Pendant les journées où les Allemands marchaient sur Paris, le général Von Bülow, commandant une des armées allemandes, s’invita, près de Reims, chez le comte Chandon de Briailles. Et après le dîner, mis en belle humeur, il daigna donner son opinion sur la guerre et sur nos soldats. Et, parmi d’autres choses, il dit en substance au sujet de notre infanterie :
– Elle est brave : elle n’est que trop brave. Vos français ont l’air de croire qu’à la guerre il s’agit de se faire tuer. Pas du tout : il s’agit de vaincre et de tuer l’adversaire, etc…
Ces observations de l’Allemand s’accordent du reste avec l’ordre du jour où le généralissime Joffre, en rendant hommage à la bravoure des nôtres, leur conseillait plus de souci de leur propre vie.
Or un observateur me montre, dans un livre de Francisque Sarcey* intitulé Le siège de Paris et qui eut beaucoup de succès après 1870, la page suivante :
« Ils (nos officiers) continuaient de lancer leurs soldats à la baïonnette contre des murs crénelés tandis que les Allemands ne se découvraient jamais et ne marchaient en avant que sur des bataillons à moitié détruits par les boulets. Un de nos ambulanciers me racontait cette anecdote caractéristique.
Tout en faisant ramasser les blessés et les morts, les officiers français et prussiens causaient ensemble avec la courtoisie qui est d’usage en pareille occurrence. Un des nôtres se mit à dire la belle conduite d’un capitaine à l’attaque de Montretout. Ce capitaine était resté debout sous une grêle de balles, et, se hissant sur un tronc d’arbre, à découvert, il n’avait cessé de crier : En avant ! et de montrer le chemin à ses soldats du bout de son épée. Frappé coup sur coup de trois balles, il était tombé poussant une dernière fois le cri : En avant !
– Voilà qui est admirable, dirent les officiers français.
– Voilà qui est absurde, reprit un des parlementaires prussiens. J’étais là, moi, et je puis vous affirmer que tous nos Allemands prirent ce capitaine pour un fou. A quoi lui servit cette parade de bravoure ? Il ne nous débusqua point de la position qu’il était chargé de prendre, il se fit tuer, et fit encore tuer par surcroît trois ou quatre de ses tirailleurs, qui nous démolissaient beaucoup de monde, à couvert derrière les arbres dont ils s’abritaient. Electrisés par son exemple, ils s’élancèrent, et ce fut fait d’eux.
Le système de guerre de l’une et l’autre nation tient tout entier dans cette anecdote. Il est évident qu’il nous faudra changer le nôtre. Il est plus évident encore (sic) que ce ne sont pas nos vieux généraux tout imbus de leurs préjugés de caste qui opéreront cette réforme. »
Ainsi raisonnait, après l’expérience de 1870, ce Francisque Sarcey, qui passait en son temps pour l’oracle du bon sens. Le bon sens de ce temps-là se fiait à la démocratie et accusait les généraux « de caste ». Quarante-quatre ans d’ignorantia democratica n’auront pas avancé l’électeur français, qui n’a appris qu’après quatre-vingt jours de meurtrière campagne à creuser des tranchées et à faire la guerre, ô progrès ! comme les soldats de Jules César, il y a deux mille ans. u
* Francisque Sarcey (1827-1899), critique littéraire au Temps. Jacques Bainville avait surpris son père en 1895 (il avait 16 ans) en répliquant à une critique de Sarcey dans une lettre de lecteur au Temps.
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