On pourrait dire de Prague ce que Rainer Maria Rilke disait de Rome: elle jouit et souffre de la « multitude de ses passés ».
Débarqués à l’aéroport – Vaclav Havel bien sûr – après vingt kilomètres de campagne et de banlieue, Prague nous apparaît comme un bijou solitaire, qui concentre en lui toute l’histoire et la beauté tchèques, si bien que la plupart des touristes de la République tchèque, ne connaîtront qu’elle. Pourquoi Prague ?
Pour comprendre comment la capitale du baroque – baroquissime, dit Borek Sipek – peut-être aussi terre élue de Mozart qui la préférait à Vienne, patrie de Kafka, et, après 6 années d’occupation nazie et 40 ans d’occupation communiste, demeurer « la ville d’or aux cent tours», comme intacte.
En arpentant Prague à pied – mais nous usons aussi gratuitement, privilège de l’âge ou souvenir du communisme, des transports en commun, et c’est un vrai plaisir, traversant la ville en tramway, d’apercevoir ses clochers, ses palais, ses ponts, ses coupoles – nous sommes submergés par l’histoire et l’entrechoc des passés.
Prague baroque
Notre première visite est pour l’église Saint Nicolas de Malá Strana (la ville mineure). En bas de la tour Saint Nicolas – un escalier de 215 marches conduit à son sommet – on peut lire: « depuis le début des années cinquante jusqu’à la chute du régime communiste, c’était un observatoire de la Police secrète d’Etat qui observait d’ici les murs dans les ambassades des pays de l’Ouest ».
Quant à l’église – Mozart joua sur les 2 500 tuyaux de son orgue – nous en admirons la grandiose tempête de stucs et de dorures, exemple triomphant de la Contre – Réforme et du baroque qui l’accompagne, en écoutant un de ces multiples concerts dont la publicité assaille le touriste. En 1625, les jésuites, chargés de recatholiciser Prague largement acquise au protestantisme, reçoivent de Ferdinand II de Habsbourg, une église gothique fondée en 1283. En 1653, des architectes italiens restructurent ce qui est devenu le joyau du baroque pragois.
Le pont Charles relie Malá Strana à Stare Mesto (la vieille ville). C’est le lieu géométrique du tourisme. Avec ses musiciens et ses artistes proposant aux passants portraits et caricatures, il a un faux air des ponts de Paris ou de Montmartre. S’y mêlent des Tchèques qui touchent pieusement la statue de Népomucène, un des saints patrons de la ville, les inévitables Japonais, peu d’Allemands et de Français, beaucoup d’Italiens, et quelques couples exotiques avec des femmes entièrement voilées. Ils ne trouveront ici ni mosquées, ni subsides dont à l’évidence ils n’ont pas besoin, mais se mêlent à la foule des touristes. Le pont Charles est chargé d’histoires. En 1357, Charles IV pose la première pierre, et sa statue majestueuse et puissante trône à l’entrée de la vieille ville. Qui est-il ce Charles IV ? Roi de Bohême, premier à recevoir la couronne de Rome et le titre d’empereur, il se retrouve à la tête de toute la chrétienté d’Occident, et fonde l’université de Prague, qui atteint alors son apogée culturel. Le pont, gothique, est comme adouci et ennobli par une galerie de sculptures à ciel ouvert, statues baroques du XVIIe siècle réunies comme en conclave sur la Vltava. Trente-trois statues dont celle de Sainte Luitgarde, voluptueux pastiche du Bernin, et celle de Jean Népomucène, qui, en 1393, fut torturé et jeté du pont Charles pour avoir refusé de dévoiler au roi Venceslas IV une confession de la reine.
