Le 13 octobre dernier, l’académie Nobel a attribué le prix d’économie au chercheur français Jean Tirole. Une manifestation de « la France qui gagne » aussitôt saluée par le président de la République et par le Premier ministre. Mais personne ne s’est véritablement interrogé sur la raison qui permet d’affirmer que les travaux de Jean Tirole illustrent la pensée économique française, même si, officiellement, celui-ci a été récompensé pour ses travaux sur « le pouvoir de marché et la régulation ».
Jean Tirole est un ancien élève de l’école polytechnique. Il est allé mettre en œuvre ses acquis théoriques d’exploitation des statistiques économiques au Massachusetts Institute of Technology, le fameux MIT. C’est là qu’il s’est familiarisé avec la théorie des jeux, un ensemble d’outils qui analyse les situations dans lesquelles l’action optimale pour un agent dépend des anticipations qu’il forme sur la décision d’un autre agent. étant entendu que cet agent peut être aussi bien une personne physique qu’une entreprise.
S’il n’a pas pris la nationalité américaine – contrairement à un autre prix Nobel d’économie « français », Gérard Debreu – c’est qu’il est revenu en France pour y créer, sur le modèle des universités américaines, la « Toulouse School of Economics » (TSE). Cette dernière est uniquement financée par des grandes entreprises. Les cours y sont dispensés en anglais à des étudiants qui, pour 60 % d’entre eux sont étrangers, par des professeurs dont bien peu sont de nationalité française.
Rien d’étonnant, donc, dans le fait que cette école soit soutenue par des grandes entreprises ouvertes à l’international et ayant sur leurs marchés respectifs une position de monopole ou de quasi-monopole. La théorie des jeux et les études statistiques pointues qui sont développées à l’école toulousaine leur sont très utiles : elles leur permettent d’améliorer continuellement leur capacité à analyser toutes les combinaisons possibles des réactions de leurs « partenaires » (administration, fournisseurs, consommateurs). Le jeu est d’autant plus « payant » qu’un joueur principal – une entreprise en position de force sur un marché – est mieux « informé » que les autres. C’est pourquoi cette école cherche à tempérer cet avantage que possède le plus fort par un mécanisme dit de « régulation » dont le but avoué est de maintenir une apparence de libre concurrence.
Que récompense le prix Nobel d’économie ?
Jean Tirole est un grand mathématicien, un excellent professeur et un chercheur consciencieux. Mais sa distinction révèle les limites du prix Nobel qui ne couronne plus des économistes dont les travaux cherchent à améliorer le système ou le bien commun économique, mais qui distingue désormais uniquement des spécialistes travaillant sur des secteurs particuliers, fussent-ils utiles à tous ou simplement à un petit nombre.
De fait, pour Jean Tirole comme pour nombre de ses prédécesseurs, l’économie, relevant de la « science », doit toujours l’emporter sur le politique. Il se rattache donc, comme l’a dit le professeur Christian Stoffaes, « à la gauche utopique pré-marxiste et au positivisme » et, comme la plupart des « ingénieurs-économistes », adhère « à l’idéologie du progrès par la science ». C’est pourquoi Jean Tirole a toujours considéré que le « régulateur » économique – en France, l’Autorité de la concurrence – devait être mis à l’abri de toute influence politique. Il a d’ailleurs tiré les conclusions de cette logique pour justifier la création d’une Union bancaire européenne qui ne dépendrait pas des états : « Il ne faut pas, a-t-il dit, que les gouvernements puissent intervenir dans la réglementation prudentielle car les gouvernants ont leurs propres objectifs qui peuvent après entraîner des difficultés importantes pour les banques ».
Ainsi, depuis plus de vingt ans, le prix Nobel d’économie ne couronne que des spécialistes de micro-économie. D’une part, parce que l’analyse des statistiques individuelles permet de donner une tournure plus scientifique à la recherche que l’étude des statistiques nationales. D’autre part, parce que de telles études ont une apparence plus « démocratique » que les analyses macro-économiques : pour les « démocrates », en effet, l’intérêt général n’est que la somme des intérêts individuels. Si l’on « maximise » le profit de chacun, on « maximisera » le bien-être de tous. Pour le plus grand bonheur des (grandes) entreprises.
C’est l’avis de Manuel Valls qui a remis au goût du jour un projet déjà porté par Nicolas Sarkozy mais qui est maintenant revêtu de l’autorité du prix Nobel : la fusion des contrats à durée indéterminée et des contrats à durée déterminée dans un contrat de travail « unique » !
Que penser du contrat de travail unique ?
