Robert Chauvelot nous a apporté toute une série de journaux allemands qu’il a reçue de Genève. C’est la première fois que j’en vois depuis la guerre. Lecture passionnante. Nous sommes introduits chez l’ennemi, nous pouvons lire, à travers les lignes, dans sa pensée.
« …Voici les principaux organes de là-bas : l’officieuse Gazette de Cologne, La Gazette de Francfort, moniteur de le finance, du libéralisme et du sémitisme, le Berliner Tageblatt qui représente la même tendance à Berlin, mais avec une nuance de fronde en plus : c’est ce Berliner Tageblatt que l’on nous citait à tout instant dans les annnées qui ont précédé la guerre, quand on voulait convaincre les Français que l’opinion publique allemande était pacifique, désavouait d’avance et paralysait à coup sûr toute velléité d’agression du gouvernement impérial. Voici encore la Gazette de Voss, celle que les Berlinois appellent « la tante Voss », un journal guindé dans son libéralisme à la très vieille mode, et qui représente à merveille les classes moyennes allemandes…
Tous ces journaux portent des dates qui s’étendent du 17 au 21 septembre. Tous ont le même caractère : ils suent l’embarras, ils trahissent le bluff et la contradiction.
L’Allemagne souffre en ce moment d’une invasion rentrée. Il s’agit en effet d’expliquer au lecteur pourquoi l’armée allemande n’a pas pénétré dans Paris, pourquoi elle a dû se replier, après la bataille de la Marne, pourquoi elle est bloquée dans ses tranchées. Eh bien ! visiblement, tout cela n’est pas explicable. Les malheureuses gazettes de Cologne, Francfort et autres lieux, s’évertuent à chercher une présentation des choses qui soit acceptable pour leurs lecteurs. Et elles ne trouvent pas.
De Paris, d’abord, il n’est plus question. « Plus Paris ! Plus Paris ! » comme disaient, il y a trois semaines, les soldats allemands qui battaient en retraite. Après avoir annoncé avec fracas qu’on serait à Paris trois semaines après l’entrée en campagne, on ne souffle plus mot à ce sujet. Quant à la bataille de la Marne, silence : on n’en parle pas plus que si elle n’avait pas eu lieu. Et, par un effronté renversement des rôles, on essaie de faire croire au lecteur allemand que ce sont les Français qui sont sur la défensive, que ce sont eux qui doivent se livrer à des sorties désespérées pour briser le cercle de fer qui étreint le soldats de Von Kluck. A lire ces gazettes, on croirait, ma parole, que ce sont nos soldats qui sont actuellement terrés dans les tranchées allemandes et qui y reçoivent les rafales de nos canons de 75.
Cependant les rédacteurs des journaux d’Allemagne révèlent eux-mêmes l’ingratitude de la tâche qu’ils ont à remplir par la difficulté qu’ils éprouvent à s’accorder entre eux. Pour l’un, la bataille de l’Aisne est « décisive », et il convient d’en attendre le résultat qui apportera une solution. Pour l’autre, la solution est déjà acquise et « la bataille a un développement favorable », sans qu’il explique d’ailleurs en quoi consiste ce qu’il y a de « favorable » dans ce « développement ». Le même jour, d’ailleurs, La Gazette de Cologne détourne la conversation de ce sujet épineux et, en grosses lettres, affirme que « Bruxelles n’est pas évacuée ». Une dépêche annonce même qu’ « un ordre complet règne en Belgique ». En effet l’ordre règne dans Louvain brûlé et dévasté…
Un comble, c’est que le 21 septembre – c’est-à-dire quand l’odieux sacrilège de Reims était déjà commis – La Gazette de Cologne écrivait ces lignes incroyables : « Le bombardement de Reims est confirmé, seulement le rapport français prétend que la cathédrale de Reims a été longuement bombardée par les Allemands et qu’elle est en flammes. Cette assertion est catégoriquement contredite par les communiqués officiels allemands et aussi par le récit, déjà mentionné par nous, d’un témoin oculaire anglais. Sur ce point, il n’y aurait d’ailleurs aucune nécessité de se livrer à un bombardement. » Aveu précieux, accusation de l’Allemagne par elle-même, qu’il faut retenir et que retiendra, nous l’espérons, la commission internationale d’enquête sur les actes de vandalisme commis par les armées allemandes.
Si maintenant nous entamions le chapitre des contradictions que fournit la lecture des gazettes d’outre-Rhin, nous risquerions de n’en pas finir. L’une affirme, par exemple, qu’aucun aéronef allemand n’a encore été perdu, et l’autre annonce qu’un Zeppelin a été capturé à Anvers avec tout son équipage. Celle-ci dit que l’Angleterre calomnie l’Allemagne quand l’Amirauté prétend que les mines allemandes, posées contre tout droit, infestent la Mer du Nord, et, le jour même, celle-là imprime une dépêche de Hollande qui confirme le fait. Mettez-vous d’accord, Zeitungen !
Quant à l’Autriche, ce « second » qui n’est plus « brillant », on n’en parle plus, ou à peine. L’anéantissement de l’armée autrichienne, les victoires des Russes en Galicie, celles des Serbes en Bosnie sont cachées aux peuples allemands. Si, au contraire, il advient que, par surprise, un régiment serbe ait éprouvé un insuccès, aussitôt les titres de flamboyer, et les Zeitungen d’annoncer que les armées de la Serbie sont anéanties…
Or tout cela manque essentiellement de sérieux, d’esprit scientifique, de profondeur, de Gründlichkeitt. Pourtant, nous ne commettons pas, même sur ce point, la faute de mésestimer l’adversaire, faute contre laquelle les journaux allemands mettent leurs lecteurs en garde avec soin. Ils étudient de très près, par exemple, nos corps de troupe et leur façon de combattre. C’est ainsi que La Gazette de Voss écrit que les chasseurs alpins comptent parmi les ennemis les plus redoutables des troupes allemandes. Et, ajoute-t-elle, non sans naïveté, il y a aussi les fantassins et les artilleurs français qui ne sont pas à dédaigner… En ajoutant un peu de cavalerie, bonne « tante Voss », je crois que vos neveux auront leur compte.
Il est, en tout cas, évident que les Allemands regardent cette guerre comme une entreprise vitale pour eux, qu’ils s’y appliquent avec tout le soin, toute la minutie dont on les sait capables. Très remarquable, par exemple, la méthode qu’ils emploient pour annoncer leurs pertes : les listes sont d’une longueur impressionnante; quelques unes montrent que certains régiments ont été décimés, certains même presque pulvérisés. Mais, pour atténuer l’effet produit par cette lecture, on mêle savamment, on dose les « morts », les « blessés », les « gravement blessés », les « légèrement blessés ». Cela est ingénieux, cruellement ingénieux. » u
corcelles sur Quand, il y a 155 ans,…
“Je comprends mal la fureur de Barbey car si Flaubert – qui se prenait pour Mme…”