L’Allemagne ne perd pas espoir de désunir les alliés et de conclure une paix séparée soit avec la Russie, soit avec la France. Elle continue avec nous en temps de guerre ce système de douche écossaise qu’elle avait adopté pendant la paix : ce sont des alternatives de violence et de flatterie. En ce moment, les Allemands voudraient nous faire croire que l’invasion n’a été qu’une bourrade amicale. Entre les avances qu’elle nous fait, il vient d’arriver à La Gazette de Cologne d’écrire quelque chose d’humoristique et de terrible à la fois : « La meilleure preuve que les Français ont été entraînés dans cette conspiration contre l’Allemagne, qu’ils n’ont pas, à la différence de leurs alliés, prémédité cette agression contre nous, c’est qu’au point de vue militaire ils n’étaient pas prêts. »
Nous n’étions pas prêts et le gouvernement de la République faisait une politique étrangère qui menait droit au plus grand conflit des temps modernes. Le Livre bleu anglais fournit la preuve que, dès la première heure, M. Sazonof et notre ambassadeur étaient d’accord et résolus à conduire la guerre avec énergie jusqu’au bout. On saura peut-être un jour les dessous de cette grande intrigue, l’histoire vraie des missions malheureuses qui se sont succedées à Petrograd depuis le marquis de Montebello (l’amiral Touchard, Bompard, Georges Louis), la rencontre de l’activité bien connue de l’ambassadeur Isvolski à Paris avec l’esprit d’entreprise de Delcassé*, ses ambitions de grande diplomatie. Or, depuis l’Affaire Dreyfus, Paléologue** est l’auxiliaire le plus intime de Delcassé.
Dans le journal où un Français habitant Petrograd – le capitaine de C… – a écrit ses impressions des journées décisives du conflit, journal publié par Le Correspondant du 10 septembre, je trouve ceci : « 31 juillet : je vais à l’ambassade de France… Je trouve l’ambassadeur fort occupé… M. Paléologue paraît tout à fait certain de la guerre, et s’en réjouit presque en songeant que la situation actuelle est la plus favorable que l’on ait jamais pu espérer… »
Ainsi, le 31 juillet, quand on annonçait à Paris que la diplomatie faisait tous ses efforts pour conserver la paix, l’ambassadeur de France en Russie « paraissait tout à fait certain de la guerre » et « s’en réjouissait presque ». Ô peuple souverain ! Ô volonté des électeurs !
Le 1er août, le même témoin note encore : « Une petite inquiétude est dans l’air au sujet de l’Angleterre; mais, en, tout cas, pas à l’ambassade de France. – La guerre sera terrible, affreuse, me dit l’ambassadeur, mais nous devons l’envisager d’un coeur hardi, car jamais, jamais nous n’avons été aussi appuyés, aussi prêts et surtout aussi affermis dans notre bon droit… »
Comment, dès le 1er août, pouvait-on ne aps douter du concours de l’Angleterre, qui affirmait au contraire que le conflit ne l’intéressait pas ? Il y a là une énigme qui sollicite toutes les curiosités…
On me dit que le général Joffre demande 500.000 hommes pour arriver à chasser les Allemands de France. Le fait est qu’il importe d’en finir. L’envahissement, depuis trois mois qu’il dure, prend le caractère d’une véritable occupation. Je lis dans les journaux allemands qu’une commission impériale des mines est nommée pour établir le régime de la métallurgie dans le bassin de Briey. La presse française ne souffle pas mot de cela.
Un amiral, dans Les Tablettes des Deux-Charentes, déplore l’inactivité de notre flotte, qui, depuis trois mois, dans l’Adriatique, n’a pas fait autre chose que couler un croiseur et bombarder Cattaro. Au fait, avons-nous intérêt à sacrifier nos marins et nos navires pour détruire la flotte autrichienne et prendre Trieste, c’est-à-dire tirer les marrons du feu pour les Italiens ? ♦
* Gustave Lannes, conte de Montebello, de 1891 à 1902, Louis Bompard de 1902 à 1908, le vice-amiral Touchard de 1908 à 1909, Georges Louis de 1909 à 1913, Théophile Delcassé de février 1913 à janvier 1914.
** Maurice Paléologue (1859-1944) avait été délégué du ministère des Affaires étrangères auprès de la Cour de cassation puis du tribunal de Rennes lors du jugement du capitaine Dreyfus en 1899. Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères en 1920 sous Alexandre Millerand, il sera l’un des parrains de Jacques Bainville lors de sa réception à l’Académie française en 1935.
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