La place de Stare Mesta est à son tour une leçon d’histoire tchèque en plein air. Vingt-sept croix blanches gravées au sol symbolisent les protestants exécutés en 1621 après la bataille de la Montagne blanche qui transforma la Bohême en province autrichienne et la soumit aux Habsbourg catholiques. En 1948 Klement Gottwald y proclama le « coup de Prague » communiste, et 42 ans plus tard, Vaclav Havel y annonça le retour de la liberté. Le centre de la place est occupé par un immense monument en bronze dédié à Jean Hus, brûlé vif en 1415 comme hérétique, et dont les sermons enflammés contre l’Eglise et le pape, entre 1402 et 1412, annonçaient le protestantisme. Une église s’impose sur la place : Notre Dame de Tyn, d’abord édifice roman, puis église gothique au XIIIe siècle, elle devient au XIVe siècle la principale église hussite de Prague. Pour qui n’essaie pas de décrypter ici l’histoire tragique de Prague, la place est paisible et belle, dédiée aux tavernes débordantes de « pivos » – la bière, boisson nationale – et cernée d’anciennes demeures bâties au Moyen-Âge, et revues et corrigées dans les styles gothique puis baroque. Si Prague fut «baroquisée » à son corps défendant, elle a su intégrer l’art de l’envahisseur et le transmuer en son génie national.
Du ghetto juif à Kafka
Prolongeant Stare Mesto, l’ancien ghetto de Prague est devenu Josefov, en l’honneur de l’empereur Joseph II qui fit abattre ses murs pour le réaménager et l’assainir. Kafka y vécut et vit disparaître le ghetto : « la vieille ville juive malsaine qui est en nous est beaucoup plus réelle que la nouvelle ville hygiénique autour de nous». On nous fait payer grassement les billets qui permettent l’accès aux synagogues et au cimetière juif.
Il est vrai que « Staronova » est le dernier exemple de synagogue médiévale d’Europe, que le cimetière, pittoresque amas de pierres, avec ses 12000 pierres tombales pour plus de 100000 personnes enterrées, sépultures superposées en raison de l’exiguïté de la place disponible, impressionne, et que la synagogue Pinkas, avec son monument commémoratif des 77297 noms à la mémoire des victimes juives du nazisme, et les dessins d’enfants de Terezin, camp de rassemblement transitoire, « porte de la mort », est émouvante. Avec un gouvernement en exil, la Tchécoslovaquie a été soumise, entre 1941 et 1943, au protecteur du Reich, puis à Heydrich, général des SS, dans un pays proclamé «Protectorat de Bohême – Moravie », où se sont appliquées pleinement les lois antisémites.
C’est peut-être au château, sur les hauteurs de Malá Strana, que l’on pressent le mieux Kafka. D’abord rotonde Saint Guy, entreprise au Xe siècle par Venceslas duc de Bohême, assassiné puis vénéré comme martyr, « le château » comprend maintenant l’immense cathédrale Saint Guy, que Charles IV, élevé à la cour de France, fit construire au XIVe siècle sur le modèle des cathédrales françaises – et où l’on admire ou s’étonne du sarcophage rococo de Saint Jean Népomucène qui nécessita deux tonnes d’argent pour sa réalisation au XVIIIe siècle – et la Palais royal, qui fut la résidence des rois de Bohême puis des Habsbourg. Ce château a-t-il inspiré Kafka pour son roman du même nom, et la cathédrale dépeinte dans Le procès est-elle celle de Charles IV ? À vrai dire, même si Prague l’inspire, il la transforme en topographie imaginaire et labyrinthique qui symbolise notre époque, si bien que le mot «Kafkaïen» est un de ces mots que le monde actuel a choisis pour se décrire lui-même. Juriste au service de la bureaucratie austro-hongroise, Kafka se donne à la littérature comme au seul espace de libération. Se définissant comme «exemplaire typique d’un juif occidental », il écrit peu avant et après la Première guerre mondiale, et dévoile la nature hallucinante de ce que nous appelons la réalité : «La guerre, écrit-il, nous transporte dans un labyrinthe de miroirs déformants… nous tombons d’une oubliette dans une autre, passant à travers tous ces miroirs comme à travers des trappes ». On a voulu voir dans le monde des tribunaux évoqué dans Le procès un présage des régimes totalitaires à venir. Ce qui est sûr, c’est que la publication tchèque de ses œuvres a été empêchée par le putsch communiste de 1948, que le communisme a frappé d’interdit son œuvre et les études dont il faisait l’objet, et que « la révolution de velours » l’a intégré à la culture tchèque, le proclamant même « un des pères du Printemps de Prague en 1968 ».
