit Clausewitz (1)… Je n’ai qu’à voir, tous les soirs, sur les coups de cinq heures, Aristide Briand qui se promène la cigarette aux lèvres dans la rue Sainte-Catherine, pour me rendre compte que l’entente des choses de la guerre est totalement absente des manières de penser et de vivre des chefs de l’Etat républicain. En réalité, le véritable gouvernement de la France est en ce moment aux mais du grand état-major.
Le nouvel ambassadeur d’Espagne, général de Los Esteros, vient de présenter ses lettres de créance au Président. On me dit confidentiellement, de source espagnole, que l’ambassadeur précédent, marquis de Villa-Urrutia, a été rappelé par Alphonse XIII, qui a désapprouvé l’attitude de son représentant au mois d’août. Le marquis de Villa-Urrutia se serait chargé d’apporter au gouvernement de la République de la part de l’Allemagne des propositions de paix au moment où les armées allemandes approchaient de Paris. Ces propositions – ignominieuses et dont le premier point était l’abandon de nos alliés – étaient soutenues par Joseph Caillaux et ses amis (2). Elles auraient été repoussées dans un grand conseil de gouvernement auquel prenaient part, avec le général Joffre, plusieurs anciens ministres et parlementaires en vue.
C’est à la suite de ce conseil, où la résistance fut décidée, que s’est reconstitué le ministère. On dit aussi que le voyage de Lord Kitchener (3) à Paris eut pour objet de peser sur le gouvernement de la République, de l’empêcher de faiblir et de débarquer Messimy. Ces rumeurs sont encore invérifiables.
(1) : Karl von Clausewitz (1780-1831), général prussien et célèbre stratège. Son ouvrage fondamental De la guerre (1832) a été redécouvert par Raymond Aron.
(2) : Joseph Caillaux (1863-1944) était président du Conseil en 1911 au moment de l’affaire d’Agadir qu’il conclut par un arrangement franco-allemand. Dès le début de la guerre, il est partisan d’une paix de compromis. Après une campagne de L’Action française, Clemenceau le fera arrêter en 1918. Il sera condamné à trois ans de prison en 1920.
(3) : Lord Kitchener (1850-1916), le vainqueur de Khartoum et chef d’état-major de la guerre des Boers avait été appelé en 1914 comme ministre de la Guerre.
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