Avec un admirable sang-froid, le pays s’est gardé d’illuminer, de pavoiser et même de manifester pour la victoire de la Marne. Sans émotion il apprend aujourd’hui que la défaite des Allemands est peut-être un peu moins complète qu’on ne l’avait cru d’abord et que l’ennemi se reforme plus près qu’on n’avait pensé. Ce n’est pas encore la libération du territoire, et il va sans doute falloir une autre bataille victorieuse pour que l’envahisseur soit définitivement chassé. N’importe. L’esprit public est admirable. On est résolu à tout.
Il est extrêmement peu vraisemblable que les Allemands soient désormais en état de reprendre leur marche sur Paris. Toutefois il faut croire que tout péril n’est pas écarté, car on continue à mettre en défense le camp retranché. Rien n’avait été fait ou bien peu de chose : j’apprends ici qu’on a, dans ces tous derniers jours, envoyé des canons de l’île d’Aix et des fils de fer barbelés pour les forts de la région parisienne. La négligence est certaine et a failli nous coûter cher. Nous sommes passés à deux doigts d’une catastrophe…
Il est à remarquer que le roi Albert de Belgique devient une figure de premier plan. J’écrivais il y a quelques jours que l’Europe officielle est un désert d’hommes. Albert 1er se dresse au milieu des médiocrités. Il a eu la décision magnanime et il a le mot heureux. Il a l’autorité aussi. Clemenceau l’appelle « le Roi », tout simplement.
Qui sait si on ne songera pas bientôt à lui pour régner sur la France ? C’était le rêve de Léopold II (1)… Et cette solution qui déplairait certainement à la Cour de Saint James, à cause d’Anvers, mais qui ne déplairait pas à l’empereur de Petrograd (car il faut dire Petrograd !) arrangerait bien des choses et aurait des chances de plaire à bien des gens. « Comme nous sommes peu en République ! » s’écriait hier le vieux communard Vaillant (2), qui s’y connaît et qui a le flair républicain.
Ce soir, après une rapide enquête dans plusieurs milieux, je me rends compte que mon intuition quant à la possibilité d’une intrigue pour la candidature d’Albert 1er n’avait rien de personnel. L’idée en est venue en même temps à des centaines de personnes, elle est un produit des évènements. Les hommes les mieux renseignés sur ce qui se dit à Bordeaux dans les cercles de la politique et du journalisme m’affirment que partout on parle d’Albert 1er roi des Français, ou, du moins, consul, ou proconsul, ou « conseil » de la République française. Il paraît en tout cas probable à beaucoup de personnes, que, de son contact étroit avec les Alliés, le gouvernement républicain sortira transformé non moins que par l’effet des évènements. Cela est déjà sensible au ministère anglais, d’où se sont retirés le vieux radical gladstonien John Morley (3) et le socialiste John Burns (4), deux éléments surannés qui représentent avec exactitude tout ce que la guerre a brutalement chassé du champ des idées vivantes, éliminé de l’action politique. u
(1) Léopold II (1835-1909), roi des Belges (1865-1909).
(2) Edouard Vaillant (1840-1915), socialiste français rallié à l’Union sacrée.
(3) John Morley (1838-1923), homme politique et écrivain, champion du Home Rule, secrétaire d’Etat pour l’Inde (1905-1910).
(4) John Burns (1858-1943), syndicaliste et homme politique anglais, premier ouvrier anglais à devenir ministre.
VERDU sur Éloquence : Tanguy à la tribune,…
“Il est bon !!”