Les stigmates du communisme
Contrairement à la Russie où l’on peut voir des statues de Lénine et des gratte-ciel staliniens, la Tchécoslovaquie a gardé peu de vestiges de l’ère communiste. Le monument à Staline, qui était aussi sa plus grande représentation au monde – 15,5 mètres sur 22 – a été détruit en 1962, et il n’en reste que le socle de marbre. Discret mais émouvant, au bas de la colline de Pétrin, un monument aux victimes du communisme représente le même personnage à différentes phases de la déstructuration provoquée par le communisme ; au sol on lit les chiffres du bilan entre 1948 et 1989 : 205 486 jugés coupables, 248 exécutés, 4500 morts en prison, 327 tués en tentant de franchir la frontière, 170938 exilés.
Les vestiges du communisme, il faut les aller chercher au musée du communisme, qui nous accueille avec une matriochka relookée aux dents carnassières. On y trouve des affiches de propagande communiste, des reconstitutions d’intérieur, des statues géantes de Marx, Lénine, Staline. On y a pris le parti de la dérision plutôt que de l’horreur. A Nove Mesto (la ville nouvelle), la place Venceslas est un concentré d’histoire. Sous la statue équestre de Saint Venceslas, une plaque avec l’inscription « aux victimes du communisme » fait office de mémorial pour l’étudiant Jan Palach qui s’est immolé par le feu en janvier 1969, pour protester contre l’invasion soviétique d’août 1968. C’est sur cette place aussi que la première République fut programmée en 1918, que fut défié l’occupant nazi en 1938, et que fut déclenchée, à la suite d’immenses grèves et manifestations, la révolution de velours.
Près du Pont Charles, nous voyons, exposition temporaire en plein air devant le musée Kampa, des sculptures monstrueuses et noires de bébés aux visages transformés en codes-barres, signés David Cerny. On lui doit aussi, au passage Lucerna, la statue de Venceslas sur un cheval à l’envers. En 2009, Cerny avait représenté les 27 de l’Europe selon des clichés : une banderole annonçant « grève » pour la France. Sous le régime communiste, seuls les artistes des Beaux-Arts avaient le droit d’exposer. À sa chute, tout le monde peut se déclarer artiste. D’où les extravagances de Cerny. D’où, peut-être, cette «maison qui danse », «Ginger et Fred », dont la forme torsadée évoque la silhouette dansante d’un couple enlacé. À la fin de la Première guerre mondiale, l’indépendance de la Tchécoslovaquie est proclamée, et Thomas Masaryk, dont on voit la statue à l’entrée du château, devient président de la République, remplacé en 1935 par son disciple et compagnon Edouard Bénès, qui conclut avec l’URSS un pacte dirigé surtout contre l’Allemagne. Les Tchèques n’avaient pas considéré la Première guerre mondiale comme la leur. En 1938, ils mettaient leurs espoirs dans les alliés, mais les accords de Munich scellent le destin de la Tchécoslovaquie sans qu’elle soit consultée, et le traumatisme issu de cette défaite sans bataille, suivi de l’occupation allemande, explique l’alliance tragique, en décembre 1943, entre la Tchécoslovaquie et l’URSS, par laquelle elle lie son destin à la Russie communiste comme garante suprême, croit-elle, de son indépendance. Malgré, dans les années soixante, l’âge d’or de la culture tchèque – avec, entre autres, Milan Kundera, Vaclav Havel, Milos Forman – malgré le répit d’Alexandre Dubcek, qui redonne la liberté d’expression, malgré la charte des 77 initiée par Vaclav Havel en 1977, il faudra attendre 1989 pour que se réalise la révolution de velours, et que Vaclav Havel soit élu président de la République.