Derrière cette « réforme » se cache en fait la suppression des CDI, accusés de rigidifier le marché du travail en « surprotégeant » ceux qui en bénéficient, et la généralisation du CDD. Elle est bien vue des grandes entreprises multinationales qui y voient le moyen de délocaliser plus facilement leur production vers des pays où les charges sociales sont moins élevées ou de remplacer les travailleurs autochtones par des immigrés moins exigeants, mais elle se heurte, naturellement, à l’hostilité des syndicats de salariés. Avec une telle réforme, on se rapprocherait du système américain. Mais, si le marché du travail américain est plus fluide et moins contraint que le nôtre, cela ne signifie pas obligatoirement que sa fluidité est « la » cause du plein emploi. à l’inverse, les études statistiques relatives à l’activité des multinationales montrent effectivement qu’elles se portent mieux si elles peuvent « presser le citron et jeter la peau ». Autrement dit, remplacer leurs salariés dès qu’ils sont jugés moins performants. On a beau dire que le marché du travail, en France, protège trop l’emploi et pas assez le salarié, ce n’est pas cette mesure qui, à elle seule, changerait la donne en profondeur. Le chômage ne diminuerait pas uniquement du fait d’une telle « réforme ». Il ne diminuera que si les produits fabriqués en France trouvent preneur au prix auquel ils sont obtenus et s’ils correspondent à un besoin réel des consommateurs. Agir uniquement sur la nature juridique des contrats du travail, c’est s’intéresser à un symptôme dans le but de n’avoir pas à affronter les causes du mal. Qu’un mathématicien, égaré dans le monde économique de la grande entreprise se laisse tenter, soit ; qu’un homme politique, responsable du bien commun, lui emboîte le pas, non !
Le prix Nobel d’économie 2014 vient donc couronner un Français qui a fait le choix, à un moment crucial de sa carrière, de revenir en France… Mais dont on peut se demander si, même inconsciemment, il n’est pas plus au service des intérêts américains qu’un Français ayant assimilé les acquis intellectuels américains pour les faire servir au rayonnement de la France dans le monde. ♦
Source : Politique magazine
Tout est dit. Une des assemblées dont l’effectif doit être divisé par 3 ou 4, de toute urgence.
Lu dans l’Opinion hier 20 Novembre (lien http://www.lopinion.fr/19-novembre-2014/douze-senateurs-entendre-nobel-d-economie-jean-tirole-mal-francais-illustre-18565 ) ,
Douze sénateurs pour entendre le Nobel d’économie Jean Tirole : le mal français illustré
Une petite douzaine de sénateurs venus écouter le nouveau prix Nobel français d’économie : l’image transmise en direct sur le site du Sénat d’un Jean Tirole auditionné par moins d’un tiers des membres de la commission des affaires économiques de la Chambre haute est ravageuse. Certes, le travail de la commission n’est ouvert – en théorie – qu’à ses seuls 39 membres. Mais le Sénat aurait pu bousculer ses règles pour recevoir l’un des plus grand économistes au monde, spécialisé justement sur les questions de régulation.
Mais excellente analyse de François Reloujac. Nous sommes parvenus aux limites des tentatives de modélisations de l’économie par les mathématiques.
Ce fut la découverte de 2008 (beaucoup de papiers sur le sujet) quand il fut clair que, suivant des prix Nobel, les organismes financiers avaient fait de très abstraites mathématiques autour de la titrisation en bourse des emprunts immobiliers. Avec le résultat que l’on connaît …
Oui, Jean-Louis, analyse fort intéressante de François Reloujac à laquelle vos commentaires confèrent leur valeur ajoutée.
S’il est important sinon urgent d’être vigilant, reste la question de savoir quels moyens mettre en oeuvre pour résister à ce mode d’action qui semble s’appliquer et se développer en toute impunité.
Euh… en français facile, ça veut dire quoi ?
Il est moins que certain que l’idéologie soit le meilleur instrument de mesure en matière économique.Cela a plus que raté chez les Soviets.
Ceux qui louent les progrès actuels de l’économie chinoise
ne font en fait que louer le capitalisme,tout en voulant débiner l’économie américaine ! A ce point,c’est même comique et contradictoire !
En cette matière,n’est louable que ce qui marche pour le bien et l’épanouissement de tous !
Prenons l’exemple de l’euro :même s’il repose sur une idéologie boiteuse-vantée par des politiques plus ou moins sympathiques -il continue d’être la seconde monnaie de réserves du monde,bien que sa mort ait été claironnée comme évidente,par certains,il y a 3 ans !
Restons les pieds sur terre .
Une nouvelle crise se profile. Elle sera beaucoup plus violente que celle de 2007 – 2008
Jean – Michel NAULOT et l’ordre du jour du G 20
même pour les non spécialistes, mais que l’économie facile à comprendre intéresse …
http://www.franceinfo.fr/emission/l-interview-eco/2014-2015/jean-michel-naulot-une-nouvelle-crise-financiere-nous-pend-au-nez-11-11-2014-18-45
l’exposé de Naulot est de même nature que le texte d’Antoine De Crémiers dans la dernière livraison de la Nouvelle Revue Universelle (N° 37)
Autre texte hélas en anglais dans le Guardian 17 Nov, l’intervention de Cameron. Il fait partie des rares chefs d’Etat qui travaille d’abord pour leur pays (c’est très britannique …); lien http://www.theguardian.com/world/2014/nov/16/david-cameron-third-eurozone-recession-g20-warning