Aujourd’hui, après l’arrivée au pouvoir de Vaclav Klaus, ultralibéral et eurosceptique, c’est un président social-démocrate et pro-européen, Milos Zeman, qui est élu en 2013. La République tchèque est entrée dans l’Union européenne en 2004 et prévoit de troquer la couronne tchèque contre l’euro pour 2015. Membre de l’OTAN comme la Hongrie et la Pologne, elle participa à «l’opération» du Kosovo, malgré une opinion publique défavorable, marquée depuis le XIXe siècle par une sympathie pro-serbe. Il n’est pas sûr que de ces allégeances elle sorte grandie. Danièle Masson u
Source : Réseau Regain
Un grand merci pour ce rappel de Prague la Magnifique et cet aperçu de son hiloire bien mouvementée. J’ai pu constater par moi-même combien les Tchèques sont restés marqués par leurs souffrances dues au nazisme et au communisme.
Prague laisse un souvenir ébloui.
Oui, bien d’accord avec Ariane Plantevin. Je joins mon remerciement au sien.
Aux impressions d’Ariane Plantevin, j’ajoute une des miennes : c’est combien Prague reste marquée par le fait d’avoir été l’une des capitales de l’empire d’Autriche-Hongrie. Comme Budapest, comme Cracovie, comme Lubiana …
Mon petit grain de sel en complément de la carte postale de Danièle Masson.
Parler de Prague c’est une émotion assurée, une vibration. Invité à rejoindre des amis qui avaient choisi de déambuler dans cette ville à l’ouverture du festival de musique au Printemps, le 12 Mai étant l’anniversaire de la mort de Smetana. Pour ma part, première visite et découverte d’une grande ville magnifique où les monarchies sont partout. Celles qui irriguaient l’Europe. On respire cette imprégnation.
Imagine-t-on une ville merveilleuse vibrant au culte de la grande musique, sans ostentation mais soutenue par une authentique ferveur. Chaque après midi, chaque soir, l’embarras du choix pour écouter tant dans des églises, que des chapelles, que des salles municipales que des théâtres, que des écoles de musique, un florilège de compositeurs célèbres et les plus beaux morceaux.
Et l’Histoire de l’Europe dans chaque rue.
Sépulture du grand astronome Tycho Brahé dans la cathédrale de Tyn Il préparera le terrain des trois lois de Kepler sur la trajectoire des planètes.
Autre lieu de recueillement, le magnifique monastère de Strahov et son émouvante bibliothèque conservant 700 ans d’histoire, où l’on imagine sans peine les copistes concentrés sur leur ouvrage.
Visite prolongée dans le quartier juif et les deux magnifiques synagogues, la synagogue espagnole, et son exposition, et la synagogue Pinkas, et où l’on découvre que le ghetto ne fut pas entouré d’un mur par des persécuteurs, mais enceinte de protection montée par les habitants du quartier eux-mêmes, pour éviter les incursions des arrondissements voisins.
Le terrible monument aux victimes du communisme, symbole en une série de figures stylisées en acier, du démembrement progressif du corps et de l’esprit …
Une visite à l’université où l’on respire l’étude, la courtoisie, la fierté de protéger ces lieux. Et dans les restaurants alentour, une jeunesse tchèque discrète et polie.
Pour terminer, le choc du petit marseillais, une semaine dans cette ville sans croiser un niqab, seul un couple de touriste turc dont la dame portait un tchador. Un autre monde, heureuse Europe …
Un vrai bravo à JLF; c’est superintéressant; ça donne envie d’y aller; ça donne aussi envie d’Europe; la vraie.